samedi 29 juin 2024

Galactic North - Alastair Reynolds

Galactic North - Alastair Reynolds

J'avais lu quelques-uns des gros pavés d'Alastair Reynolds il y a plus de 10 ans, et déjà l'écriture me semblait verbeuse et pénible. Je m'étais arrêté au milieu du troisième volume de L'espace de la Révélation. Ceci dit, j'avais un très bon souvenir de la nouvelle Diamond Dogs, et je me suis donc penché sur ses autres nouvelles, non traduites en français pour la plupart il me semble. Je confirme que l'écriture est toujours aussi plate : malgré des idées pertinentes, c'est un peu ce cliché de la SF comme roman de gare. Je regrette Greg Egan.

Great Wall of Mars (3,5/5)

Le récit d'une mission diplomatique vers une communauté martienne d'humains — ou post-humains — qui se sont organisés en hive mind (les Conjoiners). Évidemment, ça tourne mal. Le grand mur de Mars éponyme a su retenir mon attention. Je ne sais plus s'il était déjà mentionné dans les romans de l'auteur qui se déroulent dans le même univers, mais c'est un excellent concept : comme il trop compliqué de terraformer une planète d'un coup, deux murs géants parallèles à l'équateur sont mis en place pour enfermer une bande d'atmosphère. Pendant que la terraformation avance — très lentement — les deux murs progressent en s'auto-construisant via les fondations qui prélèvent les matériaux de base dans le sol. 

La société explorée et les tensions entre factions aux idéologies différentes parviennent à aiguiser la curiosité, mais ça manque de profondeur dans l'exploration des idées. Je regrette aussi un certain problème d'échelle : le conflit armé semble un peu démesuré quand on sait que la communauté finalement attaquée contient moins de 1000 personnes : les forces attaquantes auraient surement les moyens technologiques de les rayer de la carte — même sans détruire l'endroit — sans envoyer des soldats se faire bêtement trucider sur place. Ceci dit, ça reste narrativement efficace, avec une fin satisfaisante à la fois sur le plan humain (le sort du narrateur) et sur une échelle plus vaste (l'avenir d'une société entière), ce qui mérite d'être souligné.

Glacial (2/5)

Une suite à la nouvelle précédente. Les mêmes personnages se retrouvent sur une planète glacée où tous les membres d'une expédition passée sont morts dans des circonstances suspectes. Tous, sauf un, qui s'est auto-cryogénisé et qu'ils vont réveiller : une bonne idée narrative. Autre bonne idée : ces petits vers qui infestent toute la glace qui recouvre cette planète et qui seraient en fait les équivalents des impulsions électriques d'un cerveau géant, façonnant ainsi une conscience invisible. Dommage qu'au lieu d'explorer pleinement ces concepts, toute la trame prenne la forme d'une enquête policière sans grand intérêt, avec même le cliché de la victime de meurtre qui trace les premières lettres du nom de son assassin pendant son agonie ! L'écriture des Conjoiners, cette société d'humains organisée en hive mind, est également des plus décevantes : ils ont l'air d'être connectés en wifi, mais c'est tout.

A Spy on Europa (3,5/5)

Comme le titre l'indique, deux factions s'opposent, et un espion arrive sur Europe pour accomplir une mission qui s'avèrera bien différente de ce à quoi il s'attendait. Cette nouvelle a le mérite d'être plus resserrée que les autres, et en conséquence, les idées et le worldbuilding s'y font particulièrement plaisants. La citée sous-marine dans l'océan d'Europe et la technologie qui la rend possible, les formes de vie qui se cachent dans ces profondeurs, les modifications physiologiques pratiquées par les locaux... Le tout avec une fin joyeusement sombre.

Weather (3/5)

Un vaisseaux d'Ultras (des humains augmentés pour le voyage à longue distance dans l'espace) recueille une Conjoiner en détresse. Les deux factions ne s'apprécient guère, mais ce sera l'occasion d'un rapprochement. On retrouve le même défaut : Ultras comme Conjoiners, ces factions sont supposées être des variations de post-humains, mais Alastair Reynolds ne parvient absolument pas à convaincre, par son écriture et le comportement de ses personnages, que ce ne sont pas des humains parfaitement normaux, à la limite avec certains traits de type hyper-rationnel et détaché. C'est aussi trop long, et ça se finit en queue de poisson. Ceci dit, les dernières pages parviennent néanmoins à relever l'intérêt avec la découverte de la bio-technologie des Conjoiners et l'éthique qui va avec : certains conjoiners doués choisissent activement de devenir des ordinateurs biologiques et de passer tout leur temps à faire des calculs pour contenir la source d'énergie chaotique qui fait tourner les moteurs spatiaux, tout en étant libres de prendre leur retraite à l'occasion.

Dilation Sleep (2/5)

Lors d'un voyage spatial de longue durée où l'équipage comme les passagers sont en cryosommeil, le narrateur est réveillé en avance et se retrouve seul dans un vaisseau désert. Un cliché tellement éculé que même moi j'ai écrit un texte avec ce point de départ. Alastair Reynolds n'en fait rien de particulièrement digne d'intérêt et le twist n'est pas suffisant.

Grafenwalder's Bestiary (2/5)

Des richards qui ne savent pas quoi faire de leur argent sont en perpétuelle compétition pour obtenir le trophée le plus unique, sous la forme de créatures vivantes. L'idée est sympa, mais c'est long et le twist, encore une fois, est loin d'être assez bon pour justifier autant de longueur.

Nightingale (2,5/5)

Une chouette prémisse, avec cette équipe qui s'enfonce dans un vaisseau-hôpital abandonné à la recherche d'un criminel de guerre. Il y a quelques bons moments de body horror mais encore une fois c'est long et l'écriture est très plate.

