Je sens que le temps des grands voyages touche à sa fin pour moi, mais, chanceux, j’ai pu glisser quelques petites choses cet été. Pas de carnet de voyage concret cette fois, juste des souvenirs, après coup.
Audrey n’avait jamais fait de la rando, de la vraie rando, avec sa maison sur le dos. C’était un vide qu’il fallait combler, un pucelage qu’il me fallait dérober. La veille de notre départ, nous décidons de faire Rodez — Millau à pied, soit quelques jours de marche. Nous n’avons pas de tente pour deux personnes, et comme les magasins sont dévalisés et que nous nous y prenons littéralement au dernier moment, je jette mon dévolu sur une tente à 30 €. Je suis suspicieux, mais au final, elle nous servira fidèlement, sans faillir — mais je n’aurais pas aimé devoir traverser de vraies nuits pluvieuses là-dedans.
Audrey, agile, solide, se débrouille bien, elle s’adapte à merveille. Moi, je ne suis pas tendre : nous marchons toute la journée, jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus. Certes, j’aurais pu être plus modéré, mais c’est l’objectif : y aller vraiment, sans retenue ; lui offrir l’épuisement physique sain et véritable. Le second soir, un homme étrange passe dans le champ où nous campons, avec une horde de petits chiens mignons. Le moins timide vient me léchouiller avidement. Le troisième soir, nous sommes sur une crête ornée d’éoliennes. Une autre horde animale se jette sur nous : des fourmis volantes, des centaines de fourmis volantes. Sans qu’on comprenne pourquoi, elles se cantonnent exclusivement sur notre toile de tente, sur laquelle elles copulent inlassablement. Pour éviter de les bloquer entre les deux toiles, nous ne dormons qu’avec la toile intérieure. Le lendemain matin, le soleil se lève héroïquement entre les moulins de métal, et je ramasse des framboises sauvages. Une belette me montre son museau dans les fourrés avant de détaler, non sans m’avoir fixé curieusement auparavant.
Un ruisseau nous offre son eau fraiche. Nous sommes nus sous les arbres, entre les fougères, dans ce microcosme paradisiaque, et quel plaisir que de refouler notre crasse dans un contexte aussi privilégié. La lumière, incertaine, est celle d’un sous-bois mystérieux. Audrey évoque avec étonnement des sortes de vers aquatiques qui se dirigeraient vers elle. Des bestioles, c’est bien normal ! Et alors que j’énonce cette idée naïve, je sens quelque chose me chatouiller le pied. Je baisse instantanément les yeux et, surprise, des sangsues affamées escaladent ma peau. Je lâche un cri bien peu viril et je saute hors de l’eau. Des sangsues ! Le reste de la douche se fait avec plus de prudence.
Les chaussures d’Audrey ne sont ni récentes, ni de bonne qualité : voilà qu’une de ses semelles se barre. On rafistole avec de la ficelle, mais ce rafistolage est bien évidemment précaire. Elle crapahute tant bien que mal, et finit, sous mon insistance, par arracher l’autre semelle, histoire de ne pas marcher comme un dahu. Quelques averses viennent nous rafraîchir, et Audrey se jette sous les gouttes. Notre quatrième bivouac se fait avant la longue descente vers Millau, non loin de l’autoroute. Au petit-déjeuner, tripotée de mûres sauvages. Nous traversons un paysage qui m’enthousiasme, fait de collines encore livrées à elles-mêmes, à la végétation rase. Ça ne manque pas de plantes comestibles, un lapin sautille, et j’identifie un chêne-liège : voilà d’où viennent, ou venaient, les bouchons de nos bouteilles de vin. Audrey fatigue, en bonne partie à cause de ses chaussures qui désormais ressemblent plus à des chaussons, et, une fois à Millau, elle s’autorise, chose rare, un peu de mauvaise humeur ! Soit, soit, mais le bilan est positif.
Devant ces menus problèmes, nous abrégeons, et suivent quelques jours dans le jardin d’Audrey. Quel plaisir que de manger les haricots ramassés par nos doigts impatients, de déterrer des pommes de terre (bien que la récolte soit modeste), de prendre soin des tomates en lutte perpétuelle avec le mildiou. Quant à elles, blettes et courgettes prospèrent tranquillement, valeurs sûres. Armé d’une pelle-bêche, je ratiboise et déracine un coin laissé en friche, et nous arrachons les vénérables pieds de lierre qui depuis trop longtemps étouffent les pommiers fatigués. La volière n’est plus qu’une cage à hautes herbes, le poulailler un champ de menthe et d’ortie, et les lapins sauvages viennent manger les pieds de chou — j’aime les ruines. Et toujours, je me lasse, je trépigne, j’ai besoin d’aller m’agiter et m’ennuyer ailleurs.
