mardi 27 novembre 2018

La nature - Ralph Waldo Emerson


La nature - Ralph Waldo Emerson

Paru en 1836, La nature est le premier essai d'Emerson, qui deviendra plus tard l'ami de Thoreau. Je crains de n'avoir pas clairement saisi le fond de sa pensée. Il fait, je crois, l'apologie du lien intellectuel et artistique que l'homme doit entretenir avec la nature pour réaliser son plein potentiel, sur fond de mysticisme à tendance panthéiste. Ceci dit, il ressort de l’œuvre des morceaux particulièrement pertinents, et fort beaux.

Pour commencer, une vision radicale de la solitude que je confirme authentique, ayant encore encore en mémoire le premier choc de la vraie solitude de l'homme seul entre la terre et les étoiles, sans lumière, sans écran, sans livre, sans rien d'autre que l’humidité et les bourdonnement des moustiques :
Pour se retirer de la solitude, on a autant besoin de quitter sa chambre que la société. Je ne suis pas seul tandis que je lis ou écris, bien que personne ne soit avec moi. Mais si un homme veut être seul, qu'il regarde les étoiles. (p.11)
Je crois ici lire de l'épicurisme :
La misère de l'homme ressemble au mauvais caractère d'un enfant quand on examine avec quelle constance et quelle prodigalité il a été pourvu à son besoin et à son plaisir sur cette boule verte qui le porte en flottant à travers les cieux. (p.16)
Continuation :
Tout être rationnel reçoit la nature en dot pour son établissement. Elle est sienne, s'il le souhaite. Il peut y renoncer, il peut se trainer dans son coin et abdiquer son royaume, ainsi que le font la plupart des hommes, mais il possède un droit sur le monde par sa constitution. A proportion de la force de sa pensée et de sa volonté, il porte en lui-même le monde entier. (p.24)
De belles phrases, toujours de belles phrases :
L'homme sensuel conforme sa pensée au monde, le poète conforme le monde à sa pensée. (p.63)
La vision théiste d'Emerson semble inclure la nature comme création divine non moins importante que l'homme :
Finalement, la religion et la morale, qui peuvent être appelées à juste titre la pratique des idées ou l'introduction des idées dans la vie, ont un effet en commun avec toute culture moins élevée, celui de rabaisser la nature et de suggérer sa dépendance vis-à-vis de l'esprit. Elles diffèrent en ce que leur doctrine du devoir puisent leur origine dans l'homme chez l'une et en Dieu chez l'autre. La religion inclut la personne de Dieu, la morale non. Mais elles ne font qu'un au regard de ce qui nous occupe ici, car toutes deux foulent aux pieds la nature. Le premier et le dernier mot de la religion est : "Ce que l'on voit est temporel, ce que l'on ne voit pas est éternel. C'est un affront à la nature. (p.69)

94 pages, 1836, allia

dimanche 25 novembre 2018

Essai d'exploration de l'inconscient - C. G. Jung


Essai d'exploration de l'inconscient - C. G. Jung

Dans ce court essai, Jung propose un point d'entrée dans sa pensée relativement grand public. Et c'est tout à fait passionnant. Dans sa vision de l'inconscient, il affirme clairement qu'il n'y a pas de règles générales d'interprétation : chaque esprit étant unique, il faut adapter son questionnement à chaque esprit.

D'abord, pour accepter l'importance de l'inconscient, il faut sortir de l'illusion de la conscience totale :
Notre perception de la réalité comporte des aspects inconscients. D'abord, même lorsque nos sens réagissent à des phénomènes réels, à des sensations visuelles ou auditives, ils ont été transposés du domaine de la réalité dans celui de l'esprit. Et dans notre esprit, ils deviennent des réalités psychiques, dont la nature ultime n'est pas connaissable (car la psyché ne peut pas connaitre sa propre substance). (p.32)
Ainsi, si les rêves forment une porte d'entrée idéale dans l'inconscient, Jung se méfie de la technique d'interprétation libre des rêves de Freud qui, selon lui, éloigne trop de la réalité psychique si difficile à saisir : « Seulement les images et les idées qui font manifestement partie du rêve doivent être utilisées pour son interprétation. Le rêve porte en lui-même ses limites. » (p.45)

