Premier tome d'une masse de 1000 pages par les fondateurs de la ferme du Bec Hellouin en Normandie, ferme qui s'est retrouvée être en France à l'avant-garde des pratiques agricoles écologiques, à petite échelle, et pour l'instant marginales. (Ou peut-être juste la plus médiatisée, mais passons.) De plus, cette ferme a l'avantage d'être le sujet de diverses études scientifiques. La permaculture, on connait, quant à l'écoculture, c'est une création des auteurs qui recoupe fortement la permaculture, mais se veut plus pratique et concrète.
Commençons par quelques réserves. Sur la forme, on peut regretter la présence parfois abusive de photos de pleine page qui n’apportent pas grand-chose, et le fait que chaque nouvelle partie est introduite par une double page blanche, ce qui cause au moins 34 pages blanches sur les trois tomes. Et sur le fond, je regrette quelques passages qui parlent de "mandalas de fleurs", d'une vague "énergie", de "pensée positive", etc. Ceci dit, c'est chipoter : l'ensemble est riche, pragmatique et solide scientifiquement. Après avoir fini ce premier tome, j'ai hâte de me jeter avidement sur le second.
Déjà, notons que les auteurs, sans être catastrophistes, sont clairement dans une perspective d'effondrement. En somme, si on continue comme ça, effondrement, si on arrête tout, effondrement. Ils choisissent de ne quasiment pas utiliser d'engins motorisés, de rester aussi low-tech que possible, etc., même si la frontière est toujours arbitraire : ils indiquent à un moment avoir tout de même un petit tracteur dont le moteur sert à activer un broyeur à végétaux, et les serres sont une obligation pour rester viable économiquement. D'ailleurs, cette viabilité économique est centrale : avec une surface de maraîchage qui ne dépasse pas quelques milliers de mètres carrés, ils sont rentables et ont créé des emplois permanents. Études à l’appui, ils affirment que sur 1000m² (dont une moitié sous serre) ils produisent autant de légumes (en valeur) que sur un hectare mécanisé, le tout en partant d'un sol ingrat. Impressionnant. A l'inverse de l'agriculture intensive classique dépendante aux engrais de synthèse non renouvelables, qui appauvrit et à long terme détruit les sols, leur approche construit un sol riche et sain, le tout en monopolisant moins de terres et en étant bien moins dépendant au pétrole.
Un bref résumé des pratiques circulaires de la ferme du Bec Hellouin :
Plus de sol → plus d'eau → plus de végétaux → plus de pluie → plus de végétaux → plus d'animaux → plus de sol
La capacité d'un sol à absorber l'eau de pluie augmente avec sa richesse en matière organique, qui agit comme une éponge. Il y a aussi une corrélation entre la teneur en matière organique et la pluviométrie : des sols riches en matière organique font pousser une végétation plus dense, et l'évapotranspiration des plantes est l'une des causes principales des pluies. Cette logique est contraire à celle de l'agriculture contemporaine, qui "ignore" le sol et nourrit les plantes avec des intrants de nutriments solubles et directement assimilables. J’apprécie la perspective du sol comme "système digestif" : les organismes du sol rendent les éléments du sol biodisponibles pour les plantes. De plus, un sol sain ne doit pas être compacté, pour favoriser la croissance des racines et la teneur en oxygène, importante pour les divers micro-organismes. Ainsi une densité racinaire forte favorise les micro-organismes du sol. Le carbone entre dans le cycle du vivant via la photosynthèse : les végétaux utilisent l'énergie du soleil pour transformer le CO2 atmosphérique en carbone organique (sucres/glucose) et en oxygène. La rupture des chaines de carbone par les micro-organismes du sol, rupture qui rend les nutriments accessibles aux plantes, s’appelle la minéralisation.
Les racines sont l'un des facteurs qui enrichissent le sol : un arbre perd en moyenne 30% de ses racines chaque année et celles-ci retournent au sol, en plus de l'aérer en "creusant". La macrofaune du sol consomme ces racines et aère elle aussi le sol, ce qui augmente sa capacité à absorber l'eau. Les lombrics, quant à eux, enrichissent le sol avec leurs déjections extrêmement fertiles. De plus, les organismes vivants stockent les nutriments dans leur corps, ce qui évite la perte de ces nutriments par lessivage. Ils "rendent" les nutriments à leur mort. Je note, page 97, la présence du tableau du rapport C/N (carbone/azote) des différentes matières, auquel je me référerai probablement souvent à l'avenir.
Quelques détails sur le fonctionnement des plantes. La photosynthèse (CO2 in, O2 out) n'a lieu que le jour, mais la respiration (O2 in, eau et CO2 out, production d'énergie) le jour et la nuit : c'est pourquoi une plante dégage de l'oxygène pendant le jour et en absorbe pendant la nuit. Tant que la plante croît, l'équilibre est en faveur de la photosynthèse, donc de l’absorption de CO2. Quand la plante meurt, le carbone est progressivement libéré dans le sol et l’atmosphère. La plante transpire et perd de l'eau quand elle ouvre ses stomates pour absorber le CO2 nécessaire à la photosynthèse. En cas de manque d'eau, la plante ferme ses stomates et donc ne peut plus effectuer d'échange gazeux : la photosynthèse est impossible, la croissance s’interrompt. Dans le même ordre d’idée, le vent favorise l'évaporation de l'eau. Donc, si le vent est certes bon pour assainir les feuillages, les végétaux ferment leurs stomates face à trop de vent et donc interrompent la photosynthèse.