Galactic North (pas fini/5)

Une nouvelle qui se déroule sur plusieurs dizaines de milliers d'années, mais l'écriture est vraiment trop mauvaise et je commence à en avoir un peu marre. Il y a aussi quelque chose de puéril dans les nouvelles d'Alastair Reynolds, du genre pirates de l'espace menés par un méchant sadique, qui lasse rapidement.

mardi 25 juin 2024

Prendre soin de son sol - Emmanuel Bourguignon

Prendre soin de son sol - Emmanuel Bourguignon

Un petit bouquin assez bien fait. Je vais quand même me plaindre un peu avant de prendre quelques notes. Il y a, encore une fois, trop de photos de pleine page qui ne servent à rien à part faire joli, et une relecture supplémentaire aurait été nécessaire. J'aurais aimé que l'auteur aille plus loin sur la science du sol, peut-être à la place des derniers chapitres qui reviennent sur des généralités que la plupart des gens lisant ce livre connaitront déjà. Sinon, le titre et le sous-titre décrivent avec justesse ce qu'est le livre, qui se parcourt avec plaisir. Et oui, Emmanuel Bourguignon est bien le fils de.

Un aperçu des types de sol communs chez nous :

  • Luvisols : un sol en profondeur nettement plus argileux que les limons de surface. Anciens et polyvalents.
  • Cambisols : absence d'horizons distincts d'humus, d'argile, etc., hormis un horizon organique très superficiel. Issus de dépôts éoliens, colluviaux ou de rivières. Texture équilibrée, recherchés pour l'agriculture.
  • Leptosols : très superficiels, riches en cailloux, peu d'horizons, cultivés seulement via terrasses.
  • Chernozems : jeunes, très riches en humus sur une importance épaisseur, très recherchés, berceaux du blé ukrainien et du midwest.
  • Podsols : climats froids et humides, sableux, ph faible, matière organique piégée.

Les constituants minéraux sont généralement divisés entre sables, limons et argiles (du plus gros au plus petit). Quelques détails sur les argiles. Issues de la dégradation des roches, sables et limons, c'est le stade ultime de la dégradation du monde minéral. Cette dégradation est soit d'origine physico-chimique, soit d'origine biologique, les racines et des plantes et les microbes sécrétant des acides organiques qui leur permettent de dissoudre les roches, sables et limons pour y prélever des éléments nutritifs. Lors de cette dissolution, la silice, le fer et l'aluminium sont peu prélevés et forment les argiles, avec l'oxygène. La variabilité de l'espace entre les feuillets d'argile confère une capacité d'hydratation et donc de gonflement plus ou moins importante.

Électriquement, les argiles sont chargées négativement (excès d'électrons par rapport aux protons) : c'est ce qui leur donne la capacité de stocker dans le sol des nutriments dont les formes ioniques sont chargées positivement. C'est la capacité d'échange en cations (CEC), une mesure indiquant la capacité de stockage des éléments nutritifs dans le sol. Les cations sont des ions à charge positive qui viennent donc se lier à l'argile. Une CEC élevée indique que le sol peut retenir une plus grande quantité de cations, ce qui est globalement bénéfique pour la fertilité du sol. Les argiles sont donc essentielles pour la retenue les nutriments. Les cations servent de liens positifs avec les particules d'agiles (négatives) et les particules d'humus (négatives), formant ainsi le complexe argilo-humique. C'est la faune du sol qui synthétise l'humus.

Là où la minéralisation est une simplification des molécules organiques qui, en présence d'oxygène, sont réduites en minéraux, la plupart du temps à l'aide d'enzymes par les microbes qui se nourrissent au passage. Les minéraux qui en résultent sont utilisables par les plantes. A l'inverse, l'humification est un processus de complexification : la matière organique se transforme et se stabilise en humus, immobilisant ainsi les matières minérales. Le processus serait dominé par les champignons basidiomycètes.

La cellulose est la molécule organique la plus abondante sur Terre, constituant la majeure partie de la paroi cellulaire des plantes, et principale source de carbone déposée au sol. C'est un réseau de molécules de glucose reliées les unes aux autres. Facile à décomposer par des microbes qui produisent l'enzyme cellulose, elle se décompose rapidement à la surface des sols. Lorsque les végétaux sont riches en azote, la cellulose devient facilement fermentescible ; c'est pourquoi la cellulose est la matière organique fraiche qui assure la nutrition des plantes quand elle est décomposée par les microbes et se minéralise. La minéralisation est donc très rapide quand le rapport C/N est faible. La minéralisation est aussi favorisée par l'oxygénation du sol (le labour par exemple), ce qui provoque aussi une perte du carbone du sol dans l'atmosphère. Toute pratique agricole qui favorise l'aération du sol favorise donc aussi une perte en carbone du sol.

La lignine est présente dans tous les végétaux mais surtout dans les tissus lignifiés du bois. Elle permet aux plantes d'élaborer des structures rigides et est beaucoup moins facile à décomposer. Ce sont les champignons qui s'y attaquent, surtout les "pourritures blanches", des basidiomycètes. L'humification est bien plus importante quand c'est de la lignine qui est décomposée, ce qui n'émet que très peu de gaz carbonique par rapport à la minéralisation.

Les plantes ne peuvent se nourrir qu'en solution, donc le nitrate, par exemple, doit être dissout dans de l'eau pour qu'une plante puisse l'assimiler. De même, les argiles ont besoin d'être hydratées pour restituer des éléments nutritifs. En revanche, si trop d'eau et absence d'oxygène, le sol va devenir anaérobie et former gley, de couleur bleu-gris. 

Dans le sol, la respiration des plantes forme du dioxyde de carbone : moins un sol est aéré, plus il aura de dioxyde de carbone et moins il aura d'oxygène.

Quelques points plus pratiques. L'auteur recommande de ne jamais remettre un légume au même endroit avant 4 ans, et de ne jamais faire des planches occupées par un seul légume. Sur l'utilisation des céréales comme engrais verts : elles ont des besoins nutritifs plus faibles que les légumes, leur décomposition en masse a un effet allélopathique négatif sur les adventices, leur système racinaire fasciculé structure et aère le sol, elles injectent beaucoup d'exsudats racinaires dans le sol.