Ces quelques mots sur le rôle des rêves me semblent peut-être les plus importants de tout le livre :
La fonction générale des rêves est d'essayer de rétablir notre équilibre psychologique à l'aide d'un matériel onirique qui, d'une façon subtile, reconstitue l'équilibre total de notre psychisme tout entier. C'est ce que j'appelle la fonction complémentaire (ou compensatrice) des rêves dans notre constitution psychique. (p.75)
De façon amusante, j'ai pu faire l'expérience de cette vision des rêves très récemment. Depuis plusieurs mois, je refoulais la nécessité d'aller voir ma dentiste. Puis je fais un rêve où il m'arrive des trucs pas très sympas au niveau des dents. Deux jours plus tard, je prends rendez-vous.

Jung accorde beaucoup de valeurs aux symboles et archétypes qui, selon lui, sont inhérents à l'être humain, et il le justifie plutôt bien :
Tout comme le corps humain est une collection complète d'organes dont chacun est l'aboutissement d'une longue évolution historique, de même devons-nous nous attendre à trouver dans l'esprit une organisation analogue. Pas plus que le corps, il ne saurait être un produit sans histoire. Et par « histoire », je ne veux pas parler de celle que l'esprit construit en se référant consciemment au passé par le moyen du langage et d'autres traditions culturelles. Je veux parler du développement biologique, préhistorique et inconscient, de l'esprit dans l'homme archaïque, dont la psyché était encore proche de celle de l'animal. (p.116)
Sur la même idée :
L'idée d'une plante ou d'un animal qui s'inventeraient eux-mêmes nous ferait rire. Pourtant beaucoup de gens croient que la psyché, ou l'esprit, se sont inventés eux-mêmes et furent ainsi leur propre créateur. En fait, l'esprit a atteint son stade actuel de conscience comme le gland se transforme en chêne, comme les sauriens se sont transformés en mammifères. De même qu'il s'est développé pendant fort longtemps, il continue encore, en sorte que nous sommes poussés par des forces intérieures aussi bien que par des stimuli extérieurs. (p.140) 
Ainsi, Jung pense « qu'en général, l'on a d'abord agi, et que c'est bien plus tard que quelqu'un s'est préoccupé de savoir pourquoi. » (p.130)

Ce qui est valable pour l'individu peut s’appliquer aussi aux groupes :
Nous considérons les complexes personnels comme une compensation d'attitudes naissant d'une conscience unilatérale et pervertie. De même, les mythes de caractère religieux peuvent être interprétés comme une sorte de thérapeutique mentale dirigée contre les souffrances et les sujets d'inquiétude qui affligent l'humanité : la faim, la guerre la maladie, la mort. (p.135)
Or, à l'époque moderne, l'homme occidental est privé de cette « thérapeutique mentale ». Il se persuade qu'il n'en a plus besoin, mais est-ce bien vrai ? C'est pour Jung un point capital :
L'homme moderne ne comprend pas à quel point son « rationalisme » (qui a détruit sa faculté de réagir à des symboles et à des idées lumineux) l'a mis à la merci de ce monde psychique souterrain. Il s'est libéré de la « superstition » (du moins il le croit) mais ce faisant, il a perdu ses valeurs spirituelles à un degré alarmant. Ses traditions morales et spirituelles se sont désintégrées, et il paie cet effondrement d'un désarroi et d'une dissociation qui sévissent dans le monde entier. (p.161)
Et pour conclure, sur le mythe d'un futur idéal, que ce mythe soit religieux (paradis, paix intérieure par la communion avec Dieu), politique (abolition communiste de l'Histoire, paix universelle grâce au libre échange) ou technologiste (immortalité physique et virtuelle) :
La vie est un champ de bataille. Elle l'a toujours été et le restera toujours. S'il n'en était pas ainsi, la vie s'interromprait. (p.148)

