Étienne Léopold Trouvelot |
Lamie mit du temps à reprendre conscience. Même avec l’habitude, sortir de stase était toujours difficile. C’était comme si un décalage temporel séparait son esprit et son corps. Elle se traîna jusqu’au fauteuil installé à côté du caisson où elle avait passé trois ans en stase. Somnolente, elle laissa les minutes s’écouler jusqu’à ce qu’elle reprenne pleinement contrôle d’elle-même. Elle ouvrit les yeux et posa son regard sur l’écran qui indiquait la date.
12.03.2607
Elle resta figée un instant, secoua la tête et vérifia à nouveau la date. Quelque chose n’allait pas. Elle avait été réveillée plus d’un an avant le jour prévu.
— Vaisseau, dit-elle à haute voix, rapport de situation.
Pas de réponse.
— Vaisseau ?
Silence.
Soudainement envahie par une inquiétude floue, elle se leva et ouvrit la porte qui menait sur le pont central. Après la salle de réveil, qui était toujours plongée dans la pénombre, elle s’était attendue à être éblouie par les lumières du pont, mais elle ne fut accueillie que par les pâles lueurs rouges de l’éclairage de secours.
— Merde. Vaisseau ?
Mais cette fois elle n’espérait plus de réponse : elle savait que si les systèmes étaient passés en mode d’urgence, l’IA était nécessairement en veille. Lamie hésita un instant, mais, toujours un peu chancelante, elle se dirigea vers le mess. Elle se fit chauffer de l’eau, farfouilla dans les réserves, sélectionna un plat déshydraté qui avait l’air moins répugnant que la moyenne et le prépara avec hâte. Tout était silencieux et elle mangea en vitesse, avec une pointe de culpabilité. Sans doute aurait-elle dû s’inquiéter avant tout de sa situation, mais elle n’avait pas la force de renier l’instinct primaire qu’était la faim. Une fois rassasiée, elle se mit en route vers la passerelle. Ses pas résonnèrent dans les couloirs métalliques à peine éclairés. Elle s’arrêta brusquement. Il lui avait semblé entendre un bruit inhabituel. Elle écouta, mais rien ne vint troubler le silence. En revanche, un mal de crâne commençait à la lanciner. Un effet secondaire extrêmement rare de la stase, sans doute. Elle fit quelques pas de plus jusqu’à la passerelle où elle parvint à allumer un écran récalcitrant pour consulter le journal de bord. Ce qu’elle lut était décevant. La cargaison se portait à merveille et le voyage s’était déroulé sans soucis jusqu’à deux heures auparavant. Le vaisseau avait détecté une masse se déplaçant rapidement à proximité. Un astéroïde, sans doute, rien que l’IA ne puisse gérer. Puis les logs se faisaient erratiques et flous, comme si l’interface n’avait pas les capacités d’exprimer ce que les senseurs percevaient. Lamie relut plusieurs fois les passages les plus clairs :
Collision en cours ? Le vaisseau avait-il percuté un fragment d’astéroïde, ou quoi que ce soit d’autre ? Mais pourquoi l’IA était-elle passée en veille avant la collision ? Lamie s'interrogeait, perplexe. Elle vérifia ses coordonnées et constata que, comme elle l’avait deviné, le système l’avait réveillée plus d’un an avant l’arrivée sur la station où elle devait livrer son chargement de scandium. Le vaisseau se trouvait actuellement au milieu de nulle part. Elle voulut consulter manuellement les senseurs, mais le système ne voulait l’informer que d’une chose : collision en cours, collision en cours. Ridicule. Il y avait bien longtemps qu’on n’entendait plus parler de bugs aussi importants, mais il n’y avait pas d’autre hypothèse. Un bug. Lamie soupira. C’était tellement improbable et il fallait que ça lui tombe dessus. Elle espéra que la boite noire enregistrait bien tout pour qu’elle puisse faire jouer l’assurance.
Au pire, si le vaisseau refusait d’obéir à ses commandes, elle pouvait toujours se remettre en stase et attendre qu’on vienne la chercher. Elle était censée arriver à la station d’ici une année standard, il fallait compter quelques mois de battement, le temps que sa disparition soit vérifiée, et une autre année pour qu'un vaisseau de secours l’atteigne. Rien de dramatique. Elle serait encore plus éloignée par le temps de ses quelques amis, mais dans la carrière qui était la sienne, il ne fallait pas s’attendre à autre chose.