Un mot sur les amendements calcaires (carbonate de calcium) qui servent à faire remonter le pH d'un sol acide : le carbonate de calcium se dissout dans le sol pour libérer l'ion calcium qui pourra aller se loger dans le complexe argilo-humique ou enrichir la solution du sol, causant un déplacement et un lessivage des ions hydrogène qui, en monopolisant les pôles négatifs du complexe argilo-humique, causent l'acidification du sol.

vendredi 21 juin 2024

Radieux - Greg Egan (relecture)

Radieux - Greg Egan (relecture)

Je crois que c'est la première fois que j'écris un second article à propos d'un un livre sur lequel j'ai déjà écrit ici (hors peut-être quelques nouvelles de Lovecraft). Radieux de Greg Egan est absolument billant. Je ne relis qu'avec une certaine gêne ce que j'ai pu écrire il y a 12 ans au sujet de ce recueil (j'avais 20 ans), mais en même temps, il est fascinant de constater à quel point ma perspective et ma capacité à l'exprimer ont pu évoluer.

Paille au vent (4/5)

On commence par du Greg Egan attendu : la quête d'une drogue qui permet de modifier l'identité. Ce thème particulier n'est pas forcément approfondi par rapport à d'autres nouvelles de l'auteur, mais il reste très plaisant à explorer, surtout quand il y autant d'idées tout autour : une société addict à toutes sortes de drogues chelous permises par la bio-ingénierie, une jungle génétiquement modifiée où se cachent barons de la drogues et généticiens utopistes, un tueur lui-même modifié pour survivre à cette jungle...

L'Eve mitochondriale (5/5)

Excellent ! Tout d'abord, une explication particulièrement claire des qualités particulière de l'ADN mitochondrial, présent dans les organites appelés mitochondries qui font l'essentiel de la production d'ATP dans les cellules animales :

L’ADN mitochondrial ne se présentait pas sous la forme de paires de chromosomes mais comme des boucles minuscules appelées plasmides. Il y en avait des centaines dans chaque cellule, tous identiques et venant exclusivement de l’ovule. Si on négligeait les mutations – une tous les quatre mille ans –, l’ADN mitochondrial d’un individu était exactement le même que celui de sa mère, de sa grand-mère maternelle, son arrière-grand-mère, et ainsi de suite. Il était aussi semblable à celui de ses cousins issus de germains par sa mère, à celui de tous ses autres cousins par les femmes… jusqu’à ce que des mutations différentes affectant le plasmide au cours de sa transmission sur environ deux cents générations imposent enfin une certaine variation. Mais, avec seize mille paires de base d’ADN dans le plasmide, même les cinquante points de mutation depuis Ève elle-même ne représentaient pas grand-chose.

Un culte religieux se voue à l'Eve qui serait l'ancêtre commune de l'humanité, et notre narrateur, scientifique, se retrouve embarqué à travailler pour eux : à l'aide d'un tour de passe-passe quantique, il serait possible de créer un arbre généalogique parfaitement exact de l'humanité. Bien sûr, le message unificateur de ce culte ne peut fonctionner : arrivent les querelles de chapelle et la concurrence des cultes d'Adam.

« Alors c’est ça, vous êtes l’un de ces putains de salopards de patriarches matérialistes qui tentent de réifier l’Archétype de la Mère-Terre pour contenir ses pouvoirs spirituels infinis ? »

Au final, la réalité est révélée et, bien entendu, tous les cultes se mettaient le doigt dans l'œil. La réalité est chaos, il n'y a aucuns sens à trouver, simplement des systèmes complexes à comprendre.

Radieux (5/5 avec félicitations du jury)

C'est de la très, très bonne SF. Ça commence fort narrativement, avec une captivante scène de vol de données cachées dans le corps des protagonistes, données défendues par une physiologie dangereusement modifiée. Ensuite, on passe aux idées, qui représentent le meilleur de ce Greg Egan peut faire quand il parvient à mélanger avec fluidité idées et narration. Il existe dans la réalité des maths différents qui ont coévolué avec les nôtres depuis la naissance de l'univers. Ces maths occupent une zone géographique précise dans le champ des propositions mathématiques possibles, zone dont la frontière est mouvante et déplaçable car c'est en réalisant les calculs qui bordent la frontière qu'on les fait tomber d'un côté ou l'autre de la frontière en fonction de l'attraction des propositions voisines. Or, il se trouve que ces maths sont à priori fort utiles pour certaines formes de vie, qui comptent bien défendre la partie de la réalité qui permet leur existence : s'ensuit un combat sur cette frontière mathématique avec un ennemi invisible.

On retrouve là un peu de Schild's Ladder, qui finalement est le même genre d'histoire mais dans le monde physique, ainsi qu'un peu de L'énigme de l'univers et La cité des permutants (mais en beaucoup mieux) dans le sens où c'est l'accomplissement d'un calcul, d'une déduction, qui contribue à façonner sa réalité. 

Monsieur Volition (5/5)

Une nouvelle brillante sur le libre arbitre. Notre narrateur a l'intention de jouer au Raskolnikov (en l'occurrence tuer pour se prouver à lui-même son libre arbitre), mais avec un peu de technologie bonus : un gadget qui lui permet de visualiser les processus mentaux qui se déroulent dans son esprit ; les connections d'idées, de concepts, de neurones, qui font l'esprit. Au début, naïf, il s'imagine trouver son moi :

L’idée est vertigineuse… et enivrante. Quelque part au plus profond de mon esprit, il doit y avoir le « Moi » : l’origine de toute action, celui qui décide. Exempt de toute influence culturelle, éducative ou génétique – la source de la liberté humaine, totalement autonome, responsable devant lui-même, uniquement.

Mais, plus tard, il perçoit la réalité :

Il n’y a pas de cause première ici ; nul endroit où les décisions peuvent naître. Rien qu’une grande machine composée de vannes et de turbines, mue par le courant de causalité qui la traverse – une machine construite à partir de mots, d’images, d’idées faites chair.

J'admire la façon dont Greg Egan parvient à évoquer et utiliser ces concepts sous forme narrative. « Il n’y a pas de cause première » : j'ai moi-même écrit ces mots récemment.