 180 pages, 1964, folio

mercredi 21 novembre 2018

Le royaume - Emmanuel Carrère

Le royaume - Emmanuel Carrère


J'ai abandonné au bout de 400 pages sur 600. Au début, j'ai beaucoup aimé. Emmanuel Carrère évoque son rapport ambigu à la religion chrétienne, et cette petite plongée dans ses doutes quotidiens, sur fond de son métier d'écrivain, est plaisante. Il a eu une période chrétienne, plus tôt dans sa vie. C'est à mes yeux un mystère : comment peut-on être athée, avoir une révélation, quelques années de bigotisme aiguë, pour au final redevenir calmement agnostique ? Ça tombe bien, c'est un mystère aussi pour l'auteur. Mais, vraiment, je m’interroge : face aux retournements et chamboulements internes de Carrère, j'ai l'impression que mon esprit fonctionne très différemment, que je suis incapable d'une telle mobilité, que ma personnalité est bien plus stable, seulement sujette à une complexification progressive, à l'ajout successif de nuances plutôt qu'à de brusques retournements.

J'aime aussi sa position de curiosité vis à vis de la religion, notamment quand il se demande si c'est une bonne idée d'aller dans une croisière chrétienne dans une optique anthropologique. Je m'y reconnais : moi-même, totalement athée, j'adore aller farfouiller dans des monastères, découvrir cette foi qui me semble si étrange, et je suis même aller me fourrer au mont Athos, dans la république monastique du même nom. Il passe ensuite le reste de son récit à recréer l'époque proto-chrétienne, en s'intéressant particulièrement à la figure de Paul, qui par sa conversion brutale est un peu son alter-égo. Et c'est prenant, cette approche d'un écrivain qui entreprend de recréer l'histoire avec fidélité, certes, mais sans renier le goût de la fiction, en assumant parfois de combler les trous. Et, vraiment, c'est instructif, j'ai l'impression d'en ressortir avec une image bien plus claire de ce bassin méditerranéen d'il y a un peu moins de 2000 ans. Dommage qu'à la longue, la structure devienne plus confuse, la chronologie plus floue, et que l'ensemble finisse par sembler inutilement démesuré, entaché par les intrusions de plus en plus lourdes de l'auteur, notamment ces longues pages où il retranscrit un échange avec sa femme à propos d'une vidéo porno. 300 pages excellentes, mais un profond sentiment de lassitude par la suite.

Habitués que nous sommes aux religions récentes que le christianisme et l'islam, nous pensons qu'il fait partie de la nature d'une religion, que c'est même sa raison d'être, de promettre à ses adeptes une vie après la mort, et s'ils se sont bien conduits une vie meilleure. Or c'est faux, aussi faux que de penser qu'une religion est par nature prosélyte. Grecs et Romains croyaient les dieux immortels, pas les hommes. « Je n'existais pas. J'ai existé. Je n'existe plus. Quelle importance ? », lit-on sur ne tombe romaine. Ce qui leur tenait lieu d'au-delà, et qu'ils appelaient les Enfers, les Anciens se le représentaient comme un lieu souterrain où les ombres des hommes trainent une sorte de semi-vie, ralentie, comateuse, larvaire, à peine conscience d'elle-même. Ce n'était pas un châtiment d'écher là, c'était la condition commune des morts. (p.229)
Les lieu de culte dans le monde gréco-romain étaient de petites entreprises privées le temple d'Isis d'une ville n'avait pas plus de rapport avec le temple d'Isis d'une autre que n'en ont, mettons, deux boulangeries. Un étranger pouvait en dédier un à une divinité de son pays comme il ouvrirait, aujourd'hui, un restaurant de spécialités exotiques. Le public tranchait en y allant ou non. Si un concurrent survenait, ce qui pouvait arriver de pire est qu'il détourne la clientèle - comme on reprochait à Paul de le faire. Les juifs, sur ces questions, étaient déjà moins décontractés, mais ce sont les chrétiens qui ont inventé la centralisation religieuse, avec sa hiérarchie, son Crédo valable pour tout le monde, ses sanctions pour qui s'en écarte. (p.190)

600 pages, 2014, folio

jeudi 15 novembre 2018

Des machines, des plateformes et des foules - Erik Brynjolfsson & Andrew McAfee


Des machines, des plateformes et des foules - Erik Brynjolfsson & Andrew McAfee

Je vais parler rapidement du contenu de ce bouquin avant de m'intéresser à son ton idéologique. A noter que je suis à peu près certain que ma compréhension de beaucoup des concepts de ce livre est relativement limitée.

