Détail amusant : j'ai fini ce petit traité sur une terrasse froide et ombragée alors qu'on me posait un lapin, ce qui m'a donné l'occasion de pratiquer l'équanimité du philosophe face aux caprices de la fortune. Blague à part, j'avais déjà lu ce petit texte de Sénèque, ainsi que d'autres, il y a des années. Les stoïciens m'avaient profondément touché, et Sénèque, Marc-Aurèle et Épictète sont sans doute, avec Lovecraft, les auteurs que j'ai le plus relu au cours de ma vie d'adulte.
Dans cette édition, la longue préface de Paul Veyne a le bon goût de ne pas simplement être une stérile démonstration d'érudition et d'offrir quelques utiles clés de lecture en replaçant l’œuvre dans son contexte. Sénèque s'adresse à son ami Sérénus, apprenti stoïcien qui a été chef des pompiers de Rome. Pour remettre son ami sur la voie du philosophe, Sénèque pond un texte à portée générale plaisante pour nous mais que j'imagine déconcertant pour le pauvre Sérénus, qui s'attendait peut-être à des conseils plus spécifiques. Notons que quand Sénèque encourage le sage à se lancer en politique, il ne s'agit aucunement de la politique telle qu'on l'entend aujourd'hui : il n'est pas question d'avoir des opinions, mais de servir l’État et la communauté humaine en quittant son loisir bourgeois pour occuper des fonctions publiques. La vrai question est : le sage doit-il occuper des fonctions publiques ou choisir la retraite ? La vertu et le bonheur se trouvent-ils dans la société ou au contraire dans son rejet ? Et si la perspective de Sénèque est celle du sommet absolu de la société de son époque, ses propos ne sont pas pour autant détachés du réel, au contraire, puisqu'il s'agit de relativiser sa position dans le monde social pour se jouer des chaînes de Fortune.
Merci à Paul Veyne de me rappeler le terme eudémonisme, doctrine du bonheur comme souverain bien. L'équilibre du stoïcisme repose donc sur deux piliers : d'un coté cet eudémonisme, et de l'autre l'éthique, qui privilégie le bien moral (mais tend à l'associer au bonheur). Ce numéro d'équilibrisme façonne ma propre existence. A mon sens, l'éthique suprême de la modernité est l'éthique environnementaliste, car elle est la condition de toutes les autres, la question est donc : comment concilier cette éthique et l'eudémonisme ?
Les propos de Sénèque, 2000 ans après leur rédaction, ne manquent pas d’éclairs de génie. Je note cette observation confirmée par la science : « Considérons combien nous supportons plus aisément ne rien posséder que de perdre ce que nous possédions. » Une fois cette connaissance acquise, comment ne pas observer d'un œil neuf les gesticulations humaines ? De plus, si la notion de divinité, à l'époque, se déplace lentement d'une certaine indifférence protéiforme vers une métaphysique platonicienne qui deviendra chrétienne, j’apprécie tout particulièrement cette vision des dieux :
Si on doute du bonheur de Diogène, on peut alors douter tout autant de la condition des dieux immortels et se demander s'ils ne sont pas malheureux de ne pas posséder de domaines, de jardins, de terres mises en valeur par un métayer ou encore de ne pas pratiquer l'usure à taux élevé sur le forum ! N'as-tu pas honte, qui que tu sois, d'être fasciné par la richesse ? Regarde donc le ciel : tu verras les dieux, nus, donner tout et ne posséder rien. Considères-tu comme pauvre ou à l'image des dieux immortels un homme qui s'est défait de tous ses biens soumis aux caprice de la Fortune ?
Excellent ! Je n'ai aucun doute que Sénèque varie sa vision des dieux selon l'argument qu'il veut faire passer... Et, comme toujours, je suis touché par la façon dont les stoïciens envisagent la mort :
Que la nature, notre première créancière, nous mette en demeure de la rembourser, et nous lui dirons : « Reçois mon âme meilleure que tu ne me l'as donnée : je ne cherche ni esquive ni échappatoire. C'est de mon plein gré que je t'ai préparé et te remets ce que tu m'avais donnée sans que j'en aie conscience... Emporte-le ! »
Sans oublier les outils d'une certaine invulnérabilité, visualisation négative que, finalement, j'ai envie d’appeler réalisme — et comment être heureux sans être réaliste ?
Dans ce cycle interminable de réussites et de vicissitudes, si on ne considère pas comme devant se réaliser toute éventualité, on fournit contre soi-même des armes à l'adversité alors qu'on peut la briser si on la voit venir.
Il me semble que vous vous méprenez lorsque vous dites que "l'équilibre du stoïcisme repose donc sur deux piliers : d'un coté cet eudémonisme, et de l'autre l'éthique, qui privilégie le bien moral (mais tend à l'associer au bonheur)."
RépondreSupprimerSi le souverain bien réside dans le bonheur - qui rejoint l'idée de vivre selon sa nature -, l'éthique tout entière doit être tendue vers celui-ci. Pour les stoïciens, la nature humaine est fondamentalement universelle et répétitive. Il n'est donc pas question de lui adjoindre une morale contingente, bien que le stoïcisme romain tende à valoriser la citoyenneté romaine pour des raisons contextuelles (la philosophie était plus contrainte par la politique dans la Rome antique).
Je veux bien croire que je me méprends sur bien des choses concernant le stoïcisme et plus généralement la pensée antique ;) Ceci dit, ce point en particulier, contrairement aux autres peut-être, n'est pas tiré de mon imagination mais de la préface de Paul Veyne, que je cite ici :
Supprimer"Un des axes de l'histoire du stoïcisme est le dosage, différent d'un penseur à l'autre, de la fonction eudémonique et de la fonction d'idéologie éthique ; en d'autres termes, de l'identification du bonheur avec le bien moral. (...) il demeure que la confusion n'a jamais été totale ni constante et que l'eudémonisme de principe n'est jamais entièrement oblitéré."
Il est vrai que ces deux "piliers" sont souvent entremêlés voire indissociables, mais il me semble qu'il y a une pertinence à l'idée que le stoïque de chair et de sang — qui n'est pas le divin sage — risque, en pratique, de considérer que la piste éthique idéale n'est pas nécessairement compatible avec son bonheur.
Faut-il faire foi à l'historien Paul Veyne ? La question se pose dans la mesure où j'ai souvent été confronté à des interprétations philosophiques hasardeuses de la part de non-philosophes - en particulier des philologues. Bien sûr, Veyne est un auteur réputé et je ne prétends pas le réfuter sur la base d'une courte citation.
RépondreSupprimerCependant, le bonheur stoïque étant d'une nature toute particulière, il n'y a pas matière à se détourner de sa recherche pour qui adhère à la doctrine. Aucun aléas de la vie n'est de nature à empêcher l'accès au souverain bien, si ce n'est la faiblesse de la raison. Si l'individu persévère dans la voie de la sagesse, il se comporte en stoïcien, s'il se détourne de la raison il se détourne par là même de la doctrine, de sorte que renoncer au souverain bien c'est déjà renoncer à l'éthique stoïcienne. On pourrait faire un parallèle avec une doctrine plus contemporaine : un chrétien qui pécherait sciemment, considérant que la voie de Dieu est peu praticable ne serait sans doute plus un chrétien.