Je me demandais si Jared Diamond parviendrait à captiver autant qu'avec
De l'inégalité parmi les sociétés. En dehors des multiples recoupements avec son ouvrage suivant, c'est chose faite.
Le troisième chimpanzé ne répond pas à une problématique aussi claire, c'est un bouquin un peu plus fourre-tout sur l'origine et les particularités de l'animal humain.
Comme l'indique le titre, tout commence avec la séparation de l'homme d'avec la lignée des (deux autres) chimpanzés, avec lesquels il partage 98,4% de son ADN. Un petit passage sur la chasse : « Je doute que la chasse ait été, comme on le pense généralement, l'aiguillon du développement spectaculaire tant du cerveau de l'homme que de la société. Au cours de notre histoire évolutive, nous n'avons pas été de valeureux chasseurs, mais d'habiles chimpanzés, se servant d'outils de pierre pour se procurer et préparer des aliments constitués par des végétaux et de petits animaux. Occasionnellement, nos ancêtres
Homo sapiens abattaient un gros animal, puis ressassaient sans doute à l'infini l'histoire de cette prise exceptionnelle. » (p.78)
C'est vers -40000, avec l'homme de Cro-Magnon, que semble se produire le grand bond en avant : morphologie moderne, outils variés et spécifiques, outils composés de plusieurs pièces, harpons, javelots... Donc, augmentation de la puissance de chasse. (p.90)
D'où sort ce grand bond en avant ? Sans doute l'apparition des bases anatomiques du langage articulé. (p.104)
Ensuite, sans doute mes passages préférés du bouquin : une étude de la sexualité humaine. Les bébés humains sont particulièrement longs à apprendre à se débrouiller seuls, car les aptitudes qui permettent aux humains de survivre sont complexes. « La façon dont les êtres humains se procurent leur nourriture impose donc une certaine forme de rapport social, dans lequel un mâle reste en relation avec une femelle après qu'il l'a fécondée, afin de l'assister dans l'élevage de la progéniture qui va en résulter. Sinon, l'enfant aurait moins de chances de survivre et le père de transmettre ses gènes. Le système en vigueur chez l'orang-outan, dans lequel le père s'en va après la copulation, ne parait pas fonctionner dans notre espèce. » (p.129) Mais comme ainsi le père s'investit beaucoup dans l'élevage de ses enfants, il doit s'assurer que ce sont bien ses enfants : sinon il dépenserait son temps et son énergie à répandre des gènes n'étant pas les siens.
Il y a plein de détails fascinants sur la taille des testicules. Ainsi les chimpanzés ont des testicules plus gros, parce que comme il n'y a pas de couples et que tout le monde féconde tout le monde, la concurrence est rude. A l'inverse, le gorille, même s'il fonctionne en système de harems, a de plus petits testicules. En effet, la femelle gorille n'est réceptive que quelques jours par mois et ne l'est pas pendant trois ou quatre ans après une grossesse. (p.139) L'être humain, lui, n'a pas le libertinage des chimpanzés, mais chez nous le sexe a une fonction sociale unique dans l’unité des couples le temps d'élever la progéniture, d'où une taille respectable des testicules. En effet,
la plupart des espèces de mammifères n'ont de relations sexuelles que lorsque les femelles sont en œstrus (quand elles ovulent). Les femelles, à ce moment, sollicitent les mâles. Chez l'humain, le moment de l'ovulation est au contraire discret et variable entre les femmes. Cette dimension d'unité entre les couples est renforcée par l'idée de dissimulation (quoiqu'il est difficile de juger des pratiques du passé) : chez tous les autres animaux vivants en groupe, l'activité sexuelle se fait publiquement. (p.146) L'auteur examine tout un tas de théories pour expliquer ces faits. Retenons qu'il s'agit certainement de pacifier les relations humaines : souder les couples pour le bien de la progéniture, réduire les conflits entre les membres du groupe, ce qui nuirait à la quête de nourriture qui, pour les humains, nécessite une coopération aiguë.
L'auteur se penche ensuite sur la science de l'adultère, dont j'aime beaucoup le nom technique : « stratégie reproductive mixte ». En étudiant les animaux, il semble qu'il y ait dans ces stratégies l'objectif de maximiser le nombre de descendants, mais la culture humaine a beaucoup complexifié ce problème.
Ensuite, la vieillesse et la mort.
Les humains vivent plus vieux que tous les autres singes, et il semble que ce soit lié à la complexité de notre mode de vie : la présence d'un vieillard expérimenté dans une tribu peut décupler ses chances de survie. « Notre mode de vie dépend de la transmission du savoir. » (p.224) Ainsi,
vieillesse + langage = savoir. L'écriture a un peu chamboulé ce concept.