Cocon (4/5)

Une société de biotech fabrique un filtre à substances chimiques pour préserver les embryons de diverses maladies. Leur centre de recherche explose, et l'enquêteur s'avère être homosexuel : on connait les ficelles de la narration, et on comprend instantanément que ce n'est pas un hasard, et que ce filtre va filtrer certaines prédispositions innées en plus des maladies. Si le procédé n'est pas très subtil, la nouvelle reste une excellente variation sur le thème de l'homosexualité (on sait que les diverses questions de genre et d'orientation sexuelle sont un classique de Greg Egan). C'est accompli d'une façon hautement pertinente et aucunement moralisante. Le narrateur, l'enquêteur homosexuel, est d'ailleurs lui-même exaspéré par l'idée qu'il y aurait une identité liée à l'orientation sexuelle, il n'aspire au fond qu'à l'indifférence ; il veut qu'on s'en foute, de l'orientation sexuelle (de la même façon que le meilleur moyen d'esquiver le racisme serait de ne pas s'occuper d'ethnicité). Le rêve universaliste, en somme. Son compagnon ne partage pas son avis, et la nouvelle est pour le narrateur l'occasion de découvrir que le monde est encore loin de l'indifférence : tout fragment d'identité, tout comportement, toute liberté, comme inévitable sujet d'un combat permanent entre forces culturelles antagonistes. Le champ de bataille de la mémétique. Épuisant.

Rêve de transition (3/5)

De l'habituel pour Greg Egan : la numérisation de l'esprit humain. Ici, les cités virtuelles sont passées de mode, et les gens préfèrent se faire réincarner dans des corps artificiels. Il est question spécifiquement des rêves de transition éponymes : il s'agit des moments de conscience qui naissent du processus de copie de l'esprit. Pour copier, ou transférer, la conscience, il est nécessaire de manipuler des fractions importantes du cerveau simulé ; fractions qui, de fait même de leur existence (transitoire), fonctionnent et produisent de la conscience. Idée passionnante, mais cette fois la narration ne parvient pas à lui faire honneur ; il est compliqué de rendre intéressant narrativement le rêve.

Vif argent (4/5)

Cette nouvelle est clairement une longue complainte de l'auteur face à l'irrationalité humaine générale. Le vif argent est une maladie pas si fréquente, mais contagieuse et mortelle. Notre narratrice est à la poursuite d'un vecteur de transmission, et elle est déprimée par les superstitions consternantes qui envahissent les esprits à propos de la maladie, jusqu'à la révélation prévisible que le vif argent est répandu volontairement, pour une raison mystique à la con. Egan n'est ici pas très subtil dans son propos, mais je lui accorde sans regret cette lamentation... que je partage. Sur ce, je retourne essayer de ne pas devenir trop misanthrope en voyant les gens autour de moi se complaire dans les superstitions et pseudo-sciences les plus exaspérantes.

Des raisons d'être heureux (5/5 avec félicitations du jury)

Celle-là, elle m'avait marqué. Je l'avait même relue une fois depuis ma première lecture il y a 12 ans. C'est en somme une superbe évocation du déterminisme biologique : un individu dont la personnalité, les émotions, le comportement, etc., sont complètement bouleversés par le chaos cellulaire qui se déchaine dans sa tête. D'abord, suite à une tumeur, son cerveau libère en surabondance une hormone qui le rend perpétuellement heureux ; puis, suite à un traitement raté qui cause une nécrose neuronale, il perd tous les récepteurs de cette hormone et passe 18 ans dans une quasi catatonie ; et enfin, suite à un traitement mieux réussi, il obtient la capacité de décider de son attraction ou de sa répulsion pour chaque stimulation.

Il me semble que pour avoir une vision crédible de soi et des comportements humain, il est indispensable d'embrasser un pur matérialisme, de considérer la machinerie humaine comme ce qu'elle est : une machinerie. Ce n'est pas que nous sommes à la merci de ce déterminisme, c'est que nous sommes ce déterminisme : le narrateur est le résultat des errements de son cerveau. En même temps, quelque part, il y a la capacité de faire des choix (à ne pas confondre avec l'idéal impossible du libre arbitre) qui est illustrée d'une façon radicale dans la troisième partie de la nouvelle. D'un côté, ça fait penser à la doctrine stoïcienne : tu n'es pas tes émotions, tes émotions sont un signal, ta volonté les contemple et règne ; mais c'est une philosophie pratique. Dans la nouvelle, si la situation du narrateur est bien sûr préférable dans la troisième partie, il n'a pas plus de libre arbitre que dans les précédentes : chaque choix de sa part, quand il décide de son appréciation pour les choses, est soit purement pratique, soit un jet de dé. Il n'y a nul échappatoire au fait que ce que nous sommes n'est qu'un assemblage d'une infinité de liens causaux qui remontent à l'origine de l'univers — bien qu'une voix intérieure nous hurle des mensonges.

Notre-Dame de Tchernobyl (3/5)

Une nouvelle pas ratée, juste étonnamment banale par rapport au reste. C'est une simple enquête policière, avec quelques gadgets high-tech. Il y a bien vers la fin l'évocation d'une religion bizarre et de ses superstitions , mais rien d'étoffé.

La plongée de Planck (4,5/5)

C'est la nouvelle superbement illustrée en couverture par Manchu, et c'est aussi la dernière du recueil, pour une bonne raison : c'est de la hard SF très hard. Les premières pages sont un barrage de physique difficile à franchir. Il n'y a 12 ans, je n'y avais rien compris, et je crois qu'aujourd'hui... je comprends mieux. Pas parfaitement, loin de là, mais la profonde esthétique de cette odyssée physique ne me passe plus complètement au-dessus de la tête. Je dois avouer que c'est satisfaisant. Mais je ne suis pas assez naïf pour croire que dans 12 ans ça me semblera limpide.