Mais avant d’en arriver là, elle allait tenter de s’en sortir par elle-même.
Elle prit le contrôle manuel des caméras extérieures. Sur l’écran, la première caméra ne montra rien d’autre que le noir absolu de l’espace. Pas la moindre étoile au loin. Improbable. Elle passa à une autre caméra. Toujours le noir absolu. Plus qu’improbable. Troisième caméra. Rien d’autre que du noir. Lamie fit une pause et vérifia les coordonnées du vaisseau. Il n’y avait aucun doute : elle aurait dû avoir une vision claire de la voie lactée. Elle revint aux caméras et les fit toutes défiler les unes après les autres, sans succès. L’écran restait noir. Elle le tapota vainement puis en testa deux autres. Même résultat. Peut-être le vaisseau était-il entouré par un nuage de poussière ? Mais aucun nuage de poussière ne pouvait être aussi dense. Elle décida de tenter sa chance avec les périscopes, qui servaient à avoir une vue surplombante de la coque pour vérifier son intégrité. Le premier périscope refusa de s’élever. Il était bloqué. Le second parvint à s’élever lentement, péniblement, par à-coups, mais elle ne parvenait toujours pas à distinguer la coque, malgré la lumière de la torche intégrée au périscope : juste le même néant noir. Elle fronça les sourcils et se rapprocha de l’écran. Ne parvenait-elle pas à distinguer une vague texture ? Elle modifia les filtres de l’affichage, augmenta la luminosité et… BOUM. Un choc ébranla le vaisseau et le périscope cessa d’émettre.
Peut-être le vaisseau traversait-il un champ d’astéroïdes ? Mais c’était un événement banal, rien qui… Lamie hurla et tomba à genoux : son mal de tête était soudain devenu abominable, elle avait l’impression que son crâne rétrécissait et menaçait d’écraser son cerveau. Mais au-delà de la douleur, une impression étrange se glissa en elle.
QUOI
Elle était à terre à présent, les deux mains pressées sur ses tempes.
QUOI
Une voix résonnait dans son crâne.
QUOI QUE QUI
Comme une basse ultime, la voix sourde semblait provenir de la vibration de sa propre chair.
QUOI CONSCIENCE
On lui parlait. Quelque chose essayait de lui parler. Oui.
OMBRE VIE DEMI QUART VIE
La douleur refluait lentement. Lamie finit par pouvoir se relever. Elle regarda autour d’elle avec crainte. Rien d’inhabituel, à part l’éclairage d’urgence.
— Il y a quelqu’un ?
VIE VIE VIE
À nouveau l’impression qu’une sonde se frayait un passage dans ses organes, entre ses neurones, laissant derrière elle un sillon électrique. Mais qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce que c’était que ce truc ?
— Ne me faites pas de mal ! cria-t-elle en direction des murs muets.
VIE CONSCIENCE INTELLIGENCE
Un craquement ébranla le vaisseau. Ce n’était pas bon signe.
— C’est vous qui faites ça ? Qui êtes-vous ?
CONTACT ENFIN
Lamie déglutit et se figea. Elle commençait à comprendre. Les craquements redoublèrent d’intensité. Une alarme tonitruante se mit à résonner.
— Doucement, doucement, calmez-vous.
PARLER ENFIN
Un coup plus puissant que les autres. L’alarme se fit encore plus stridente. Devant elle, dans le couloir, une cloison s’abaissa brutalement. Il y avait donc une brèche dans la coque. Des tremblements, encore.
— Merde merde merde. S’il vous plaît, s’il vous plaît.
VIDE NOIR PERPÉTUEL INFINI ÉTERNEL
Elle se mit soudain à courir. Ce truc n’allait pas s’arrêter, il allait démolir le vaisseau. Sa seule option, à court terme, était d’enfiler une combinaison spatiale. Le vestiaire du sas, vite.
REDÉCOUVERTE DU TEMPS
Là, une combi. Vite, vite, elle enfila les jambes, vite, la fermeture éclair… Un séisme la fit tomber au sol. Tout bougeait, tremblait, vibrait. Elle tenta de se redresser, échoua, essaya encore. Soudain, le plafond disparut, déchiré comme s’il n’était qu’une feuille de papier. Dehors, une chose noire, indistincte, mouvante. La chose tomba sur elle comme une cascade, l’engloutit, l’enlaça.
