vendredi 22 décembre 2023

Le Ventre de Paris - Zola

Le Ventre de Paris - Zola

Un dixième tome des Rougon-Macquart pour moi, et encore un chef-d’œuvre. Le ventre de Paris, c'est les Halles, où toute la nourriture du monde transite : fruits, légumes, viandes, poissons, fromages, et j'en passe. Là, c'est le règne des Gros, des négociants qui accumulent leur pécule au fond de l'armoire, placé chez le notaire, et en gras sur leur personne. On travaille, on vit sagement et on papote, on fait tourner les ragots, on se compare avec les voisins, on séduit et on trahit ; on joue le grand jeu social.

La zizanie arrive avec le maigre et idéaliste Florent, échappé de Cayenne. Quoi, un rebelle, un désintéressé, un cultivé, qui se moque de l'argent et du commerce ? Quels liens peut-il entretenir avec son frère, boucher plus terre-à-terre qu'une taupe, et sa femme, la belle Lisa, placide et irréprochable, qui mène la dense à la maison ? Tous les personnages, incroyablement variés, approfondis par Zola avec une aisance confondante, le tout sans perdre le lecteur, sont d'une remarquable complexité. Pas de manichéisme, ils sont tous à la fois détestables et sympathiques à leur façon, hautement réalistes, naturels.

Il y a les Halles, à propos desquelles Zola multiplie les descriptions hautes en couleur, fruits d'indéniables recherches. La structure, elle, est tranquillement éblouissante : Zola plane au-dessus de son lieu et de ses personnages, il virevolte avec sa caméra, passant de l'un à l'autre, d'un évènement au suivant, jusqu'à peindre un tableau à rendre jaloux Chaude Lantier. Ça déborde à la fois de puissance analytique et d'intense humanité, j'avais le sourire en lisant. « Quels gredins que les honnêtes gens ! »

jeudi 14 décembre 2023

Agriculture de régénération - Mark Shepard

Agriculture de régénération - Mark Shepard

Un assez gros bouquin, à la fois passionnant et frustrant. La perspective globale, sur l'agriculture de régénération, est bien entendu charmante : agroforesterie, pensée à long terme, cultures ligneuses, etc. Il y a même, Ô joie, un long passage chiffré sur le modèle de cultures ligneuses associées à de l'élevage envisagé, mais, mais... tous ces chiffres sont théoriques. Pourquoi, alors que justement, l'auteur a une ferme de 42 hectares où il met en pratique ses idées ? Pourquoi rester dans la théorie, dans l'idéal ? Pourquoi ne pas parler des cas concret que, je n'en doute pas, il fréquente et façonne tous les jours ? C'est plus que frustrant : ça sème le doute sur la valeur de ce qui est présenté.

On l'a déjà vu ailleurs, mais j'aime la façon dont l'auteur évoque la valeur des cultures pérennes par rapport aux annuelles, qui nécessitent chaque année travail du sol et mécanisation lourde, ainsi que souvent sols exposés susceptibles de s'éroder. Le pérenne, c'est résilient. Ça vit longtemps, en demandant très peu de travail. Ça stabilise les sols. Et, en comparaison des céréales, les plantes pérennes sont juste plus riches nutritionnellement. J'aime aussi les anecdotes pertinentes sur sa jeunesse, notamment cet épisode, en 1973, où le pétrole a cessé de couler à flot aux USA. Soudain, paf, l'essence est rationnée, de plus en plus rationnée, et la vie change drastiquement. Il me semble probable que je connaisse des situations similaires de mon vivant.

Une autre anecdote que j'adore, datant de quand l'auteur, tout jeune, travaillait pour un vieux producteur de pommes. Un producteur qui se souvenait du temps où on ne vaporisait aucun produit chimique. Comme conseil sur la taille, le vieux ne dit au jeune qu'une seule chose : « tailler de façon à laisser un rouge-gorge passer sans que ses ailes ne touchent les branches, mais si on peut jeter un chat dans l'arbre sans qu'il s'accroche à une branche, c'est qu'on a trop taillé ». Excellent ! D'ailleurs, la taille est en partie faite par les vaches (et les chevreuils, certes) qui paissent entre les arbres, mangeant au printemps les feuilles tombées à l'automne, tondant l'herbe, et fertilisant le verger. Donc, fertilité, et moins de maladies, puisque la tavelure n'a plus les feuilles tombées pour de maintenir. De plus, l’élagage des vaches maintient les branches des arbres à 1 mètre et demi, ce qui isole les branches des spores de la tavelure qui passent l'hiver au sol. On laissait naturellement chuter 50% des pommes à jus, forcément les moins belles, et ensuite on récoltait les autres. A la cueillette, on laissait tout simplement tomber au sol les pommes infestées ou abimées. Ensuite, on pouvait choisir, avant le pressage, les plus belles pommes pour les commercialiser en tant que pomme à couteau (si la variété est adaptée bien sûr). Sans réfrigération ni pasteurisation, le jus de pomme ne pouvait pas se conserver plus de quelques jours, donc la plus grande partie était fermentée, pour faire cidre ou vinaigre, qui lui-même servait à conserver toute sorte d'autres aliments. Ensuite, on lâchait dans le verger les porcs, qui se régalaient des pommes déclassées laissées au sol, porcs qui éliminaient ainsi les larves des nuisibles. Pas mal, non ?

L'auteur, en parlant de sa ferme, évoque les cultures étagées, notamment sa vigne verger, où la vigne grimpe sur les fruitiers. Apparemment, il faut bien tailler tous les ans pour maintenir la pénétration du soleil. Ce serait rentable, et je veux bien y croire, mais encore une fois : pas de photo, pas de schéma, pas de chiffres. Plus que frustrant. Quand on fait un truc à la fois aussi cool et excentrique, ça mérite des détails.

Pour ce qui concerne la gestion des cheptels, j'aime beaucoup le micromanagement rationnel qui est proposé. Sur une petite parcelle, d'abord les veaux, les plus fragiles, puis on les mène sur un nouveau pâturage et on amène les vaches allaitantes, puis les vaches taries. Ensuite, place aux porcins, qui mangent les fruits divers ; l'auteur recommande les anneaux nasaux pour limiter le fouissement qui risque d'abimer la parcelle. Puis viennent les dindes, qui mangent les herbes et graines restantes. Puis les moutons, qui mangent les plantes vivaces qui ont repoussé depuis les vaches. Puis les poules, qui font un peu l'office de mini dindes, et se régalent des insectes qui trainent dans les bouses des animaux précédents. Et enfin les oies. (Puis les chèvres pour les agriculteurs les plus courageux.)

On y arrive enfin : l'exemple concret (mais en fait non, idéalisé) d'une vaste culture de pérennes associées (les chiffres sont pour 4000m²). Je ne vais pas trop m'y appesantir, mais on y trouve : châtaigniers, groseilliers, framboisiers, vignes, pommiers, noisetiers, et quelques animaux qui pâturent dans l'ensemble. J'aime ça, vraiment, et je trouve que ça fait sens, mais... ça n'est pas un exemple tiré de l'expérience de l'auteur. C'est une idéalisation. Par exemple, plus d'un cinquième des calories produites par ce système viendraient des groseilliers. Est-ce que ça fait sens ? Commercialement, peut-être, je ne sais pas. Mais comment faire cohabiter animaux et plus de 500 groseilliers ? C'est quoi le budget clôture ? Et de quel moment de la vie de ce système sont tirés ces chiffres ? Les petits fruits peuvent-ils vraiment vivre sous des châtaigners matures ? Bref, pourquoi ne pas plutôt parler de façon aussi détaillée des systèmes qui sont vraiment sur les 42 hectares de la ferme de l'auteur ?