Les auteurs (qui bossent au MIT) organisent les bouleversements technologiques modernes en trois points.
  • L'intelligence de la machine. Son équivalent traditionnel, c'est l'esprit humain. 
  • La plateforme, c'est à dire un service dématérialisé qui met en relation mais ne produit pas physiquement. Son équivalent traditionnel, c'est le produit (bien et service).
  • La foule, c'est à dire la possibilité de mobiliser aisément des quantités phénoménales de ressource humaine. Son équivalent traditionnel, c'est le cœur, c'est à dire les organisations en entreprise ou institutions. (p.21-22)

C'est la partie sur la machine qui a le plus retenu mon attention. Les auteurs parlent beaucoup du Système 1 et du Système 2 de Daniel Kahneman, et, exemples à l'appui, ils en déduisent qu'il est généralement plus efficace de confier la plupart des décisions à des algorithmes. La puissances des statistiques semble battre à plate couture le jugement humain.

Avant de parler d'une bonne explication de deux méthodes diférentes pour partir en quête de l'IA, un petit point sur le paradoxe de Polanyi : c'est l'idée que les hommes peuvent difficilement expliquer leur propre comportement et fonctionnement, et que, en conséquence, il peut sembler illusoire de pouvoir reproduire ce comportement et fonctionnement dans une machine.

 « Les enfants n'ont pas besoin de leçons explicites sur les règles pour apprendre à parler correctement ; la plupart des adultes, si. » (p.71) L'IA symbolique est entreprise de la même façon qu'on apprend une langue à un adulte : c'est à dire lui inculquer des tonnes de règles. Mais sachant que l'humain ne connait même pas ses propres règles, et que rapidement on atteint une quantité invraisemblable de règles, cette méthode semble un échec. « Si aucune entité sur terre ne connait les règles au moyen desquelles les humains font ce qu'il font, y compris les humains eux-mêmes, comment pourra-t-on créer un système fondé sur des règles (...) pour les imiter ? » (p.74) L'autre approche, c'est l'IA qui apprend par elle-même, comme un enfant. C'est celle qui a le vent en poupe.

Globalement, en lisant Des machines, des plateformes et des foules, on a l'impression que le monde est uniquement peuplé d'entrepreneurs technophiles ayant foi en l'avenir et en leurs profits. C'est un bouquin qui me semble... inhumain. Ici, personne ne souffre, personne ne subit les effets secondaires de la modernité. L'être humain y a pour seul objectif de créer sa startup et de profiter des économies que lui offre son Uber. De part son pragmatisme, ce livre dresse le portait d'un monde où tout va bien, où chacun peut « se lancer dans toutes sortes d'échanges et de transactions, faisant entrer des milliards d'autres participants dans l'économie mondialisée » (p.25), saisir dans le chaos des « opportunités » (p.31), un monde où « avoir un nouveau cours de gym, trouver un moyen bon marché de faire un trajet ou un voyage, se faire livrer un repas ou une robe de soirée sont, bien sûr, de bonnes choses » (p.189). Et pas de panique : les « plateformes encourageant la consommation peuvent être une bonne nouvelle pour la planète » (parce qu'elles « augmentent le taux d'utilisation de nombreuses ressources du monde physique ») (p.189).

Finalement, les auteurs diagnostiquent leur propre position : le « solutionnisme, c'est à dire l'idée qu'une bonne combinaison d'énergie entrepreneuriale et d'innovation technique permet de résoudre tous les problèmes ». (p.281)

Je suis fasciné par cette vision du monde, même si je m'y sens plus qu'étranger.