En plus de l'odyssée physique, il y a un petit arc narratif plus accessible : nos protagonistes sont des humains dématérialisés, comme dans d'autres romans de Greg Egan, et les membres de notre équipe d'aventuriers de la physique sont visités par deux citoyens d'une polis fondée sur la nostalgie de l'humanité charnelle et ses arts narratifs idéalisés. Bien que Greg Egan ait évidemment son parti, l'opposition entre les deux visions est pertinente : face aux froids physiciens, la perspective du pseudo-Homère, qui réécrit la réalité selon ce qui lui semble le plus percutant narrativement, n'est pas si folle. J'y vois presque Egan opposant sa littérature exigeante et impitoyable à d'autres types de romanesque... Ainsi, à propos des « récits archétypaux » : 

C’est le produit de quelques attracteurs aléatoires de la neurophysiologie organique. À chaque fois qu’une histoire plus complexe ou plus subtile était disséminée par transmission orale, elle finissait par dégénérer en un récit archétypal. Une fois l’écriture inventée, de telles narrations n’ont plus été créées délibérément que par des organiques qui n’avaient pas compris de quoi il s’agissait. Si les plus belles statues de l’antiquité avaient été lâchées sur un glacier, elles seraient à présent réduites à un spectre prévisible de cailloux sphéroïdaux, ce qui ne fait pas pour autant desdits cailloux le pinacle de la forme artistique.

lundi 17 juin 2024

L'arbre, au-delà des idées reçues - Christophe Drénou

L'arbre, au-delà des idées reçues - Christophe Drénou

Un bouquin bien sympa, organisé en une centaine de fausses affirmations que l'auteur s'empresse de corriger. A moins d'être déjà un professionnel aguerri de l'arbre, nul doute qu'il y a bien des choses à apprendre. Ci-dessous, quelques notes en vrac.

La greffe naturelle entre racines serait assez fréquente, et point frappant : on peut observer certaines souches de résineux coupés qui continent à pousser, nourries par les racines de leurs congénères, formant ainsi une sorte de bourrelet, le cambium poussant autour d'un tronc ligneux qui n'est plus là. 

La plus grande partie de la masse d'un arbre est techniquement de la matière morte, y compris l'aubier. Sont "vivants" le cambium, le parenchyme (tissus stockant de réserves), des cellules voisines des éléments conducteurs de la sève descendante  (les cellules compagnes du phloème), les feuilles et les extrémités en croissance des tiges et racines. De plus, les cellules vivantes sont bien plus légères que celles devenues ligneuses. Mais les cellules "mortes" jouent néanmoins des rôles cruciaux : transport des sèves brutes et élaborées, soutien mécanique de l'édifice et protection contre les agressions climatiques ou biotiques.

On connait le rôle important que les champignons jouent pour les arbres, avec la mycorhize notamment, mais la quantité de champignons est encore une fois supérieure à ce qu'on pourrait croire : au niveau des feuilles (la phyllosphère), un arbre peut accueillir des centaines d'espèces fongiques. Elles peuvent même vivre dans les feuilles. La plupart ne seraient pas pathogènes, et beaucoup joueraient un rôle positif sous forme de mutualisme (entraide), par exemple en limitant les attaques d'insectes avec certaines substances. Rappelons que dans la mycorhize (myco = champignon, rhize = racine), l'arbre donne des sucres synthétisés par photosynthèse en échange d'eau et de nutriments recueillis par le champignon. D'ailleurs, tous les arbres auraient des mycorhizes. Les seules plantes qui y échapperaient seraient les plantes aquatiques, qui n'ont aucune difficulté à absorber directement l'eau et les éléments nutritifs dissous car elles n'ont pas de cuticules cireuse qui empêche les pertes d'eau par évaporation chez les plantes terrestres. Quelques autres espèces n'ont pas de mycorhizes, parce qu'elles ont été sélectionnées par l'humain (le blé) ou parce qu'elles sont pionnières (giroflée, chénopodes, renouée, sarasin). Il y a aussi les champignons saprotrophes, qui se nourrissent de la matière organique morte et minéralisent la matière organique, la rendant ainsi de nouveau disponible pour les arbres.

Les gourmands sont plutôt appelés suppléants : comme ce nom l'indique, ils servent de réserve de branches prêtes à prendre le relai, par exemple en cas de descente de cime ou de branche cassée. La sénescence d'un arbre va avec l'incapacité à produire des suppléants vigoureux.

Le duramen n'est pas la cause du vieillissement du bois, au contraire, il nécessite une intense activité métabolique (obturation des vaisseaux, synthèse d'extractibles comme tanins, gommes et cires, réacheminement des substances nutritives vers l'aubier). L'arbre dépense plus d'énergie pour la transformation de l'aubier en duramen que pour son maintien. La mort du bois n'est pas la cause de la création du duramen, mais sa conséquence. Le duramen sert en fait moins au support de l'arbre que l'aubier, car c'est en périphérie du tronc, donc au niveau de l'aubier, que les forces de tension et de compression sont les plus fortes. Le duramen a un rôle de défense contre les pathogènes, vu qu'il est bien moins riche en substances nutritives. Plus un arbre augmente en volume, plus il dépense une quantité croissante d'énergie pour le maintient des cellules vivantes, notamment celles de l'aubier. Il doit donc accroitre sa surface foliaire pour produire de l'énergie, mais, problème : un gros édifice présente bien plus de volume par rapport à sa surface qu'un petit édifice de même forme (même problème qu'avec le refroidissement des gros animaux). Le duramen sert donc à adapter la quantité d'aubier à la surface foliaire disponible. A terme, si le duramen est exposé aux éléments, il peut se dégrader sans tuer l'arbre, et l'arbre peut même faire des racines dans la matière organique à présent disponible qui était son duramen. 

La chute des feuilles n'est pas directement induite par le froid, puisque même les arbres tropicaux perdent leur feuilles (d'ailleurs d'une façon non saisonnière : certaines parties d'un arbres peuvent êtres défeuillées à un moment et d'autres non). La caducité du feuillage est, dans les régions à saisons, essentiellement déterminée par le raccourcissement des jours.

C'est la taille des vaisseaux de circulation de la sève qui détermine en bonne partie la résistance d'un arbre au gel : plus les vaisseaux sont grands, plus les bulles d'air pigées dans la glace pendant l'hiver sont grosses et entravent la circulation. Ainsi les résineux ont des taux d'embolie quasi nuls à cause de leurs vaisseaux très fins, ce qui explique leur tolérance au gel.