Sur la notion de keylines, alias baissières (je crois), les lignes de niveau plantées d'arbres qu'on voit bien sur la photo aérienne en couverture, je m'interroge : peut-on vraiment parler de ce concept sans parler de type de sol ? Selon le caractère plus ou moins drainant ou hydromorphe du sol, je soupçonne que faire des baissières à l'aveugle peut avoir des conséquences très négatives. Je note aussi que, concernant les cultures d’annuelles en association avec les arbres, l'auteur vante la nécessité de la sous-soleuse, qui, tirée par un tracteur musclé, vient ameublir le sol tout en « taillant » les racines des arbres qui viendraient sinon concurrencer les cultures moins pérennes. Ah, et le mot de la fin : « La clé de la solvabilité de votre ferme est de faire baisser les coûts de production. »

dimanche 10 décembre 2023

Pollinisation, le génie de la nature - Vincent Albouy

Pollinisation, le génie de la nature - Vincent Albouy

J'avais déjà un tout petit livre très sympathique du même auteur, Vincent Albouy, à propos de la pollinisation. On y trouvait les bases, et celui-là va plus loin. Globalement, c'est pas mal du tout, joliment illustré, et riche en toutes sortes d'infos passionnantes malgré des passages moins captivants.

On sait que pour favoriser la diversité génétique et éviter l'équivalent de la consanguinité, les plantes ont toute sorte de techniques. Le plus courant de ces mécanismes consiste à décaler le moment de la maturité sexuelle des organes mâles et femelles d'une même fleur : chez le pommier les ovules sont matures avant les étamines, l'inverse chez le tournesol, etc. Ainsi des individus différents d'une même espèce ont tendance à avoir chacun un timming particulier afin de favoriser la fécondation avec autrui. Le noisetier, monoïque, a ainsi une floraison asynchrone entre fleurs mâles et femelles pour éviter l'autofécondation. (Le noisetier a une autre stratégie : fleurir avant l'apparition des feuilles pour favoriser la dispersion du pollen via le vent.) L'auto-incompatibilité se joue aussi à coup d'hormones qui défavorisent les grains pollens avec une génétique trop proche de a fleur réceptive. Mains certaines fleurs (le colza par exemple) désactivent ce mécanisme de sûreté en cas d'absence de pollinisation croisée, histoire de s'auto-féconder en dernier recours : c'est mieux que rien.

Les pucerons se nourrissent de la sève élaborée, riche en sucres et pauvre en protéines. Comme ils ont besoin de la même quantité de protéine que de sucre, ils rejettent le sucre liquide dans leurs déjections, d'où la bizarrerie des déjections très nutritives.

Composition des grains de pollen, qui ont deux noyaux :

  • Exine : particule externe qui protège les deux cellules, et cause les allergies.
  • Noyau génératif : noyau de la cellule reproductive qui se mélangera avec le noyau de l'ovule.
  • Noyau végétatif : noyau de la seconde cellule du grain de pollen, non génératrice.
  • Pore : ouverture via laquelle le grain de pollen émettra un tube, ou germera, pour amener le noyau génératif vers l'ovule.

Il y a tout un tas de choses sur les comportements extraordinairement riches et complexes façonnés par l'évolution. Pour les plantes, l'appât visuel et l'appât odorant sont deux stratégies (potentiellement liées) pour attirer différents pollinisateurs. Des fleurs de grande taille, spécialisées dans l'appât visuel, n'émettent aucune odeur (coquelicot, liseron, digitale) ; à l'inverse, la vue est accessoire pour d'autres, qui attirent surtout les animaux nocturnes avec leur senteur (tilleul, chèvrefeuille, jasmin).

Autre exemple parmi d'autres stratégies bizarrement élaborées, certaines fleurs (ici de la famille des arum) sont architecturées de façon à piéger les insectes à l'intérieur, après les avoir piégés avec leur odeur. Il s'agit de s'assurer qu'ils restent suffisamment longtemps pour bien féconder. Pendant ce temps, la fleur les nourrit, puis elle les relâche pour que les insectes continuent leur pollinisation.

Si l'abeille mellifère est une spécialiste en tant qu'espèce, elle serait une spécialiste à l'échelle individuelle, chaque abeille se spécialisant dans un type de fleur afin d'optimiser sa production. Seules les exploratrices, 5% des butineuses, seraient touche-à-tout.

La plante, elle, est écartelée entre deux pressions contraire : attirer les mellifères et repousser les prédateurs. Il faut donc avoir une structure et des substances chimiques qui empêchent de trop se faire bouffer, tout en câlinant les mellifères, sachant que ces bestioles ne font parfois qu'une, notamment quand on parle des coléoptères. Le radis illustre ce genre de tension évolutive : il peut avoir des fleurs de diverses couleurs. Les fleurs jaune et blanches sont plus butinées, et donc produisent des graines en plus grand nombre et de meilleure qualité, que les roses ou les mauves, qui elles produisent des substances toxiques qui les protègent des herbivores. Il y a de nombreuses façons d'être un être vivant fonctionnel.

Et en ce qui nous concerne nous, humains, les butineurs ne sont pas aussi indispensables à la pollinisation qu'on l'imagine parfois. De nombreuses plantes parmi les plus importantes pour l'alimentation humaine sont fécondées avant tout par le vent : les céréales à 100%, les légumineuses en bonne partie, les légumes aussi, ainsi que les plantes à huile... Les plantes les plus vulnérables sont les produits stimulants, puis les noix, et et les fruits. Évidemment, le déclin des pollinisateurs reste extrêmement problématique : même pour les plantes qui se débrouillent aussi partiellement avec le vent (d'ailleurs : vent et insectes, l'évolution a favorisé des comportements multiples pour assurer la résilience), les pertes seraient massives. Je note, page 125, le passionnant tableau qui indique l'importance de la dépendance de 30 cultures à la pollinisation animale, de 0% pour les céréales à 95% pour les courges en passant par 65% pour la plupart des fruitiers. Détail amusant : même pour une culture aussi connue que l'amandier, qui aux USA dépend grandement de l'importation de centaines de milliers de ruches pour la fécondation, les études scientifiques ne parviennent pas à être unanimes quant à sa dépendance à la fécondation par les insectes par rapport à la fécondation par le vent.

mercredi 6 décembre 2023

La forêt comestible - Damien Dekarz

La forêt comestible - Damien Dekarz

Celui-là, on me l'a prêté. C'est un bouquin assez bref, dont j'ai déjà lu l'essentiel ailleurs, alors je n'aurai pas grand-chose à en dire, si ce n'est ceci : ce n'est pas mal du tout. Je ne suis vraiment pas fan des éditions Terran, mais ici la forme n'est pas gênante, c'est mieux que dans le précédent livre de l'auteur, La permaculture au jardin mois par mois, si je m'en souviens bien.

Toutes les bases sont abordées d'une façon sensée et non dogmatique : l'inclusion des arbres sur un terrain, les fruitiers et les autres, les animaux divers, la taille ou la non taille, la sexualité des plantes, la plantation... Je le répète, c'est vraiment bref, voire élusif, ce qui est un bien pour un mal : on ne fait qu'effleurer la plupart des sujets, et il faudra lire ailleurs pour aller plus loin, mais pour le débutant, c'est tout à fait complet et honnête. A 15€, c'est un très bon rapport qualité/prix.