Bernadette, mon amie autrichienne, vit dans une grande maison avec trois colocataires, elles aussi des jeunes femmes qui, à l’extrême limite des études, lorgnent avec méfiance, curiosité ou enthousiasme vers le monde qui attend de les gober. Quelle localisation exceptionnelle ! La maison est à deux minutes à pied d’une gare, et Vienne est à 15 minutes en train. Pour faire ses courses, il y a un supermarché encore plus près que la gare. Pour marcher, courir, ou se perdre dans les fourrés, les hautes collines boisées sont toutes proches, à quoi, 10 minutes ? Et le jardin, chaotique, en pente, était auparavant géré par des botanistes : les restes d’une incroyable variété de plantes s’y bataillent encore. La baraque est ancienne, il n’y a pas de couloir, et l’isolation sonore est déplorable, mais qu’importe, je veux ce contexte, j’aime ce contexte.
Errer dans Vienne ne m’intéresse guère ; les grandes villes, j’ai eu ma dose, merci bien. Néanmoins, il me faut un minimum honorer la capitale, et nous allons rencontrer la sœur de Bernadette dans un typique café viennois. En boisson, je prends un café à je ne sais quoi, un café appelé « mélange » — détail frappant, car je suis en train de relire Dune. Bernadette s’installe comme écoutant un podcast pendant que j’assaille sa sœur, étudiante en psychologie. Mettant comme souvent tout tact de côté, je la questionne, je glisse autant que possible mes doigts curieux dans son esprit. Nous papotons pendant des heures, et, comme c’est souvent le cas, elle bat en retraite quand j’évoque sans retenue l’avenir sous l’angle de la crise climatique. Elle sait, elle comprend, mais elle choisit ne pas en parler, de ne pas y penser — voilà notre perte. Autre instant qui me revient : elle me demande ce que je pense de « l’appropriation culturelle ». Ah, voilà donc les problèmes qui occupent la gauche, voilà les vrais problèmes ! Je lui dis que c’est un concept parfaitement stupide, puisque tout vient de quelque part. Oui, les idées et les cultures évoluent, changent et bougent, entre des mains différentes, c’est le principe même des idées et des cultures. Elle est étonnée : c’est la première fois qu’elle entend cette opinion.
Pendant les huit jours que je passe là-bas, je gambade dans trois musées : L’Albertina, que j’avais déjà visité il y a bien longtemps, le Kunsthistorisches Museum et le Belvédère. Plein de trucs qui me laissent froid, évidemment, en particulier les expos de photos qui prennent une place considérable, mais il y a aussi tout un tas de belles choses qui me touchent. Kandinsky m’enthousiasme, Dürer, Bosh, Michel-Ange, Bernardo Bellotto, Monet et ses nénuphars, Cézanne et sa Normandie… La Babel de Bruegel est encore plus renversante en vrai : la perspective foireuse qui fonctionne malgré tout, et tant de détails ! Je découvre aussi de lui quelques peintures que je ne connaissais pas. Klimt, en revanche, me laisse toujours aussi indifférent, sauf ses croquis de nus, allez savoir pourquoi. Et, oui, je m’autorise cette remarque impertinente : Klimt, c’est bien un truc de femmes !
Peut-être sans surprise, c’est Caspar David Frierich qui m’absorbe le plus longtemps, dans l’un de ses paysages de montagne. Peinture barrée par un arbre tombé, du humus humide envahi par les racines aux cimes nues balayées par les vents, il évoque toute l’expérience humaine sans représenter le moindre humain, il fait d’un paysage un miroir. Ma plus belle découverte, c’est certainement cette peinture d’Alexander Rodtschenko. Outre l’esthétique de la géométrie et des formes, il m’évoque de vastes constructions humaines dévorées par la rouille et le temps, ambition corrodée par les forces de la nature, symbolisée par ces sortes de trous noirs surpuissants ; mais quand l’ambition humaine se trouve en intersection avec la violence chaotique et indépassable du réel, alors surgit, furtivement, l’or. Je n’oublie pas d’honorer tous les autres, dont les noms ne sont pas autant gravés dans la mémoire collective.