L'espérance de vie est due en bonne partie à l'âge de la reproduction : l'investissement dans l'auto-réparation du corps est « d'autant plus grand que l'âge de la première reproduction est élevé ». (p.238) Ensuite,
le risque de mort violente n'incite pas l'évolution à investir dans le long terme. « Dans le monde biologique, le risque de mort dû aux prédateurs est plus bas pour les oiseaux pour les mammifères (parce qu'ils peuvent s'échapper en volant) et plus bas pour les tortues que pour la plupart des autres reptiles (parce qu'elles sont protégées par une carapace). Par conséquent, oiseaux et tortue sont susceptibles de gagner beaucoup s'ils mettent en œuvre de couteux mécanismes de réparation. » (p.240) Ainsi les oiseaux vivent plus vieux que les mammifères de même dimension, et les tortues plus longtemps que les reptiles sans carapace, parce qu'en investissant dans un bon système d'auto-réparation ils ne risquent pas de voir ce système rendu inutile par des prédateurs intempestifs. Les oiseaux qui vivent le plus longtemps sont ceux qui vivent sur des îles océaniques, sans prédateur. Les femelles vivent globalement plus longtemps que les mâles, peut-être parce les mâles tendent à être plus belliqueux pour s'attirer les faveurs des femelles (combattre un rival par exemple), et ainsi meurent plus souvent de façon violente, ce qui provoque un investissement moindre dans les systèmes d'auto-réparation.
Le mystère de la ménopause. Chez les humains, les enfants ont besoin de leur mère pour survivre. De plus, le risque de mort de la mère pendant l'accouchement est élevé. Ainsi, après un certain temps, il devient plus rentable de simplement s'occuper des enfants déjà là plutôt que de risquer de mourir en en ayant de nouveaux, d'autant plus que le risque de grossesse fatale augmenta avec l'âge et l'affaiblissement du corps. (p.244)
Jared Diamond ne pense pas qu'il puisse y avoir de remède miracle à vieillesse et à la mort : « La sélection naturelle doit certainement agir de façon à synchroniser le rythme du vieillissement de tous les systèmes physiologiques, et c'est pourquoi le vieillissement met en jeu d'innombrables changements simultanés. » (p.246)
Comme plus tard Harari dans
Sapiens, Jared Diamond évoque les « bienfaits mitigés de l'agriculture ». Ainsi, avec l'avènement de l'agriculture, la taille moyenne humaine a beaucoup diminuée, à cause de la malnutrition. « Les grecs et les turcs d'aujourd'hui n'ont pas encore regagné la taille de leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs qui vivaient en parfaite santé dans leur région. » (p.339) Aussi, avec l'avènement de la culture du maïs en Amérique centrale vers l'an 1000, les squelettes montrent un bien plus grand nombre de caries dentaires et de toutes sortes de maladies, et le taux de mortalité augmente. Et n'oublions pas que c'est l'agriculture qui a permis la stratification sociale.
A propos des diverses drogues et autres comportements en apparence suicidaires : l'idée que le handicap volontaire permet de montrer une supériorité génétique, en prouvant que l'on peut vivre malgré ce handicap. Exemple : un chant de drague qui peut attirer les prédateurs. Exemple limpide chez les humains : le tatouage, dans le Pacifique, était très douloureux et pouvait causer des infections, mais démontrait la vigueur. (p.360)
Diamond évoque indirectement le paradoxe de Fermi, et émet l'idée que la barrière d'entrée vers l'intelligence est très dure à franchir. Il prend l'exemple des pics (les oiseaux), qui ne seraient apparu qu'une seule fois dans l'histoire de la biologie. Ainsi, sur certains continents, aucun animal n'a évolué pour exploiter cette niche. Ainsi
l'évolution convergente (multiples formes de vie effectuant indépendamment une même transformation pour occuper une niche (exemple : le vol chez les oiseaux, chauves-souris, insectes...)) ne va pas de soi. Chez les pics, leur niche écologique est due à une grande variété de mutations improbables qui auraient peut-être pu ne jamais se produire. Même chose pour l'intelligence ?
A propos des exemples de destruction par l'homme de son environnement, il cite un exemple que je ne connaissais pas, celui de la civilisation Anasazi, en Amérique du nord, qui a construit des bâtiments gigantesques, mais a causé sa propre ruine en abattant tous les arbres. En Europe, il semble y avoir un mouvement de déplacement de la civilisation dominante de l'est vers l'ouest : Moyen-Orient → Grèce → Rome → Europe de l'ouest/nord. Chacun de ces centres de civilisation aurait sapé ses ressources. Mais je ne doute pas que j'en apprendrais plus quand je lirai
Effondrement, du même auteur.
Il rappelle l'extinction de masse de la mégafaune des Amériques à l'occasion de leur colonisation, vers -11000. Il aurait peut-être fallu moins d'un millénaire pour ces colons pour s’approprier les Amériques du nord au sud. L'Amérique du nord aurait perdu à cette époque 73% de ses grands mammifères, et 80% pour l'Amérique du sud. Encore plus pour l’Australie (86%), vers -50000.
650 pages, 1992, folio