Je retiens quelques points sur la reproduction sexuée des fruitiers : les arbres autofertiles (pêche, abricot...) ont, logiquement, des enfants plus proches d'eux que les arbres autostériles, qui sont fertilisés par un autre individu. Et ne pas oublier le rôle des fruitiers sauvages alentour. Les noyaux d'un bon cerisier ont plus de chance de donner de bons cerisiers si les fleurs ont été fécondées par d'autres bons cerisiers que s'il y a des merisiers sauvages dans le coin. Ne pas oublier non plus la différence racinaire initiale entre un arbre de semi et un arbre planté, différence qui aura un impact à très long terme.

Comme souvent, ce qui me gêne un peu là-dedans, c'est le manque de données concernant les récoltes. Quand je lis une phrase comme « Le jardin est tellement productif qu'une bonne partie des fruits est offerte aux oiseaux et aux autres animaux gourmands », j'ai tendance à traduire ainsi : « Le jardin est non fonctionnel et la nourriture pourrit au sol à cause d'une inadaptation entre besoins et production. » Mais je chipote, je chipote. Je sais que le système de forêt comestible, ou jardin forêt, est en partie idéalisé, mais ça ne lui enlève pas son intérêt. Il faut juste se confronter au terrain avec un regard à la fois ouvert et critique.

dimanche 3 décembre 2023

The Great Transition - Nick Fuller Googins

Un roman qu’on pourrait qualifier de fiction climatique, dans la veine de The Ministry for the Future de Kim Stanley Robinson. J'ai laissé tomber après le premier tiers, mais il y a quand même quelques trucs à dire. Ça commence d’une façon originale, 16 ans après le Zero Day, le jour où l’humanité a enfin réussi à atteindre le net zéro carbone. L’apocalypse climatique et environnemental a bien eu lieu, et d’ailleurs il est toujours en cours. Le choc a été si violent que toute l’organisation sociale mondiale a été revue pour l’occasion, histoire de survivre. Toutes les sociétés privées et institutions sont devenues des coopératives, et les trop abondants bâtiments du passé sont méthodiquement démolis pour que leurs matières premières soient utilisées pour fabriquer des sources d'énergie renouvelable. Un effort massif a été fourni ainsi, mais aussi pour lutter contre les incendies par exemple, à l'aide de millions de volontaires formant des brigades de choc. En somme, les humains vivent toujours fort confortablement, et surtout, ils vivent dans la satisfaction de ne pas répéter les erreurs du passé.

C'est assez utopique comme situation, mais pas pour tout le monde. La tension narrative du roman semble s'articuler autour de l'idée de justice. Face à toutes les horreurs vécues, face à toutes les souffrances, toutes les morts (tout cela est décrit dans d'abondants flashbacks), comment peut-on laisser les responsables courir sous prétexte qu'ils se sont à peu près réformés ? Alors voilà, une vague d'écoterrorisme arrive, les ex-PDG et autres princes saoudiens sont assassinés, et pour mal de gens, ce n'est que justice. Je ne sais pas où va cette trame.

Si le roman commence bien, il s'englue rapidement dans du mélodrame interpersonnel. Les membres de la petite famille que l'auteur nous fait suivre ne font que s'engueuler, c'est franchement pénible, d'autant plus que l'intrigue se fait extrêmement paresseuse. Il y a beaucoup de dialogues répétitifs, beaucoup de retours en arrière répétitifs pour montrer l'horreur de la crise climatique, et on s'ennuie ferme. C'est l'essentiel du problème, mais je tenais à en mentionner un autre, souvent inévitable quand on s'attaque à des changements sociétaux aussi massifs dans un futur proche : c'est un peu gros, c'est difficile d'y croire. Un exemple parmi 100 : des masses populaires qui luttent physiquement contre une grosse entreprise qui continue d'extraire du pétrole ? J'aurais plus tendance à imaginer les masses populaires lutter pour extraire le pétrole jusqu'à la dernière goutte, histoire de repousser la paupérisation qui accompagnera sa fin...

mercredi 29 novembre 2023

80 clés pour comprendre les sols - J. Balesdent, E. Dambrine, J-C Fardeau

80 clés pour comprendre les sols - J. Balesdent, E. Dambrine, J-C Fardeau

Un petit livre sympa pour s'initier à la question des sols, mais sa structure en 80 questions le fait, justement, manquer de structure. Certaines questions semblent aussi un peu hors sujet. Je prends quelques notes, il y a de quoi.

La page peut-être la plus intéressante est celle qui détaille en profondeur la composition d'un sol, ici un sol limoneux. Pour résumer, dans 1 mètre cube : 520 litres de solide + 480 litres de vide (ce jour-là remplis de 320 litres d'eau, reste donc 160 litres d'air). Ce qui fait, sans trop détailler :

  • 1325 kg de minéraux (grains de quartz, argiles, oxydes de fer...)
  • 20 kg de matière organique (peptides, protéines, sucres...)
  • 5 kg d'êtres vivants (racines, rhizomes, bactéries, champignons, puis insectes...)

Le temps que prend la formation du sol dépend grandement des conditions climatiques et de la nature des roches locales, mais en moyenne les plantes et les intempéries fabriquent 1 mm de sol par siècle. Pour faire 1 cm, il faut donc 1000 ans. Les roches-mères se divisent en 3 catégorie :

  • Les roches magmatiques (basalte via volcans, granit via remontée lente du magma)
  • Les roches sédimentaires, formées par l'accumulation de matériaux (calcaire via squelettes de coraux et coquillages, ou argiles, schistes et sables par érosion des continents)
  • Les roches métamorphiques, formées par la recristallisation des autres types après un passage en profondeur et donc l’exposition à chaleur et pression (gneiss...)

Les argiles sont des particules extrêmement petites, qui offrent proportionnellement beaucoup de surface : c'est pour cette raison qu'elles ont la capacité d'absorber de grosses quantité d'eau. De plus, en raison de leur structure cristalline, les argiles ont tendance à être couvertes de charges électrostatiques, surtout négatives, et donc d'absorber toute sorte d'éléments nutritifs et de matières organiques. Notons qu'il y a des types d'argiles très différents et que ces propriétés ne sont pas valables pour toutes.

Le sol retiens les éléments nutritifs de 3 façons :

  • Par charge électrique. Les ions positifs de la plupart des nutriments sont retenus par les sols généralement chargés négativement, mais pas les ions positifs, comme le nitrate. 
  • Sous forme d'atomes constituant les matières organiques (N, S et un peu P), qui seront libérés par la biodégradation.
  • Les minéraux constituant le sol (mais pas N) sont abondants mais peu solubles.

Comment les sels s'accumulent-ils dans le sol ? En plus de l'origine maritime liée à la montée des eaux et la baisse du niveau des nappes phréatiques trop pompées, deux raisons : 

  • De façon naturelle : si l'évapotranspiration de l'eau (via les plantes ou directement du sol) est supérieure à la pluviométrie, les excès de sels ne peuvent plus être drainés ou lessivés et donc s'accumulent.
  • De façon anthropique : l'irrigation apporte juste assez d'eau pour les plantes (eau qui sera évapotranspirée), mais pas assez pour lessiver les sels apportés avec cette même eau.

Ah, et les haies comme coupe-vent : l'intérêt, ce n'est pas que d'éviter le vent lui-même, mais toute l'évapotranspiration qu'il cause. L'eau consommée par les haies est plus que compensée par ce rôle protecteur.