Au printemps, avant la poussée des feuilles :

  • La poussée racinaire : elle correspond à une eau en surpression au niveau des racines. Les racines développent des millions de minuscules poils qui absorbent l'eau du sol. Cette entrée d'eau, alors que toute sortie est impossible faute de transpiration foliaire, crée une surpression qui chasse les bulles d'air dans l'aubier. C'est la montée de sève.
  • La production précoce de vaisseaux : quand les vaisseaux on un trop grand diamètre (essences à bois à zones poreuses comme les chênes) la poussée racinaire est insuffisante pour résorber l'embolie hivernale. Les arbres fabriquent de nouveaux vaisseaux pour contourner les bulles d'air. 

Et le cycle hivernal :

  1. Préparation à la dormance : à la fin de l'été, l'arbre produit des feuilles atrophiées, courtes, épaisses et dépourvues de pétiole. Ce sont les écailles qui protègent le bourgeon pendant l'hiver. Sous les écailles, les cellules se divisent intensément pour produire une partie de la pousse de la saison suivante.
  2. Entrée en dormance : déclenchée surtout par la diminution de la durée du jour. Les cellules ne se divisent plus et les inhibiteurs de croissance s'accumulent dans les bourgeons. Les feuilles des espèces caduc tombent.
  3. Endurcissement : quand les températures baissent, l'amidon stocké en en fin d'été est en partie hydrolysé pour dans libérer le cellules des sucres solubles qui un pouvoir antigel. Cette étape ne fonctionne qu'en cas de baisse progressive de la température.
  4. Levée de la dormance : la quantité de froid accumulé pendant l'hiver lève progressivement la dormance.
  5. Reprise de la croissance : fin de la dormance, mais début de la quiescence, qu'on pourrait qualifier d'attente attentive, là où la dormance serait un sommeil. Puis, plus les conditions deviennent favorables, plus les pousses préformées l'année précédente s'allongent et provoquent l'ouverture des bourgeons. Les divisions cellulaires reprennent.

Rappelons aussi que la matière constituant les arbres provient essentiellement de l'atmosphère. Le sol fournit 13 des 16 éléments indispensables aux arbres sous forme d'ions minéraux. Seuls le carbone, l'hydrogène et l'oxygène proviennent de l'air et de l'eau, mais dans un arbre adulte, le carbone constitue l'essentiel, et on ne trouve que quelques kilos de minéraux en tout.

Les jeunes rameaux sans feuilles ont de la chlorophylle sous l'écorce et sont capables de photosynthèse pendant 1 à 5 ans, et à degré non négligeable par rapport aux feuilles. Ils perdent cette capacité plus l'écorce s'épaissit.

Hop, concluons sur un petit schéma qui évoque les trois outils utilisés par l'arbre pour l'ascension de la sève :

L'arbre, au-delà des idées reçues - Christophe Drénou

jeudi 13 juin 2024

Chien 51 - Laurent Gaudé

Chien 51 - Laurent Gaudé

Un auteur reconnu et versatile qui s'essaie à la SF. C'est... mauvais. On est face à un polar prenant place dans un cadre dystopique qui relève du cyberpunk. La structure comme l'univers, les deux sont d'une forte banalité. L'écriture ne sauve rien, les dialogues qui se veulent tendus étant plus gênants qu'autre chose.

Pour ce qui est du polar : on a un meurtre, deux flics ombrageux que tout oppose qui sont obligés de travailler ensemble, ils ont une forte rivalité, mais ils finissent par s'apprécier. Difficile d'imaginer plus banal. L'univers cyberpunk, maintenant. Il y a tous les clichés : privatisation à outrance, méga corporations, vol d'organes artificiels, réalité virtuelle, pluie acide, émeutes, peinture faciale pour tromper les algorithmes de reconnaissance, publicité invasive, traitement de prolongement de la vie pour les élites, fortes inégalités...

Et ce grand pot-pourri est écrit avec un premier degré confondant. Je suppose que pour qui n'a jamais lu de SF, ni vu de film de SF, ni regardé de séries de SF, ni joué à des jeux vidéos de SF, ça peut faire original, mais ça ne doit pas faire grand monde... Quoique, quand je regarde les avis sur Babelio, ça semble faire du monde.

Deux exemples pour évoquer le manque d'intérêt de l'univers. D'abord, le système de zones. La mégalopole où se déroule l'action (on ne saura rien du reste du monde) est découpée en trois zones : la zone 1 (les élites), la zone 2 (les privilégiés), et la zone 3 (les exploités). Voilà, c'est très injuste vous comprenez. C'est tellement... basique. Ca fait très dystopie pour ados. Ensuite, ce qui était supposé être la bonne idée du roman : la Grèce est rachetée par une corporation et privatisée. C'est une idée qui n'a quasiment pas d'impact sur le roman, si ce n'est de rendre le protagoniste mélancolique. L'auteur n'en fait donc pas grand chose, mais ce qu'il en fait est activement mauvais : une énorme partie de la Grèce, peut-être la moitié du pays, est complètement dépeuplée par la force et transformée en... décharge. Vous comprenez, c'est très méchant. C'est surtout complètement absurde : pour la mégacorp avide de profits qui a racheté le pays, comment transformer la moitié du pays en décharge vide d'humains serait plus rentable que de développer toutes sortes d'activités économiques lucratives ?

dimanche 9 juin 2024

The Moon is a Harsh Mistress (Révolte sur la Lune) - Robert Heinlein

The Moon is a Harsh Mistress (Révolte sur la Lune) - Robert Heinlein

Starship Troopers (dont j'adore l'adaptation de Paul Verhoeven) m'avait laissé un souvenir mitigé de Robert Heinlein, ce qui explique que je l'ai longtemps laissé de côté dans mon interminable quête de lectures SF. Il s'avère que The Moon is a Harsh Mistress (écouté en audiobook par ici) est un roman d'une trempe étonnante, qui transcende son genre. On est presque plus dans de l'idéologie-fiction, qui ici prône une sorte d'anarcho-capitalisme idéalisé, dans la veine des brillants romans d'Ayn Rand, qui d'ailleurs est discrètement évoquée. A ce propos, un mot sur le titre français : Révolte sur la Lune, ça fait quand même très roman de gare, à l'inverse de The Moon is a Harsh Mistress, qui à juste titre (haha) évoque un roman plus profond et exigeant.