316 pages, 2017, odile jacob

lundi 12 novembre 2018

Le dernier ermite - Michael Finkel


Le dernier ermite - Michael Finkel

C'est à peu près ce que décrit le sous-titre : Christopher Knight, à 20 ans, est parti sans vraiment de préparation habiter dans une forêt, à simplement quelques minutes d'un lac entouré par des bungalows et fréquenté par des randonneurs. Pendant 27 ans, il est resté planqué grâce à l'emplacement discret de son campement. Il se nourrit et se procure du matériel en dévalisant les maisons saisonnières qui font le tour du lac et le camp de vacance local. Il a une vraie éthique de voleur : ne prend que le nécessaire, ne force pas les portes violemment... Mais du coup, pendant des décennies, il devient une sorte de mythe, et certains des habitants de sentent privés de leur paix d'esprit. Et, détail fascinant : une fois Knight enfin attrapé et la vérité révélée, la majorité des habitants refuse d'y croire. Il semble que ce qui sort de leur système de croyance ne puisse exister.

L'auteur alterne entre des passages purement narratifs, très engageants, d'autres où il se met en scène pendant son enquête, et d'autres encore où il disserte sur la solitude et les ermites. La fin, qui évoque les difficultés de Knight à se réadapter à la réalité sociale, est touchante. L'aspect qui est certainement le plus fou, c'est façon dont Knight passe les hivers rigoureux du Maine, quand tout est enneigé et que la température fait régulièrement -20 et parfois -28. Il reste des mois entiers dans son campement, à endurer le froid, restant éveillé aux heures les plus froides de la nuit pour ne pas mourir d'hypothermie.

Élément important, sur lequel l'auteur ne se concentre à mon avis pas assez, c'est la dépendance de cet ermite à la culture humaine, c'est à dire à la communication qui ne soit pas directement interpersonnelle. Knight développe des goûts littéraires précis, il adore Dostoïevski et « lorsqu'il était à court de papier toilette, il déchirait parfois des pages des romans de John Grisham. » Il joue à Pokemon sur des Game Boy volées. Il passe énormément de temps à écouter la radio. Il est fan de Lynyrd Skynyrd. Ainsi l'ermite n'est pas si séparé du monde : comment réconcilier cette solitude absolue et cet attrait vers la culture humaine ? Je me demande si la seule option pour s'en défaire, c'est la foi religieuse ou mystique, trait caractéristique de nombreux ermites, mais pas de Knight.

L'une des raisons pour lesquelles il n'existe pratiquement plus de fidèles chrétiens solitaires – et il n'y en a plus depuis le début du XVIIIe siècle –, c'est leur crainte des autorités ecclésiastiques. Les ermites étaient des penseurs échappant à tout contrôle, qui réfléchissaient à la vie, à la mort et à Dieu. Quant à l'église, avec ses rituels solidement enracinés et ses méthodes d'enseignement misant sur la mémorisation systématique, elle n'approuvait pas les idées des ermites. Saint Thomas d'Aquin, prêtre italien du XIIIe siècle, affirmait que ces derniers pouvaient se montrer subversifs, rétifs à l’obéissance et à toute stabilité, qu'il valait mieux confiner de tels individus dans des monastères et les soumettre à des règlements et à des usages. (p.185)

270 pages, 2017, jc lattès

dimanche 11 novembre 2018

Le troisième chimpanzé - Jared Diamond


Le troisième chimpanzé - Jared Diamond

Je me demandais si Jared Diamond parviendrait à captiver autant qu'avec De l'inégalité parmi les sociétés. En dehors des multiples recoupements avec son ouvrage suivant, c'est chose faite. Le troisième chimpanzé ne répond pas à une problématique aussi claire, c'est un bouquin un peu plus fourre-tout sur l'origine et les particularités de l'animal humain.

Comme l'indique le titre, tout commence avec la séparation de l'homme d'avec la lignée des (deux autres) chimpanzés, avec lesquels il partage 98,4% de son ADN. Un petit passage sur la chasse : « Je doute que la chasse ait été, comme on le pense généralement, l'aiguillon du développement spectaculaire tant du cerveau de l'homme que de la société. Au cours de notre histoire évolutive, nous n'avons pas été de valeureux chasseurs, mais d'habiles chimpanzés, se servant d'outils de pierre pour se procurer et préparer des aliments constitués par des végétaux et de petits animaux. Occasionnellement, nos ancêtres Homo sapiens abattaient un gros animal, puis ressassaient sans doute à l'infini l'histoire de cette prise exceptionnelle. » (p.78)