Certaines plantes adaptées à des milieux humides ont une belle astuce pour éviter l'asphyxie racinaire, comme les roseaux, les carex ou le riz : il y a à l'intérieur de leurs racines un tissu creux qui sert à faire circuler l'air.

vendredi 24 novembre 2023

L'usage du monde - Nicolas Bouvier

L'usage du monde - Nicolas Bouvier

L'usage du monde, c'est un peu la quintessence du récit de voyage. Pas d'épopée vers les extrêmes à la Jon Krakauer, pas non plus de perspective politique à la Orwell. Nicolas Bouvier et son copain Thierry se contentent de partir vers l'Inde avec leur petite voiture, de l'argent pour quelques mois, leurs talents respectifs pour gagner leur vie en chemin (la peinture pour l'un et la langue pour l'autre), et voilà, à l'aventure pour un an et demi, via l'Iran et l’Afghanistan ; advienne que pourra.

Je ne vais pas mentir, ça m'a touché personnellement : Belgrade, Nis, la Macédoine, la Grèce, Edirne et Constantinople... Je suis passé par là moi aussi, et alors que l'auteur continue vers l'est, j'ai comme  entraperçu une autre version de ma vie, où je me serai lancé moi aussi dans le voyage à long terme. Bien sûr, au début des années 1950, le monde était différent, les conditions plus rudes, et pour se lancer dans une telle épopée, il fallait une âme nomade d'une force rare. Pas d'internet, pas de portable, pas de virements bancaires, pas de cartes fiables, et des conditions d'une forte précarité dans les pays traversés, où... Où pourtant le français reste une langue internationale. La clé, et c'est frappant, c'est de parler aux gens. C'est en parlant, voire en rigolant, qu'on avance, qu'on apprend, qu'on s'occupe. Autant outil pratique que divertissement par défaut, la force de la parole et du simple contact humain apparait avec une intensité qui fait du bien. Moi-même, au cours de mes plus modestes voyages, j'ai péché par mutisme, et ce n'était pas que par inclinaison introvertie : à quoi sert de parler quand on peut tout faire via la technique ? On désapprend le lien. Heureusement, le voyage a contribué à me rappeler à la bonhommie.

L'essentiel, c'est que Nicolas Bouvier sait écrire. Il y a dans ce récit une puissante nonchalance, une folle distance : l'auteur décrit ses aventures les plus dangereuses, et ses rencontres les plus humainement touchantes, à la manière d'ombres lointaines, dans un imparfait qui relève de l'habitude, de la vérité générale. Pour aller là, on fait ci, on fait ça, on manque de mourir, puis on croise un vieux paysan au milieu de désert, et on retape le moteur pour la centième fois... Après tout, ce n'est que la peinture du monde, qui est déjà là, partout. En même temps, cette distance est accompagnée d'une intense curiosité pour les gens et leurs pays, d'une ouverture perpétuelle envers le possible et d'une grande intelligence dans les descriptions.

Ça se lit avec ce même mélange de distance et d'intimité, on se laisse porter par le flot de la prose, et de temps en temps, quand on ouvre l’œil après s'être assoupi, on se retrouve on ne sait trop où avec on ne sait trop qui ; il va falloir observer, écouter, parler.

lundi 20 novembre 2023

La biodiversité amie du verger - Evelyne Leterme

Clairement une référence. De Evelyne Leterme, j'avais déjà lu son livre sur la greffe, celui sur la taille, et surtout le superbe pavé sur les fruits retrouvés. Ici, on fait face à une sorte de synthèse de 35 ans d'expérience, presque un mémoire. C'est très large sans aller trop loin dans la technique, riche en informations, et les nombreuses photos présentes ont le bon goût d'être utiles au propos. Mes quelques notes ne sont qu'un aperçu, on est vraiment face à un livre dense.

Le constat est à nouveau dressé : le mouvement d'uniformisation des surfaces agricoles, qui a vu disparaitre nombre d'arbres et de haies, a eu des conséquences négatives, notamment sur l'érosion. Evelyne Leterme remonte un peu le temps, évoquant la domestication progressive des espèces fruitières au fil des millénaires, l’augmentation du calibre et de la qualité des fruits, sans compter leur adaptation à de nouvelles régions, et dresse un portrait des nombreuses pratiques qui voyaient les arbres cohabiter avec les cultures céréalières, potagères et viticoles. Les arbres drainaient l'eau trop abondante en saison humide, favorisaient la remontée de l'eau en saison sèche en décompactant le sol, assuraient une abondance de matière organique, protégeaient du vent ou du soleil et offraient des récoltes supplémentaires, sans compter du bois d’œuvre ou de chauffe.

On pense aux vergers multi-étagés : vignes, fruitiers, céréales et légumes pouvant cohabiter, du moins à une échelle non industrialisée. En Espagne, c'est la huerta, qui voit les vergers d'olivier associés aux cultures potagères variées, et en Italie la coltura promiscua, où sur les coteaux escarpé cohabitent diverses strates pour optimiser l'espace et limiter l'érosion à l'aide des racines des fruitiers.

La vigne, notamment, a souvent été cultivée en lien avec les arbres, parfois à la façon d'une haute et étroite haie accrochée à des arbres en rang, à l'époque où elle n'était pas encore menacée par la plupart des maladies modernes qui l'affligent. Les traitements chimiques contribuent à renforcer les monocultures, dont celles de la vigne, car le traitement adapté à une espèce est souvent néfaste à une autre.

Evelyne Leterme s'attache beaucoup à la haie fruitière, jusqu'à peut-être aller un peu loin dans une rationalisation arbitraire : un fruitier, 5 arbustes d'une même espèce rabattus, un fruitier, 5 arbustes d'une autre espèce, etc. Je retiens cependant ce rythme global de la haie fruitière traditionnelle, que j'espère bien pouvoir mettre en pratique dès que nous aurons pu nous débarrasser de notre horrible et énorme haie de cyprès. On y retrouve une production fruitière et une véritable fonction de haie, mais c'est sûr qu'il vaut mieux rabattre régulièrement la strate arbustive pour que l'air et la lumière puissent continuer à circuler. Il y a moyen d'adapter le système pour garder une partie de la strate arbustive pleinement productive avec grenadiers, noisetiers, amélanchiers, etc. Les haies contribuent à maintenir une très forte diversité de faune où les ravageurs ont tendance à être naturellement limités par la présence de leurs prédateurs. Il convient donc de créer sa haie en songeant à la diversité des ressources (abri, nourriture, fleurs, pollen...) qu'elle offre à la faune. Il faut différent types de feuilles, de bois, de fleurs, de fruits... En même temps, il ne faut pas idéaliser ces systèmes, certains ravageurs auront toujours des pics d'activité.

On le sait, mais Evelyne Leterme le rappelle : la diversité variétale est importante pour éviter la consanguinité et permettre l'adaptation des espèce fruitières à un avenir incertain. Par exemple, sur 500 variétés commerciales de pommiers, la majorité est issue de seulement 10 variétés, notamment la Golden qui a une part démesurée dans la génétique des pommes commerciales. Ah, et ne pas oublier, pour notre terrain très argileux : l'importance des risques d’asphyxie racinaire, facteur trop souvent négligé car hors de portée des yeux.

La biodiversité amie du verger - Evelyne Leterme

jeudi 16 novembre 2023

Fruitiers au jardin bio - Alain Pontoppian

Fruitiers au jardin bio - Alain Pontoppian

Bon, c'est encore un des nombreux livres qui m'ont été donné (de force) par une voisine. Je crois que c'est le dernier de la pile dont je vais parler ici, les autres étant très brefs et n'apportant pas grand-chose de plus. Plutôt que de critiquer ce petit livre plutôt sympathique (qui tout de même parle de greffe sans évoquer la greffe anglaise), je vais en profiter pour réviser mon vocabulaire.