Les auteurs mentionnent leurs erreurs initiales de conception :
- Déjà, le trop grand éparpillement de leurs terres, qui nuit à l'optimisation.
- La trop grande ambition en surfaces de maraichage. Ils les réduisent chaque année pour optimiser. Le cœur intensif de la ferme, qui crée plusieurs emplois, ne fait que 1,2 hectares, et seulement 1000m² sont cultivés intensément en maraichage
- Trop de diversité initiale dans les cultures, ce qui encore une fois réduit l'optimisation. On peut avoir une végétation riche et variée sans chercher à cultiver des centaines de variétés, comme ils ont tenté initialement.
Toujours dans l'idée de jouir des avantages d'un système complexe, chaque zone qui n'est pas cultivée intensément fournit néanmoins de nombreux services :
- Forêt-jardin : fruits et autres plantes comestibles, pâturage occasionnel, brise-vent, source de biomasse, source de biodiversité
- Mares : source d'eau pour l'arrosage mais aussi par capillarité, contribue à des microclimats avantageux (inertie thermique de l'eau et réfléchissement des rayons solaire), biomasse, (roseaux, consoude et même vase), abrite grenouilles et crapauds qui bouffent les limaces, élevage de poisson, plaisir esthétique et loisir
- Pré-verger : pâturage, bois à fourrage, fertilité (déjections des animaux), force de travail des animaux de trait
Point capital : le but est de tendre vers l'autofertilité. Sur un terrain de par exemple 1 hectare, on cultive intensément 1000m² à la main, et on utilise la biomasse, déjections, etc. des 9000 autres m² pour nourrir le sol des zones de culture intensive. Dans les faits, il n'y a cependant pas de raison de se priver d'intrants qui viennent des alentours (fumier, BRF...), et la ferme du Bec Hellouin en profite abondamment, ce qui encourage à relativiser l'autonomie réelle possible.
Quelques rappels des problèmes de l'agriculture classique :
- L'érosion éolienne des sols nus
- L'érosion hydrique de sols tassés ou déstructurés
- La lixiviation : l'entraînement par l'eau de pluie des ions minéraux dans les terres pauvres en matières organiques
- La tendance à la croissance perpétuelle des besoins en engrais chimiques car ces mêmes engrais nuisent à la santé du sol
- Les problèmes de santé humaine causés par les pesticides
Ainsi les auteurs évoquent la Haute-Normandie, qu'ils connaissent bien. Le taux de matière organique de la terre des plateaux en monoculture classique est tombé à 0,8% : les sols ne se tiennent plus, l'érosion est importante, et ces terres se retrouveront bonnes à rien en cas de manque d'engrais de synthèse. A l'inverse, les pratiques encouragées par les auteurs sont celles-ci : sol presque toujours couvert, apport de matière organique plutôt que d'engrais (donc construire un sol riche et sain), travail minimal du sol, agroforesterie, pas de produits chimiques...
Le paillis, ou mulch, est une version anthropisée de la litière qui recouvre et nourrit le sol dans la nature. Les vertus sont nombreuses : protection du sol contre le soleil, l'assèchement, la compaction, régulation de la température et de l'humidité, compostage en place, moins de désherbage, enrichissement de la vie du sol... Les auteurs préconisent de ne pas cultiver (en buttes permanentes) une surface supérieure à celle que l'on est en mesure de pailler. Les allées entre les buttes peuvent aussi servir de lieu de compostage en place, spécialement pour les paillis carbonés, plus abondants, qui quelques années plus tard peuvent être transférés sur les buttes. Ainsi 20 centimètres de paillage annuels (qui provient essentiellement du terrain lui-même) peuvent créer un ou deux centimètres de sol. Notons aussi l'utilisation d'un hache-paille, type d'ancien broyeur à végétaux dénué de moteur, devenu difficile à trouver. Autre option : avoir à disposition un billot de bois et un hachoir pour débiter rapidement la biomasse de type tige épaisse.
A propos de compost, je noterai surtout de choix de composter les adventices en graines à part : un compostage réussi est supposé tuer les graines, mais ça ne fonctionne pas toujours. Ce compost "sale" sert cependant au repiquage des courges, qui s'en contentent joyeusement. De même, le compost humain des toilettes sèches est utilisé seulement pour les arbres. Les poules, quant à elles, s'intègrent très bien à un système de compostage : elles apprécient l'abondance de vers et l’enrichissent de leurs déjections. Les buttes permanentes sont surtout dédiées au repiquage et semblent se contenter du paillage, l'essentiel de compost va donc aux planches permanentes plates destinées aux semis directs.
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De l'importance du point de départ.
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Les questions de biochar, de thé de compost et autres cultures de micro-organismes ne me semblent pas essentielles, mais je note néanmoins l'affirmation suivante, frappante si fondée : un substrat de rempotage comprenant du biochar inoculé en micro-organismes permettrait une croissance jusqu'à 3 fois plus rapide des jeunes plants.
En plus de toutes les qualité de cette approche de l'agriculture, n'oublions pas les capacités de séquestration du carbone organique, de très loin supérieures à celles de l'agriculture conventionnelle.