C'est vers -40000, avec l'homme de Cro-Magnon, que semble se produire le grand bond en avant : morphologie moderne, outils variés et spécifiques, outils composés de plusieurs pièces, harpons, javelots... Donc, augmentation de la puissance de chasse. (p.90) D'où sort ce grand bond en avant ? Sans doute l'apparition des bases anatomiques du langage articulé. (p.104)

Ensuite, sans doute mes passages préférés du bouquin : une étude de la sexualité humaine. Les bébés humains sont particulièrement longs à apprendre à se débrouiller seuls, car les aptitudes qui permettent aux humains de survivre sont complexes. « La façon dont les êtres humains se procurent leur nourriture impose donc une certaine forme de rapport social, dans lequel un mâle reste en relation avec une femelle après qu'il l'a fécondée, afin de l'assister dans l'élevage de la progéniture qui va en résulter. Sinon, l'enfant aurait moins de chances de survivre et le père de transmettre ses gènes. Le système en vigueur chez l'orang-outan, dans lequel le père s'en va après la copulation, ne parait pas fonctionner dans notre espèce. » (p.129) Mais comme ainsi le père s'investit beaucoup dans l'élevage de ses enfants, il doit s'assurer que ce sont bien ses enfants : sinon il dépenserait son temps et son énergie à répandre des gènes n'étant pas les siens.

Il y a plein de détails fascinants sur la taille des testicules. Ainsi les chimpanzés ont des testicules plus gros, parce que comme il n'y a pas de couples et que tout le monde féconde tout le monde, la concurrence est rude. A l'inverse, le gorille, même s'il fonctionne en système de harems, a de plus petits testicules. En effet, la femelle gorille n'est réceptive que quelques jours par mois et ne l'est pas pendant trois ou quatre ans après une grossesse. (p.139) L'être humain, lui, n'a pas le libertinage des chimpanzés, mais chez nous le sexe a une fonction sociale unique dans l’unité des couples le temps d'élever la progéniture, d'où une taille respectable des testicules. En effet, la plupart des espèces de mammifères n'ont de relations sexuelles que lorsque les femelles sont en œstrus (quand elles ovulent). Les femelles, à ce moment, sollicitent les mâles. Chez l'humain, le moment de l'ovulation est au contraire discret et variable entre les femmes. Cette dimension d'unité entre les couples est renforcée par l'idée de dissimulation (quoiqu'il est difficile de juger des pratiques du passé) : chez tous les autres animaux vivants en groupe, l'activité sexuelle se fait publiquement. (p.146) L'auteur examine tout un tas de théories pour expliquer ces faits. Retenons qu'il s'agit certainement de pacifier les relations humaines : souder les couples pour le bien de la progéniture, réduire les conflits entre les membres du groupe, ce qui nuirait à la quête de nourriture qui, pour les humains, nécessite une coopération aiguë. 

L'auteur se penche ensuite sur la science de l'adultère, dont j'aime beaucoup le nom technique : « stratégie reproductive mixte ». En étudiant les animaux, il semble qu'il y ait dans ces stratégies l'objectif de maximiser le nombre de descendants, mais la culture humaine a beaucoup complexifié ce problème.

Ensuite, la vieillesse et la mort. Les humains vivent plus vieux que tous les autres singes, et il semble que ce soit lié à la complexité de notre mode de vie : la présence d'un vieillard expérimenté dans une tribu peut décupler ses chances de survie. « Notre mode de vie dépend de la transmission du savoir. » (p.224) Ainsi, vieillesse + langage = savoir. L'écriture a un peu chamboulé ce concept.