  • Les plantes dioïques sont comme les humains : les fleurs mâles apparaissent sur des plants mâles et les fleures femelles sur des plants femelles (actinidia...). 
  • Les plantes monoïques voient cohabiter fleurs mâles et femelles sur le même individu (noisetier, noyer châtaigner...).
  • Les plantes hermaphrodites ont des fleurs qui accueillent à la fois des étamines, organes mâles, et un pistil, organe femelle (pommier, poirier, prunier...).

Mais attention, toutes les plantes hermaphrodites ne sont pas autofertiles : même si une plante a tous les bons organes sexuelles sur elle, il est possible et même probable qu'elle ne puisse pas se reproduire avec elle-même et qu'elle ait besoin d'un autre individu (et pas d'un clone greffé). Une telle plante est autostérile. Dans la nature, il est probable que ce soit une défense contre les dangers d'une certaine consanguinité. Les fruitiers domestiques contiennent, je crois, une plus grande proportion d'individus autofertiles car ils sont justement sélectionnés pour ce trait.

Pour amener le pollen, porteur de spermatozoïdes, au pistil, porteur d'un ou plusieurs ovules :

  • Les plantes anémophiles utilisent le vent : beaucoup de pollen, car beaucoup de pollen égaré (noisetier, noyer, olivier).
  • Les plantes entomophiles, elles, se font jolies et nourrissantes pour accueillir les insectes.

L'auteur précise, avec pertinence, que la plupart des fruitiers ne sont pas adaptés à un partage du sol avec un potager (sauf cas particuliers, comme un sol exceptionnel ou très humide peut-être). Les porte-greffes nanifiants facilitent les choses, par exemple les pêchers conviendraient, les poiriers sur cognassier et les pommiers sur porte-greffes très nanifiants. Les lianes et arbustes à petits fruits conviennent également. Je retiens que les boutures, que je pourrais être amené à faire à une certaine échelle, n'aiment pas les terrains lourds, qui favorisent l'accumulation de l'eau et donc le pourrissement du bois avant qu'il ne prenne racine. Il me faudrait sélectionner une zone et l'amender abondement avec de la matière organique (ce qui se fait dans tous les cas) et du sable (plus problématique), ou tout simplement ne pas m'embêter avec ça et me faire un coin à bouture optimisé avec substrat chauffé.

Ah, une dernière chose : les néfliers du japon, alias bibaciers, auraient normalement plusieurs pépins, parfois petits, et le fait de n'avoir qu'un seul gros pépin serait le trait d'une variété particulière, la bibace à un pépin. Pour l'instant, tout laisse à penser c'est un exemplaire de celui-là qui est au jardin, j'espère pourvoir confirmer l'année prochaine avec plus de fruits.

dimanche 12 novembre 2023

Free Will - Sam Harris

Free Will - Sam Harris

J'ai fortement envie de lire Determined: A Science of Life without Free Will, le dernier livre de Robert Sapolsky, auteur du très bon Behave. Donc, empli d'un fort regain de curiosité envers l'idée de libre arbitre, je me suis retrouvé à écouter ce monologue de Sam Harris, de la même façon que j'écoute toute sorte de podcasts en faisant d'autres trucs, notamment m'activer au jardin. J'ai été touché par une idée que je n'ignorais pas, mais qui ne m'avait jamais frappé de façon aussi consciente : le fait que la pensée, qui est à la base de l'identité et d'une potentielle impression de libre arbitre, surgit de nulle part. (De nulle part par rapport à notre conscience, pas par rapport à la chaine causale qui est nécessairement à son origine.) C'est un fait intimement vérifiable. Ça a l'air de rien, et pourtant : si on ne contrôle aucunement les pensées qui germent dans notre esprit, comment peut-on contrôler quoi que ce soit d'autre ? D'autant plus que ce sont les pensées qui causent le moi, et non l'inverse.

Il y a quelques semaines je parlais de libre arbitre avec quelqu'un de très véhément. Cette personne avait une perspective extrêmement déterministe, peut-être plus encore que moi en un sens, mais son déterminisme radical restait culturel et psychologique. A mon sens, pour véritablement réaliser l'absence de libre arbitre, il convient de faire un pas de recul. En prenant en compte une perspective physique, on tire une croix sur l'essentiel des potentiels : on ne peut rien faire qui n'obéisse aux lois de la physique. Ensuite, en prenant en compte une perspective biologique, on réalise que l'intégralité des actions réalisées par les êtres vivants sont des adaptations à un contexte environnemental dans le but de survivre, se reproduire, et parfois assurer la survie de sa progéniture. A peu près tous les comportements sont des variations sur ces thèmes primaires, et non, ce n'est pas du libre arbitre que de choisir une stratégie de survie plutôt qu'une autre : la vie n'existe que parce qu'elle développe un vaste spectre de stratégies. Pour citer Nietzsche en première page du Gai Savoir : « J'ai beau considérer les hommes d'un bon ou d'un mauvais œil, je ne les vois jamais appliqués qu'à une tâche : à faire ce qui est profitable à la conservation de l'espèce. » Ensuite, certes, viennent culture et psychologie. Mais même s'il existait (et je ne crois pas qu'il existe) un libre arbitre à ce niveau, même si chacun avait le choix entre être chrétien ou musulman, ambitieux ou désintéressé, manger du steak ou du tofu, on comprend que ce ne serait qu'une pâle ombre de l'idée de libre arbitre.

Revenons au petit livre de Sam Harris. On y retrouve pour l'essentiel la même chose que dans le monologue cité plus haut. L'intention de faire une chose plutôt qu'une autre ne trouve pas son origine dans la conscience, mais apparait dans la conscience. Nous ne savons pas ce que nous avons l'intention de faire jusqu'à ce que l'intention apparaisse.

Trois approches classiques en philosophie :

  • Le déterminisme : notre comportement est entièrement déterminé par un enchainement en causes.
  • Le libertarianisme : notre comportement est entièrement déterminé par un enchainement en causes, mais le libre existe néanmoins, sur un plan situé en dehors de monde physique.
  • Le compatibilisme : le libre arbitre est compatible avec la véracité du déterminisme.

Sam Harris est éloquent dans ses arguments démontrant l'intenabilité du compatibilisme, et le livre étant déjà très dense, je ne vais pas les recopier. J’apprécie la façon dont il ne se lance pas dans de grands arguments philosophiques mais ancre ses arguments dans l'expérience de la subjectivité quotidienne.

Avant de conclure, un mot sur un argument commun : « si j'avais voulu, j'aurais pu choisir autre chose »  (en parlant d'un récent petit choix du quotidien). Tout d'abord, d'où vient ce vouloir, ce choix ? La personne pourra rationaliser après coup, mais le fait est que ce choix apparait dans l'esprit comme venu de nulle part. Continuons : si on remonte le temps magiquement et qu'on retrouve la personne juste avant ledit choix, son état d'esprit sera nécessairement le même que quand le choix a été fait pour la première fois, et un état d'esprit donné ne peut mener qu'à un choix donné, ce qui enlève toute illusion de libre arbitre. Ceci dit, même si la personne pouvait faire un autre choix à partir du même état d'esprit, ce ne serait aucunement du libre arbitre, mais juste du chaos.