HEUREUX
12.03.2607
Elle resta figée un instant, secoua la tête et vérifia à nouveau la date. Quelque chose n’allait pas. Elle avait été réveillée plus d’un an avant le jour prévu.
— Vaisseau, dit-elle à haute voix, rapport de situation.
Pas de réponse.
— Vaisseau ?
Silence.
Soudainement envahie par une inquiétude floue, elle se leva et ouvrit la porte qui menait sur le pont central. Après la salle de réveil, qui était toujours plongée dans la pénombre, elle s’était attendue à être éblouie par les lumières du pont, mais elle ne fut accueillie que par les pâles lueurs rouges de l’éclairage de secours.
— Merde. Vaisseau ?
Mais cette fois elle n’espérait plus de réponse : elle savait que si les systèmes étaient passés en mode d’urgence, l’IA était nécessairement en veille. Lamie hésita un instant, mais, toujours un peu chancelante, elle se dirigea vers le mess. Elle se fit chauffer de l’eau, farfouilla dans les réserves, sélectionna un plat déshydraté qui avait l’air moins répugnant que la moyenne et le prépara avec hâte. Tout était silencieux et elle mangea en vitesse, avec une pointe de culpabilité. Sans doute aurait-elle dû s’inquiéter avant tout de sa situation, mais elle n’avait pas la force de renier l’instinct primaire qu’était la faim. Une fois rassasiée, elle se mit en route vers la passerelle. Ses pas résonnèrent dans les couloirs métalliques à peine éclairés. Elle s’arrêta brusquement. Il lui avait semblé entendre un bruit inhabituel. Elle écouta, mais rien ne vint troubler le silence. En revanche, un mal de crâne commençait à la lanciner. Un effet secondaire extrêmement rare de la stase, sans doute. Elle fit quelques pas de plus jusqu’à la passerelle où elle parvint à allumer un écran récalcitrant pour consulter le journal de bord. Ce qu’elle lut était décevant. La cargaison se portait à merveille et le voyage s’était déroulé sans soucis jusqu’à deux heures auparavant. Le vaisseau avait détecté une masse se déplaçant rapidement à proximité. Un astéroïde, sans doute, rien que l’IA ne puisse gérer. Puis les logs se faisaient erratiques et flous, comme si l’interface n’avait pas les capacités d’exprimer ce que les senseurs percevaient. Lamie relut plusieurs fois les passages les plus clairs :
mode urgence / IA veille minimale
objet non identifié / trajectoire modifiée pour interception
trajectoire hors de contrôle / système impuissant
réveil de tous les passagers / passager unique
collision imminente / collision en cours
collision en cours
collision en cours
objet non identifié / trajectoire modifiée pour interception
trajectoire hors de contrôle / système impuissant
réveil de tous les passagers / passager unique
collision imminente / collision en cours
collision en cours
collision en cours
Collision en cours ? Le vaisseau avait-il percuté un fragment d’astéroïde, ou quoi que ce soit d’autre ? Mais pourquoi l’IA était-elle passée en veille avant la collision ? Lamie s'interrogeait, perplexe. Elle vérifia ses coordonnées et constata que, comme elle l’avait deviné, le système l’avait réveillée plus d’un an avant l’arrivée sur la station où elle devait livrer son chargement de scandium. Le vaisseau se trouvait actuellement au milieu de nulle part. Elle voulut consulter manuellement les senseurs, mais le système ne voulait l’informer que d’une chose : collision en cours, collision en cours. Ridicule. Il y avait bien longtemps qu’on n’entendait plus parler de bugs aussi importants, mais il n’y avait pas d’autre hypothèse. Un bug. Lamie soupira. C’était tellement improbable et il fallait que ça lui tombe dessus. Elle espéra que la boite noire enregistrait bien tout pour qu’elle puisse faire jouer l’assurance.
Au pire, si le vaisseau refusait d’obéir à ses commandes, elle pouvait toujours se remettre en stase et attendre qu’on vienne la chercher. Elle était censée arriver à la station d’ici une année standard, il fallait compter quelques mois de battement, le temps que sa disparition soit vérifiée, et une autre année pour qu'un vaisseau de secours l’atteigne. Rien de dramatique. Elle serait encore plus éloignée par le temps de ses quelques amis, mais dans la carrière qui était la sienne, il ne fallait pas s’attendre à autre chose.