L'espérance de vie est due en bonne partie à l'âge de la reproduction : l'investissement dans l'auto-réparation du corps est « d'autant plus grand que l'âge de la première reproduction est élevé ». (p.238) Ensuite, le risque de mort violente n'incite pas l'évolution à investir dans le long terme. « Dans le monde biologique, le risque de mort dû aux prédateurs est plus bas pour les oiseaux pour les mammifères (parce qu'ils peuvent s'échapper en volant) et plus bas pour les tortues que pour la plupart des autres reptiles (parce qu'elles sont protégées par une carapace). Par conséquent, oiseaux et tortue sont susceptibles de gagner beaucoup s'ils mettent en œuvre de couteux mécanismes de réparation. » (p.240) Ainsi les oiseaux vivent plus vieux que les mammifères de même dimension, et les tortues plus longtemps que les reptiles sans carapace, parce qu'en investissant dans un bon système d'auto-réparation ils ne risquent pas de voir ce système rendu inutile par des prédateurs intempestifs. Les oiseaux qui vivent le plus longtemps sont ceux qui vivent sur des îles océaniques, sans prédateur. Les femelles vivent globalement plus longtemps que les mâles, peut-être parce les mâles tendent à être plus belliqueux pour s'attirer les faveurs des femelles (combattre un rival par exemple), et ainsi meurent plus souvent de façon violente, ce qui provoque un investissement moindre dans les systèmes d'auto-réparation.

Le mystère de la ménopause. Chez les humains, les enfants ont besoin de leur mère pour survivre. De plus, le risque de mort de la mère pendant l'accouchement est élevé. Ainsi, après un certain temps, il devient plus rentable de simplement s'occuper des enfants déjà là plutôt que de risquer de mourir en en ayant de nouveaux, d'autant plus que le risque de grossesse fatale augmenta avec l'âge et l'affaiblissement du corps. (p.244)

Jared Diamond ne pense pas qu'il puisse y avoir de remède miracle à vieillesse et à la mort : « La sélection naturelle doit certainement agir de façon à synchroniser le rythme du vieillissement de tous les systèmes physiologiques, et c'est pourquoi le vieillissement met en jeu d'innombrables changements simultanés. » (p.246)

Comme plus tard Harari dans Sapiens, Jared Diamond évoque les « bienfaits mitigés de l'agriculture ». Ainsi, avec l'avènement de l'agriculture, la taille moyenne humaine a beaucoup diminuée, à cause de la malnutrition. « Les grecs et les turcs d'aujourd'hui n'ont pas encore regagné la taille de leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs qui vivaient en parfaite santé dans leur région. » (p.339) Aussi, avec l'avènement de la culture du maïs en Amérique centrale vers l'an 1000, les squelettes montrent un bien plus grand nombre de caries dentaires et de toutes sortes de maladies, et le taux de mortalité augmente. Et n'oublions pas que c'est l'agriculture qui a permis la stratification sociale.

A propos des diverses drogues et autres comportements en apparence suicidaires : l'idée que le handicap volontaire permet de montrer une supériorité génétique, en prouvant que l'on peut vivre malgré ce handicap. Exemple : un chant de drague qui peut attirer les prédateurs. Exemple limpide chez les humains : le tatouage, dans le Pacifique, était très douloureux et pouvait causer des infections, mais démontrait la vigueur. (p.360)

Diamond évoque indirectement le paradoxe de Fermi, et émet l'idée que la barrière d'entrée vers l'intelligence est très dure à franchir. Il prend l'exemple des pics (les oiseaux), qui ne seraient apparu qu'une seule fois dans l'histoire de la biologie. Ainsi, sur certains continents, aucun animal n'a évolué pour exploiter cette niche. Ainsi l'évolution convergente (multiples formes de vie effectuant indépendamment une même transformation pour occuper une niche (exemple : le vol chez les oiseaux, chauves-souris, insectes...)) ne va pas de soi. Chez les pics, leur niche écologique est due à une grande variété de mutations improbables qui auraient peut-être pu ne jamais se produire. Même chose pour l'intelligence ?

A propos des exemples de destruction par l'homme de son environnement, il cite un exemple que je ne connaissais pas, celui de la civilisation Anasazi, en Amérique du nord, qui a construit des bâtiments gigantesques, mais a causé sa propre ruine en abattant tous les arbres. En Europe, il semble y avoir un mouvement de déplacement de la civilisation dominante de l'est vers l'ouest : Moyen-Orient → Grèce → Rome → Europe de l'ouest/nord. Chacun de ces centres de civilisation aurait sapé ses ressources. Mais je ne doute pas que j'en apprendrais plus quand je lirai Effondrement, du même auteur.