« Clearly, we can respond intelligently to the threat posed by dangerous people without lying to ourselves about the ultimate origins of human behavior. »

mercredi 8 novembre 2023

L'art de tailler les arbres et les plantes (1965) - Georges Truffaut & Pierre Hampe

Ce vieux volume est un plaisir à parcourir. Il s'agit de la sixième édition, l'ouvrage ayant originellement été publié dans les années 40, si j'en crois les dates affichées sur certaines gravures. Tout d'abord, notons l'écriture. Elle est légèrement surannée, dans le bon sens du terme, et me fait regretter qu'aujourd'hui on ne trouve plus guère d'écriture aussi élaborée dans les ouvrages de ce genre. Notons aussi l’impressionnante qualité des illustrations. Il n'y a pas, comme trop souvent aujourd'hui (je suis déjà un vieux grincheux passéiste il faut croire), une avalanche de jolies photos parfaitement superflues qui prennent l'essentiel de la place. Il y a quelques photos en noir et blanc, assez peu lisibles il faut bien l'avouer, mais toujours à-propos, et surtout une formidable quantité de gravures claires et esthétiques. 

La plus grande partie du bouquin est consacrée à des tailles extrêmement sévères, d'une complexité invraisemblable. Je me suis contenté de survoler ces parties, en profitant des gravures. Aujourd'hui, ces tailles radicales ne sont plus guère validées par la recherche et l'empirisme. En revanche, les chapitres concernant les outils, la biologie des arbres et la greffe sont très qualitatifs et n'ont, globalement, pas perdu de leur pertinence.

Je retiens, page 32, cette jolie gravure qui montre des gaines de protection des arbres fabriquées avec de la paille ou des branches. Le plastique est tellement dominant que je n'y avait même pas songé. La pratique très interventionniste des entailles au-dessus des bourgeons (pour les favoriser) ou en-dessous (pour les défavoriser) est fort bien expliquée et illustrée. Et de même pour la théorie de la circulation de la sève, la sève brute remontant l'arbre via le bois, puis redescendant par le liber où elle passe par les feuilles, où se déroulent la transpiration et la fixation du carbone, et devient ainsi la sève élaborée, qui assure la nutrition des organes, jusqu'aux pointes des radicelles. Les auteurs fantasment à l'occasion, gravure science-fictive à l'appui, sur des machines qui permettraient de réguler les flux de sève dans l'arbre afin de contrôler sa vigueur.

Le géotropisme est la propriété que possèdent les jeunes pousses de se diriger en sens contraire de la pesanteur. Le phototropisme est la tendance des tiges à se diriger vers la lumière. 

L'un des principaux intérêts de la taille, que je n'avais pas forcément en tête, est d'augmenter la proportion de racines que possède l'arbre par rapport à sa masse totale. Ainsi l'arbre taillé aurait plus de racines pour assurer l'hydratation de moins de masse extérieure, et il pourrait concentrer plus d'énergie dans la production fruitière. J'aimerais avoir une confirmation plus moderne de cette idée avant de totalement l'accepter. Aussi, une idée qui pourrait expliquer pourquoi les deux seuls abricots qui ont survécu plus tôt cette année était au sommet d'une haute branche : les couches d'air froid qui causent les gelées ne feraient que quelques mètres d'épaisseur, ce qui expliqueraient que des fruits placés en hauteur auraient plus de chance d'y survivre. Accessibilité ou tiédeur, il faut choisir. La question de tailler ou non à la plantation est évoquée, et déjà à l'époque les auteurs disent que cette question « n'a pas toujours été résolue d'une manière logique ». Un facteur important (celui-là m'avais déjà tourmenté) est l'équilibre entre racines et bois. Pour déraciner un scion en pépinière, il faut évidemment couper la plupart des racines, ce qui risque de créer un fort déséquilibre : jeune scion qui a poussé fort vigoureusement mais qui se retrouve privé de l'essentiel de son système racinaire dans son nouveau lieu de vie. Or, les auteurs affirment que le développement des branches est conditionné par les racines, et non l'inverse, on gagnerait donc à tailler pour réduire la pression sur le système racinaire amoindri. Je note le résumé des auteurs concernant la plantation d'un scion :

  • Il faut conserver aux racines une longueur suffisante.
  • Il est inutile de conserver les très fines radicelles qui, de toutes façons, meurent si la transplantation a lieu à racines nues.
  • La taille à la plantation diminue les risques de dessèchement.
  • Il faut tenir compte des conditions locales. 

Ce dernier point me fait rire. Et si les auteurs passent l'essentiel de leur temps à décrire les tailles lourdes et complexes de formation des arbres, il disent en même temps que la forte taille peut fortement réduire la productivité de l'arbre, surtout dans ses premières années (en ralentissant sa croissance naturelle je suppose). 

Je garde en référence future la petite partie sur la greffe, à partir de la page 248. La greffe en écusson et la greffe en couronne y sont notamment décrites de façon brève et claire, illustrées comme toujours par des gravures limpides. 

samedi 4 novembre 2023

Des vers de terre et des hommes - Marcel B. Bouché

Des vers de terre et des hommes - Marcel B. Bouché

Il ne fait aucun doute que l'auteur est un expert sur son sujet. Il ne manque pas de parler des expériences effectuées sur le terrain (expériences dont les techniques autant que les résultats sont souvent étonnants), et si on cherche des infos sur les vers de terre et leurs interactions avec l'environnement, je veux bien croire que ce bouquin soit la référence grand public. (Rien à voir avec cette horreur.) Dommage que ce soit très pénible à lire. L'auteur est bavard, il papote sur ce qui lui passe par la tête, il maintient de bout en bout un ton outré et sarcastique, et on a autant l'impression de le lire ventiler ses frustrations que disserter sur les vers de terre. C'est aussi fort mal structuré et extrêmement répétitif. Après 100 pages, je suis passé en mode lecture (très) rapide, et après 100 pages supplémentaires, je me suis contenté de feuilleter rapidement.

On sait que les très nombreuses espèces de vers de terre contribuent fortement à la vie et la fertilité du sol, notamment en transportant la matière organique et en la mettant à disposition des autres organismes du sol. Il existe 3 groupes principaux de vers de terre, eux-mêmes contenants une forte variété, ce qui empêche d'en faire une description approfondie :

  • Les épigés, qui restent en surface, dans les débris végétaux dont ils se nourrissent. Très exposés aux prédateurs, ils se reproduisent avec une forte fertilité pour compenser cette vulnérabilité. Leur peau pigmentée sert de camouflage.
  • Les endogés, qui vivent plus profondément et creusent des galeries surtout horizontales.
  • Les anéciques, de plus grande taille, les plus longévifs, qui creusent des galeries surtout verticales et participent ainsi à l'échange de matière entre les strates du sol. Du crépuscule jusqu'à l'aube, ils se nourrissent en surface, laissant une partie de leur corps dans leur galerie et picorant de l'autre. Ce sont eux qui créent les turricules, leurs fertiles tas de déjection. Ils sont très forts pour se mettre en léthargie quand les conditions sont défavorables (trop froid, trop sec).

Les vers de terre, n'ont certainement pas de mâchoire, mais ils ont un gésier, qui broie la matière. En créant galeries et pore, ils participent aux interactions fertiles entre sol, air et eau. Ils créent des frontières poreuses où fructifie la vie. Tous les lombriciens sont hermaphrodites (les deux sexes sur le même individu). Notons que Darwin, dans son fameux ouvrage sur les vers de terre, avait déjà saisi tout un tas de choses pertinentes, et il est fréquemment cité ici.