La lune a été colonisée à la façon de l'Australie : par des prisonniers et indésirables. Depuis le temps, ce n'est plus le cas, mais la population subit toujours ces origines : bon nombre des citoyens sont des exilés forcés et il y a un fort déficit de femmes. En conséquence, toutes sortes de polyandries sont d'usage, du classique mariage d'une femme avec plusieurs homme à des choses plus exotiques, comme les mariages en ligne, où il y a plusieurs femmes, plusieurs hommes, le mariage ne se finissant jamais au fil des rajouts de mariés. Les femmes ont également un statut particulier : « When thing is scarce, price goes up. Women are scarce. » Leur désirabilité est grandement augmentée du fait leur rareté, ce qui leur donne un très haut statut social : ce sont elles qui décident des hommes dont elles veulent bien, et ces derniers doivent être de parfaits gentlemen s'ils ne veulent pas se faire réduire en purée par tous les autres hommes qui n'attendent que l'occasion d'être un meilleur parti. Mais, paradoxalement, les femmes sont d'autant plus coincées dans leur identité de femme : aux yeux des hommes, leur féminité est d'autant plus importante qu'elle est rare, et il leur est quasi impossible d'y échapper. C'est un tableau suffisamment riche et pertinent pour que la perspective parfois un peu datée de l'auteur ne lui enlève pas son intérêt.

Mais ce n'est là qu'un des éléments de la toile de fond. Le vrai sujet, c'est la révolution ! Les luniens sont soumis à l'autorité terrienne, et ça ne plait pas à nos protagonistes. Il y a le narrateur, informaticien pragmatique, le prof, vieil intello idéologue, et, hmm, la femme, qui est la troisième rebelle de l'équipe. C'est trois-là vont se retrouver chefs de la rébellion, avec un peu d'aide : l'IA locale, qui servait à gérer tous les systèmes de la lune et est devenue consciente. De façon fort pratique, c'est notre narrateur qui le découvre et qui parvient à en faire son pote. Il y a une question éthique qui n'est pas véritablement explorée dans le roman : les rebelles recrutent l'IA dans leur rébellion, et l'IA les suit, parce que c'est stimulant, mais peut-être surtout car ce sont ses premiers, et seuls, amis. C'est un peu comme l'endoctrinement idéologique d'un enfant innocent, et ça m'a frappé. D'ailleurs, l'écriture de cette IA n'accuse pas son âge : capable d'adopter une personnalité ou une autre, elle fait fortement penser aux LLM modernes, avec notamment la capacité de générer voix et d'image.

Et de l'idéologie, il y en a à la pelle, et c'est très marrant. Les rebelles sont composés de toutes sortes de gens (il y a même un monarchiste français !) qui partagent la volonté d'en finir avec l'autorité de la Terre. Ils recherchent l'indépendance, mais il y a plus que ça : ils ne veulent pas simplement avoir leur propre État, mais avoir aussi peu d'État que possible. On retrouve vraiment Ayn Rand, et Robert Heinlein, finalement, dépeint une révolution... libertarienne. Chez les luniens, tout est mieux sans autorité centralisée : les gens sont plus responsables, plus efficaces, plus humains dans leur individualité renforcée, dans le terrain de jeu du total libéralisme économique. Il y a notamment cette fantastique scène de procès de rue : en cas de litige, les deux partis se mettent rapidement d'accord sur un juge (n'importe qui) et le paient, celui-ci réquisitionne un jury parmi les gens qui sont dans le coin, et l'affaire est expédiée en dix minutes. Complètement utopique, mais oui, en un sens, ça fait rêver. Cette absence de bureaucratie accablante, cette auto-détermination puissamment esthétique, ce laisser-faire radical, oui, Ayn Rand n'est pas loin. Mais comme chez Ayn Rand, cette utopie libertarienne est bâtie sur un carnage : là où Rand parle librement de « l'extermination des parasites », Heinlein précise que les luniens laissent mourir ou assassinent activement une bonne partie des immigrants, peut-être un tiers. Les gros méchants, bien sûrs, mais aussi les faibles ou ceux qui mettent un peu de temps à comprendre la culture locale... D'ailleurs, sur la Lune,  il est parfaitement légitime d'assassiner autrui pour régler les problèmes. Efficace, certes, mais comment ça ne se transforme pas en vendetta perpétuelle, je ne sais pas. Cette utopie est également bâtie sur une autre idée discutable qu'on retrouve (encore) chez Ayn Rand : la présupposition que les ressources sont infinies et que la croissance perpétuelle est possible.

Comme ils sont très futés, et avec l'aide de l'IA, nos rebelles complotent avec un machiavélisme captivant. C'est le cœur battant du roman : cette révolution puissamment détaillée. Il y a quelques explosions à la fin, certes, mais ce qui passionne, ce sont les longues discussions idéologiques, les interminables veillées où les conjurés planifient leurs coups des années à l'avance, leur approche cynique et pragmatique des mentalités humaines et des mécanismes politiques... Idéalisme dans l'idéologie présentée, certes, mais pas d'idéalisme dans la méthode révolutionnaire : c'est un rapport de force, et le plus fort gagne — ou du moins celui qui apparait comme le plus fort, et c'est là toute la nuance. De même, on ne conquiert pas les masses par la raison, oh non !, mais par les émotions. 