Il rappelle l'extinction de masse de la mégafaune des Amériques à l'occasion de leur colonisation, vers -11000. Il aurait peut-être fallu moins d'un millénaire pour ces colons pour s’approprier les Amériques du nord au sud. L'Amérique du nord aurait perdu à cette époque 73% de ses grands mammifères, et 80% pour l'Amérique du sud. Encore plus pour l’Australie (86%), vers -50000.

650 pages, 1992, folio

dimanche 4 novembre 2018

Depuis l'au-delà - Bernard Werber


Depuis l'au-delà - Bernard Werber

J'ai trouvé ce bouquin dans la petite bibliothèque de quelqu'un aimant apparemment tout ce qui a un rapport avec le mysticisme. Je n'avais pas lu Werber depuis les Fourmis, quand j'étais enfant, et connaissant sa réputation douteuse, j’étais curieux. J'ai fini par lire celui-là en une journée.

Au début, je me disais que ce n'était pas si mal. Il n'y a pas d’écriture, mais ça se lit avec une facilité déconcertante. Il y a un bon rythme, et de l'imagination. Mais plus j'avance, plus les failles commencent à apparaitre. On a l’impression qu'au cours du roman il ne se passe que quelques jours pour les personnages principaux, mais des semaines voire des mois pour le reste du monde. Exemple : le développement d'une IA avatar du personnage principal (qui meurt au début), ou une actrice qui est sur un tournage puis, après ce qu'on perçoit comme quelques jours, tourne un autre film. A un moment, le personnage principal se retrouve dans la peau d'une femme. On a l'impression que Werber veut bien montrer qu'il comprend ce que c'est que d'être une femme, alors il en fait des tonnes, le perso a ses règles, de fortes migraines, et se fait perpétuellement harceler par juste tout le monde. Le mystère est basé sur le meurtre du perso principal, et vers la fin l'auteur a cette horrible manie de faire de la rétention d'information, c'est à dire que les personnages se disent entre eux la solution du problème, mais l'auteur ne l'écrit pas pour créer artificiellement du suspense. Il y a une sorte de malhonnêteté intellectuelle. Werber inclut des morceaux « encyclopédique », mais quand il mentionne des mythes comme les morts bizarres d’Eschyle ou de Chrysippe comme étant réels, on ne peut que se sentir un peu pris pour des imbéciles. Le combat final oppose des esprits d'écrivains « d'imaginaire » aux esprits d’écrivains « réalistes ». C'est complètement grotesque et Werber conclut avec une morale d'une remarquable banalité, mais surtout, encore une fois, malhonnête. Parmi les auteurs présents dans le camp des « imaginaires », par exemple, il y a Wells et Huxley, qui ont écrit plein de romans tout a fait réalistes.

Tout le roman est imprégné de cette insatisfaction autobiographique de l'écrivain d'imaginaire non reconnu par les critiques. Le perso principal est un avatar de Werber, et l'auteur ne manque pas de cracher avec un manque de subtilité confondant sur ces écrivains institutionnels et critiques littéraires qui ne l'aiment pas. Par exemple, l'antagoniste écrivain/critique s'appelle Jean Moisi (pique digne d'un collégien), son roman est un pavé qui s'appelle Nombril (bon, OK, ça c'est plutôt drôle), il est tellement méchant qu'il dit à répétition que le perso principal devrait mourir parce qu’il n'écrit pas bien, il sniffe de la coke dans des soirées parisiennes, avec des filles à l'âge plus ou moins légal, dans l'appartement luxueux d'un politicien de gauche qui a aux murs des portrait de Mao, Staline et Pol Pot. Wow. On comprend bien que Werber est amer.

En somme, c'est une bouillie mystique plutôt indigeste. La fin n'a guère de sens, et l'espèce d'entité qui gouverne le monde des esprits dit pour justifier ses actions : « Nous seuls ici semblons avoir pris conscience que la surpopulation est le pire danger qui guette l'humanité et la planète. » Heu, non, qu'elle se rassure, il y a pas mal de gens qui sont au courant.

2017, 450 pages, albin michel