Mais avant d’en arriver là, elle allait tenter de s’en sortir par elle-même.
Elle prit le contrôle manuel des caméras extérieures. Sur l’écran, la première caméra ne montra rien d’autre que le noir absolu de l’espace. Pas la moindre étoile au loin. Improbable. Elle passa à une autre caméra. Toujours le noir absolu. Plus qu’improbable. Troisième caméra. Rien d’autre que du noir. Lamie fit une pause et vérifia les coordonnées du vaisseau. Il n’y avait aucun doute : elle aurait dû avoir une vision claire de la voie lactée. Elle revint aux caméras et les fit toutes défiler les unes après les autres, sans succès. L’écran restait noir. Elle le tapota vainement puis en testa deux autres. Même résultat. Peut-être le vaisseau était-il entouré par un nuage de poussière ? Mais aucun nuage de poussière ne pouvait être aussi dense. Elle décida de tenter sa chance avec les périscopes, qui servaient à avoir une vue surplombante de la coque pour vérifier son intégrité. Le premier périscope refusa de s’élever. Il était bloqué. Le second parvint à s’élever lentement, péniblement, par à-coups, mais elle ne parvenait toujours pas à distinguer la coque, malgré la lumière de la torche intégrée au périscope : juste le même néant noir. Elle fronça les sourcils et se rapprocha de l’écran. Ne parvenait-elle pas à distinguer une vague texture ? Elle modifia les filtres de l’affichage, augmenta la luminosité et… BOUM. Un choc ébranla le vaisseau et le périscope cessa d’émettre.
Peut-être le vaisseau traversait-il un champ d’astéroïdes ? Mais c’était un événement banal, rien qui… Lamie hurla et tomba à genoux : son mal de tête était soudain devenu abominable, elle avait l’impression que son crâne rétrécissait et menaçait d’écraser son cerveau. Mais au-delà de la douleur, une impression étrange se glissa en elle.
QUOI
Elle était à terre à présent, les deux mains pressées sur ses tempes.
QUOI
Une voix résonnait dans son crâne.
QUOI QUE QUI
Comme une basse ultime, la voix sourde semblait provenir de la vibration de sa propre chair.
QUOI CONSCIENCE
On lui parlait. Quelque chose essayait de lui parler. Oui.
OMBRE VIE DEMI QUART VIE
La douleur refluait lentement. Lamie finit par pouvoir se relever. Elle regarda autour d’elle avec crainte. Rien d’inhabituel, à part l’éclairage d’urgence.
— Il y a quelqu’un ?
VIE VIE VIE
À nouveau l’impression qu’une sonde se frayait un passage dans ses organes, entre ses neurones, laissant derrière elle un sillon électrique. Mais qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce que c’était que ce truc ?
— Ne me faites pas de mal ! cria-t-elle en direction des murs muets.
VIE CONSCIENCE INTELLIGENCE
Un craquement ébranla le vaisseau. Ce n’était pas bon signe.
— C’est vous qui faites ça ? Qui êtes-vous ?
CONTACT ENFIN
Lamie déglutit et se figea. Elle commençait à comprendre. Les craquements redoublèrent d’intensité. Une alarme tonitruante se mit à résonner.
— Doucement, doucement, calmez-vous.
PARLER ENFIN
Un coup plus puissant que les autres. L’alarme se fit encore plus stridente. Devant elle, dans le couloir, une cloison s’abaissa brutalement. Il y avait donc une brèche dans la coque. Des tremblements, encore.
— Merde merde merde. S’il vous plaît, s’il vous plaît.
VIDE NOIR PERPÉTUEL INFINI ÉTERNEL
Elle se mit soudain à courir. Ce truc n’allait pas s’arrêter, il allait démolir le vaisseau. Sa seule option, à court terme, était d’enfiler une combinaison spatiale. Le vestiaire du sas, vite.
REDÉCOUVERTE DU TEMPS
Là, une combi. Vite, vite, elle enfila les jambes, vite, la fermeture éclair… Un séisme la fit tomber au sol. Tout bougeait, tremblait, vibrait. Elle tenta de se redresser, échoua, essaya encore. Soudain, le plafond disparut, déchiré comme s’il n’était qu’une feuille de papier. Dehors, une chose noire, indistincte, mouvante. La chose tomba sur elle comme une cascade, l’engloutit, l’enlaça.
HEUREUX
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