Sur les bases de la structure des vers de terre :

La métamérie désigne une organisation “en longueur” des animaux, qui se constitue dès l’embryon. Ces animaux se développent à partir des trois couches de cellules qui se différencient à l’avant en ce qui participera à la tête et à l’arrière en un anneau postérieur bien distinct (ou métamère). Puis l’opération se reproduit, la masse cellulaire antérieure produit un nouvel anneau, qui repousse en arrière le premier formé. Et cela se répète. Cette production d’anneaux se poursuit, ajoutant ainsi des métamères à l’individu qui, en s’allongeant, devient un ver tubulaire annelé. À la fin de la croissance, il peut y avoir quelques dizaines, voire centaines, de métamères avec en continu la couche cellulaire externe qui donnera, entre autres, l’épiderme protecteur et la couche interne à l’origine notamment du tube digestif. [...] Cette organisation s’est conservée excellemment chez les vers Annélides, auxquels appartiennent les vers de terre, et de façon très modifiée chez les hommes dont les anneaux transformés sont encore observables, par exemple les vertèbres et les côtes.

Le corps des annélides se déplace par contractions, contractions qui augment la pression d'un certain liquide : c'est un déplacement par pression hydraulique, pour écarter à l'avant les sédiments et ouvrir un terrier. Cette pression sélective est extrêmement importante : ces animaux vivant dans des galeries, l'évolution sera limitée par le format tubulaire pour le développement des organes, et notamment un format tubulaire régulier. Le format tubulaire lui-même contribue à empêcher la créations de membres ou organes qui ne seraient pas tubulaires.

Je note un aparté sur une originale classification des plantes :

  • Les plantes compétitrices, vivant sans un environnement favorable à la vie. L'activité biologique est intense et la décomposition aussi. Le principal facteur limitant des plantes et leur surface de panneaux solaires, donc elles poussent, elles poussent. 
  • Les plantes résistantes, dans des écosystèmes plus hostiles. Il y a de la place, et pour cause, pas facile de vivre dans ces conditions. La croissance est limitée mais mieux vaut être solide. Les moyens de défense chimiques sont élaborés et la décomposition de la matière organique est plus lente. 
  • Plus marginales, les plantes rudérales, qui survivent longtemps sous forme de graine (notamment) et croissent vive quand les conditions sont remplies (une rare pluie dans un désert par exemple).

Les lombriciens, comme bien d'autres animaux, utilisent les micro-organismes pour optimiser la digestibilité de leur nourriture. Ils reconsomment, après fermentation microbienne, une grande quantité de leurs ex-déjections. Le sol est ainsi parsemé de ces déjections-réserves qui mûrissent comme un aliment fermenté. Les racines des plantes adorent ces grumeaux qui participent au cycle de l'azote. Les algues de la surface du sol sont aussi une part importante de l'alimentation des vers de terre, c'est une bouillie de micro-organismes aisée à avaler et à digérer.

mardi 31 octobre 2023

Le noisetier - Michel Roussillat

Le noisetier - Michel Roussillat

Elle est tentante cette collection, avec des livres d'une petite centaine de pages sur chaque espèce d'arbre, mais il faut se rendre à l'évidence : c'est exhaustif, certes, mais on a quand même l'impression que pour remplir ces pages, il faut gratter les fonds de tiroir. Alors, on apprend quoi sur le noisetier ? 

Déjà, ce n'est pas un arbre, mais un arbrisseau : il ne dépasse pas 7 mètres et reste ramifié en touffe dès sa base. Il rejoint là aubépine, églantier, prunellier, cornouiller, sureau, etc. Chaque branche principale meurt au bout de 20 ou 30 ans, mais tant que la souche émet de nouveaux rejets, elle peut vivre bien 100 ans. Le noisetier est monoïque, c'est-à-dire que chaque individu porte fleurs femelles et mâles. Les mâles, ce sont les chatons, qui apparaissent à l’extrémité des rameaux courts dès la fin de l'été pour s'épanouir au printemps suivant. Chaque chaton mâle peut libérer 4 millions de grains de pollen. Les fleurs femelles sont bien plus discrètes. Comme elles fleurissent ainsi très précocement, les fleurs sont sensibles aux gelées.

Notons qu'il existe plusieurs espèces de noisetiers, qu'on ne différencie guère dans l'usage commun. Corylus avellana est le noisetier commun, indigène en France, mais on plante aussi Corylus maxima, ou noisetier de Lombardie, originaire du sud de l'Europe. Les variétés fruitières sont souvent des hybrides entre les deux espèces. 

Le baladin, un petit charançon, est le principal insecte prédateur des noisettes. Ce sont les femelles qui percent la coque des noisettes encore jeunes pour y déposer leurs œufs. Le trou se referme comme une cicatrice, et le nouveau trou que l'on voit sur les noisettes matures est celui creusé par la larve qui sort de sa coquille. La larve passe l'hiver dans le sol sous forme de nymphe avant de reproduire le cycle l'année suivante. 

Les fruits se trouvent sur les pousses latérales d'un an, ce qui motive à la taille du noisetier : on peut supprimer les branches ayant déjà fructifié. On coupe les touffes qui partent vers le centre de la touffe, histoire d'aérer. L'auteur donne aussi les bases des techniques permettant de faire de la vannerie avec du bois de noisetier. Il convient d'abord, avec adresse, de prélever de fines lanières sur des rameaux soigneusement choisis.

vendredi 27 octobre 2023

Valuable Humans in Transit - qntm

Valuable Humans in Transit - qntm

Un petit recueil de nouvelles par l'auteur du très digne d'intérêt There is no antimemetic division. Il a une certaine tendance à laisser ses histoires à l'état d'ébauches, on a souvent l'impression de lire le synopsis d'un roman, mais même dans ce cas, les idées explorées valent le coup. A son meilleur, qntm s'avère très convainquant, explorateur de grands concepts qui traversent l'espace et le temps, presque à la façon de Greg Egan ou Liu Cixin. La plupart des nouvelles sont lisibles gratuitement par ici.

Lena (5/5 pour le concept). Écrit à la façon d'un article Wikipédia. Dans un futur proche, les esprits humains peuvent être scannés et utilisés en tant que programmes exécutables. Au début, tout le monde est très naïf, mais on se rend vite compte de l'horreur de la situation : esprit humain devenu sujet d'expérience, ou bien plus probablement programme utilisé dans je ne sais quelle industrie, esprit humain dont existent peut-être des centaines de milliers d'instances en parallèle, et qu'il faut réinitialiser après quelques milliers d'heures parce qu'il devient dingue. Excellent.

If You Are Reading This (2/5). Le ton m'a fait penser à Lovecraft qui écrirait de la hard SF, avec le récit imbriqué, le narrateur qui recueille le récit moyennement fiable d'autrui. Malheureusement, ça se finit complètement en queue de poisson.

The Frame-by-Frame (5/5). Encore une fois, c'est un concept avant tout, mais très bien exécuté. Les différents systèmes d'une voiture autonome débattent de la conduite à tenir face à un piéton vulnérable. Il s'avère qu'elle n'est pas programmée pour considérer tous les humains comme digne du même droit à la vie... Toute la narration ne dure que quelques secondes en temps réel.

The Difference (3/5). Une histoire d'IA (ou pas ?) sous la forme de conversation web, avec une touche de ces films d'horreur sadiques à la Saw. Intriguant, mais c'est de nouveau une fin pas satisfaisante.