Aussi, d’autres rencontres. D’abord, Patrick, qui entretient avec Bernadette une relation floue qui, attention, c’est important, n’est absolument pas une relation de couple. J’essaie de faire preuve d’un peu plus de retenue, mais, au bout d’un moment, je l’assaille lui aussi. Il répond avec beaucoup de prudence. Détail intéressant : il bricole son appart pour en faire une smart home open source. En une heure, je déterre pas mal de choses que Bernadette ignorait. Je le reverrai plus tard dans la semaine : après une soirée dans un Durchhaus, institution locale historique, nous allons gambader entre les vignes, sur les collines qui bordent la ville, au nord. Bernadette est elle-même très confuse par cette relation, mais Bernadette est globalement confuse, rien de neuf. Je rencontre aussi les parents de Bernadette, et je crois que je ne fais pas trop honte à leur fille. Autre rencontre, une amie de Bernadette et sa compagne, prof d’université française qui a quitté mari et enfants pour l’adorable petite jeunette qui collectionne les statuettes de crocodile. Le restaurant est bien trop bruyant pour que je sois capable de socialiser convenablement (je n’aime pas les restaurants), mais les nachos sont stupéfiants, délicieux ; une révélation.
Peut-être que le mieux, c’est simplement de rester dans ou autour de maison, avec Bernadette et ses colocataires élusives, allant et venant. Le cadre de vie, le contexte quotidien, c’est le but, c’est ce qui compte ! Dans la chambre qui est m’est attribuée, chambre d’une des colocataires absente (sous-colocataire pendant que la colocataire long-terme étudie des insectes dans les montagnes italiennes), pas de rideaux, quatre billets de 100 € laissés en vrac, et des capotes qui traînent. Je lis sur la table en bois devant la maison, je me morfonds sur mon matelas, je fais des crêpes et de la compote (sans sucre !) avec pommes du jardin et baies de sureau ramassées non loin, et je m’active dans le dehors. Avec Bernadette, je coupe, je coupe, je scie et je coupe ! Quel joyeux bordel, quel beau chaos, mais il faut faire un peu d’espace. Je suis heureux de manipuler une faux, ça faisait longtemps. Les branches tombent, je scie les plus grosses, j’arrache les lianes, je ramasse les pommes. Tout s’éclaire, le soleil passe mieux. Il nous faut éclaircir la glycine qui envahit dangereusement le trottoir. Un oiseau vient dévorer les raisins sur la vigne, Bernadette lui court après, un écureuil traverse le jardin, nous ramassons des plantes pour le prochain repas, l’unique brocoli est magnifique, je gobe les tomates cerise sans me soucier d’en laisser aux autres, et je me lasse, je vais lire une heure à l’ombre du sureau.
Dans les collines paradisiaques, je ramasse de la verge d’or, que je fais sécher ensuite. Bernadette me montre son chemin de course, qu’elle ne peut pas pratiquer en ce moment, horreur absolue : elle a mal à la cheville. Je m’extasie devant autant de plantes et de fleurs, juste-là, si près de la maison. Je vole des prunes dans un jardin, je vais tout seul lire au pied d’une petite chapelle, et l’orage éclate, je m’abrite au bord de cette minuscule et forestière maison de Dieu, mais je finis par courir sous la pluie pour aller manger avec Bernadette et Patrick. J’ai un point de côté, puis des courbatures les jours suivants — marcher et courir sont donc des activités si différentes ?
Je m’agite, je m’immobilise, je suis las et impatient, instable, incohérent. Je me heurte aux murs, je me heurte aux gens, je me demande ce que je fais là, je me demande pourquoi je n’habite pas là. Hannah, la colloque à frange blonde, joue du piano dans sa chambre — j’ai un faible pour les franges blondes, qu’y puis-je. À d’autres moments elle peint, un soir, elle coud, j’entends la machine qui ronronne, qui ronronne. Son copain est catholique, elle le vit un peu difficilement. Bernadette apprécie ma compagnie, car je ne la prends pas trop au sérieux, elle peut vomir sa confusion, que je balaie d’une blague, avant de répondre avec sérieux. Ses poignets portent encore et porteront toujours les nombreuses marques du couteau, c’est très simple. Un ami me parle de ses vagues projets de suicide, je lui dis d’attendre au moins la mort de ses parents. Moi, j’aime la vie, j’adore la vie ! Ce n’est pas moi qui cours après la mort, c’est elle qui me bouffe de dedans. Mon cousin Clément vadrouille toujours en Australie, heureux — son instabilité est plus ancrée que la mienne. Un autre ami se met au chômage pour, enfin, avoir le temps de finir sa thèse. Mais où trouve-t-il la foi pour ça ? Je suis las de toutes mes tentatives avant même de les mettre en pratique. Je lis Greg Egan, ah, oui, c’est stimulant ! Plus de limites, plus de frontière entre l’imagination et le réel, enfin, tout est possible, tout est faisable.
J’imagine une voie, je la parcours en esprit, je vais jusqu’à sa fin ; je n’ai plus de raisons de la vivre, je l’ai déjà vécue. Ce qui m’accroche encore, c’est le contexte, le contexte de vie : oui, cette maison, ses habitants, je veux ça, je veux fabriquer ça — mais quoi ensuite ?