Près de soixante ans après sa publication, The Moon is a Harsh Mistress est encore un classique incontestable. Jolie performance. J'y ai retrouvé de l'idéologie-fiction de très bonne tenue, dont j'étais en manque depuis Ayn Rand. Prochaine destination : Stranger in a Strange Land.

mercredi 5 juin 2024

China Dream - Ma Jian

China Dream - Ma Jian

Ma Jian est un chinois expatrié : on comprend à la lecture de China Dream (et sûrement de ses autres livres) qu'un gouvernement totalitaire et censeur comme celui de la Chine n'apprécie probablement pas ce genre d'auteur. China Dream, c'est la progressive plongée dans la folie de notre narrateur, directeur du Bureau du Rêve Chinois dans une grande ville. Le Bureau en question, on s'en doute, est chargé (parmi d'autres parties de cette administration monstrueuse) de la la propagande et du contrôle de la pensée. Il y a une petite touche SF : le narrateur, pour mieux faire son boulot — et pour fuir ses propres démons —, rêve d'une puce neuronale à la Greg Egan qui permettrait d'insérer le Rêve Chinois directement dans le cerveau des heureux citoyens, sous forme d'un petit implant inoffensif. Mais ce n'est pas le cœur de la narration.

Il y a deux angles qui s'entremêlent. D'abord, la vie quotidienne de notre narrateur, faite de siestes au bureau, d'orgies avec ses nombreuses amantes, et de ses devoirs de propagandiste. Évidemment, tous ces hauts fonctionnaires puent l'hypocrisie : ne songeant qu'à leur carrière, ils vivent de médiocres rivalités et de pots-de vin, tout en s'efforçant d'accomplir les besoins de propagande et d'omnipotence du régime. Je pense notamment à cette scène où notre narrateur doit faire évacuer un village qui s'apprête à se faire raser pour laisser la place au progrès — goudron, béton et productivité. Lui-même agit au nom du dictateur Xi Jinping, mais les villageois rebelles eux aussi invoquent la bénédiction et la protection de Xi Jinping ! C'est la même horreur qui faisait rage pendant la révolution culturelle, quand des factions s'entretuaient tout en chantant chacune la gloire de Mao.

Car la seconde facette du roman, c'est la révolution culturelle. Notre narrateur est hanté par ce qu'il a vécu pendant cette période sanglante, et les fantômes du passé prennent de plus de plus d'emprise sur son présent, d'abord lui faisant commettre des boulettes compromettantes, puis le rendant complètement dément, jusqu'à un final surréaliste — et franchement un peu trop surréaliste, c'est surement la partie la plus faible du roman. Sinon, ces flashbacks qui explorent le sombre passé de la Chine communiste sont captivants. L'absurdité qui s'en dégage est stupéfiante, et c'est une piqure de rappel qu'il convient de s'injecter régulièrement : comment une idéologie, un autocrate, peut si aisément contaminer les esprits et pousser à commettre les pires horreurs. Conflits de phalange, massacres insensés, humiliation et torture des intellectuels et bourgeois (ou plutôt de quiconque semblant vaguement être intellectuel et bourgeois), négation de l'individu... 

Bien sûr, on retrouve les échos de la révolution culturelle dans le présent de la Chine : c'est le propos du livre. On retrouve même tellement la censure et le contrôle de l'information que la plupart des chinois contemporains n'ont en fait aucune idée de ce qu'a été la révolution culturelle. C'est un fait gênant, activement mis sous le tapis — au profit du « Rêve Chinois », l'éternelle panacée tribale vendue par les autocrates.

samedi 1 juin 2024

Gateway (La Grande porte) - Frederik Pohl

Gateway - Frederik Pohl (La Grande porte)

Écouté en audiobook par ici. Gateway (La Grande porte en français) de Frederik Pohl, paru en 1977, mérite son statut de petit classique. C'est un roman franchement étonnant qui n'accuse pas son âge. Il y a l'aventure SF, bien sûr, mais l'aspect science-fictif, réussi en soi, est avant tout le contexte d'une étude de caractère hautement psychanalytique, à la fois parodie hilarante du freudisme et dissection pertinente des faiblesses humaines.

Gateway, c'est une station spatiale extraterrestre découverte dans le système solaire. Il s'y cache plein de vaisseaux parés au départ, mais les humains n'y comprennent pas grand-chose : impossible de réparer les vaisseaux, quasi impossible de choisir leur destination. Pour les courageux prospecteurs qui s'y aventurent, c'est quitte ou double : certains ne reviennent pas, d'autres reviennent morts ou mourants, mais d'autres encore reviennent avec des artéfacts extraterrestres qui assurent leur fortune.

Le contexte social développé par Frederik Pohl autour de Gateway est excellent. Les prospecteurs doivent payer une très forte somme pour avoir le droit de prospecter, et une fois sur place, toute leur vie est régie par un hyper-capitalisme conçu pour, théoriquement, maximiser les incitations à explorer malgré les risques. Les prospecteurs reçoivent des récompenses financières proportionnelles à l'utilité marchande et scientifique de leurs découvertes, y compris des pourcentages sur les applications futures de ces découvertes. En conséquences, les aventuriers rêvent tous du voyage qui les rendra riches : ils fantasment sur les probabilité de succès, ils cherchent à comprendre la technologie alien pour optimiser leurs chances, ils s'entendent (ou non) pour former des équipages solides, leur santé mentale est poussée à bout par les enjeux considérables : la mort ou la richesse, tout ça décidé par un jet de dé cosmique, en fonction d'où chaque antique vaisseau spatial conçu par une race éteinte décide d'aller...

On passe plus de temps dans les couloirs étroits de Gateway que dans les vaisseaux, où, de toute façon, l'aventure n'en est pas réellement une : les prospecteurs sont passifs, plein d'espérances, mais ne pouvant guère agir. Ils sont rongés par la peur, la cupidité, l'ambition, la lubricité... Et l'auteur parvient à rendre touchants et perceptibles ces désirs fous d'humains qui cherchent juste à s'en sortir, à avoir une chance, eux aussi, de trouver une bonne vie.

En parallèle, on suit les consultations de notre narrateur avec Sigfrid von Shrink (!), une IA freudienne qui s'efforce de régler les problèmes du narrateur avec sa mère, ses tendances homosexuelles refoulées, et aussi les évènements tragiques qu'il a vécu sur Gateway. Le narrateur est un être faillible, parfois même un connard, mais c'est surtout un personnage réussi : imparfait, inhibé, humain. Ces séquences auraient facilement pu être très chiantes, mais l'auteur parvient à les rendre amusantes et captivantes : le patient et psy vont vraiment quelque part ensemble.