Gorge (4/5). Ah, nous voilà enfin dans l'espace avec des vaisseaux spatiaux ! C'est un peu plus classique, avec une humanité exploratrice confrontée à une menace indicible. Des ingrédients éprouvés et bien menés, l'entité dont il est question parvient à ne pas trop sentir le réchauffé (et ce n'est pas si facile), même si, comme annoncé en intro, on a clairement l'impression de lire le synopsis d'un roman.

cripes does anybody remember Google People (3/5). Sous forme de fil de forum, des internautes explorent un énième projet abandonné de Google, une sorte de réseau social fantôme où des IA chelous se font passer pour les utilisateurs. C'est comme un réseau social hanté. Idée sympa, mais ça ne cristallise pas.

Driver (5/5). Une suite à Lena. Cette fois, il est question d'un esprit scanné utilisé pour manager et optimiser d'autres esprits scannés. C'est franchement glauque, et stimulant sur le plan éthique.

I Don't Know, Timmy, Being God Is a Big Responsibility (5/5). Une histoire de simulation, qui parvient à aborder la théorie du même nom d'une façon extrêmement frappante et visuelle. Comme deux miroirs mis face à face, et nous au milieu...

A Powerful Culture (3/5). C'est presque la même idée, celle de mondes parallèles, mais on se rapproche de Liu Cixin : il y a compétions entre ces mondes parallèles, l'univers est trop petit et ils s'envahissent les uns les autres. Mais, au risque de me répéter : on a l'impression de lire le synopsis d'un roman.

Valuable Humans in Transit (4/5). Narrativement c'est moyen, la fin est un peu confuse, et l'idée centrale est déjà lue ailleurs, notamment dans l'excellent Friendship is optimal, mais l'exécution est excellente : pour réagir à une menace imminente (astéroïde), une IA a 15 minutes pour sauver l'humanité. Et c'est plus facile de créer un monde virtuel que de se compliquer la vie avec le réel...

lundi 23 octobre 2023

Éloge du ver de terre - Christophe Gatineau

Éloge du ver de terre - Christophe Gatineau

Ok, je sais que je ne suis pas le public cible, mais tout de même : c'est atroce. Vraiment atroce. Exemple. (Il s'adresse à un ver de terre, procédé qui court dans tout le bouquin.)

Quant au mot nègre, il est perçu comme péjoratif car il est lié à une période tragique de l'humanité. C'est même une insulte qui vise à humilier les personnes à la peau noire. C'est ça la condition humaine, des conditions inhumaines pour la grande majorité et un contexte qui te permet de mieux comprendre l'absence de considération que nous avons à l'égard de ton peuple. Nous vous maltraitons avec la même malveillance qu'entre nous. Et ta condition n'est pas pire que celles des Noirs pendant leurs heures les plus sombres, des êtres humains à la peau noire considérés bien moins qu'une vache ou un âne. Ils n'existaient plus en qualité d'être mais d'avoir.

Même si nous passons notre temps à chanter l'amour, nous sommes devenus des êtres tordus et méchants comme la gale entre nous, léchant le cul de ceux qui nous dominent avec l'espoir de prendre leur place, humiliant ceux que nous considérons comme inférieurs. Parce que nous sommes des êtres insatisfaits par notre condition, et que l'insatisfaction est un cocktail explosif qui incite les individus à se chamailler et à s'entre-tuer. Et nos dominants usent de ce stratagème pour contrôler ce qu'ils appellent la masse, autrement dit les soumis qui rêvent de dominer les autres…

Oui, l'auteur fait une bizarre fixation sur le mot nègre. (Passons sur le niveau d'analyse.) Vous me demanderez : qu'est-ce cette bouillie a à voir avec les vers de terre ? Rien du tout, comme la grande majorité de ce livre heureusement court. Je n'exagère pas : on pourrait réunir les informations concernant les vers de terre sur peut-être 5 pages. En plus, le (très) peu que l'auteur raconte d’intéressant est une description d'un documentaire qu'il a vu à la télé ! Par contre, il trouve le temps de s'auto-congratuler à propos de son analyse pointue (je cite). Le reste, c'est la logorrhée incohérence d'un auteur qui n'a pas dû lire beaucoup de livres avant d'en écrire. Enfin, si, il a lu Bernard Werber, qu'il cite comme une référence philosophique majeure.

Sans parler du ton abyssal, terriblement vulgaire: salope, pute, couille, bite (je cite). Blagues du style : je ne suis pas zoophile (je cite toujours). Allez, une perle parmi d'autres, qu'on trouve juste avant un approfondissement sur le lesbianisme des vaches :

Dire que le ver de terre a une sexualité débridée serait tout aussi racoleur que de soutenir qu'il ne prend aucun plaisir. Pourquoi ? D'abord, parce que tout le monde ignore s'il en prend, lui seul pourrait répondre, ensuite parce que l'Histoire nous a appris à nuancer nos certitudes pour ne pas la gober. Une certitude tout de même, chez le lombric terrestre, on ne tire pas comme un lapin. Et sans vouloir offenser certains hommes, il prend même ce temps nécessaire au plaisir de l'échange. Soyons clairs, mon but n'est pas ici de réveiller certaines frustrations féminines, même si nous devons admettre que les préliminaires font partie intégrante de la sexualité du ver de terre. Bref, j'imagine que ça peut faire rêver certaines. [...] Par exemple, comment savent-ils que leur voisin de palier a la même envie qu'eux au même moment ? J'écris voisin de palier parce que le ver de terre baise avec sa voisine. Le premier voisin qui sort la tête de son trou, pan : prends ça dans le cornet, voisine. Pour ceux qui commencent bêtement à s'exciter, je rappelle que sa voisine est un voisin.

Bon, j'arrête. Que peut-on retenir sur les vers de terre ? Le sol fonctionne comme un estomac, avec son lot d'organismes qui digèrent la matière organique. Le ver de terre mange du végétal, mais parfois de la viande. Le labour leur fait pas du bien, et les produits chimiques leur font du mal. Le ver de terre peut faire prédigérer sa nourriture par des micro-organismes. Il peut transporter des bouts de végétaux dans sa bouche. 

C'est tout. Vraiment. Il ne décrit même pas, ne serait-ce que succinctement, les différents types de vers de terre. Au moins, ça m'aura donné envie de lire un livre sérieux sur le sujet.

jeudi 19 octobre 2023

Venoumous Lumpsucker - Ned Beauman

Venoumous Lumpsucker - Ned Beauman

Un très bon p'tit roman, qui captive par ses idées plus que par ses personnages ou sa trame. Dans un futur relativement proche, l'apocalypse climatique et environnemental se poursuit le plus tranquillement du monde. Au lieu de faire des pirouettes avec des crédits carbone, les multinationales jouent avec les crédits d'extinction : si par exemple un projet minier s'apprête à rayer de la carte une espèce déjà menacée, pas grave, on se paie un crédit d'extinction. Et si l'espèce risque d'être classifiée intelligente, pour éviter de débourser un peu plus, on fait appel à un expert indépendant, qui, s'il comprend bien son boulot, devrait classer l'affaire sans suite : c'est le job de notre protagoniste. Complètement abattue par son job, sa motivation pendant tout le roman est de se suicider d'une façon élaborée, c'est-à-dire de motiver des venoumous lumpsuckers à se venger sur elle de leur disparition annoncée. Elle est rejointe par un corpo, un cadre de la grosse société minière pour laquelle elle travaille, qui, lui, a spéculé (et perdu) avec les crédits d'extinction de sa boite. Bref, les deux courent après le mystérieux poisson.

Comme les motivations des personnages, la narration est un peu artificielle, on sent que l'auteur cherche avant tout à nous faire passer d'idée en idée. Et je ne m'en plains pas, car ces idées prospectives sont nombreuses, à la fois marrantes, pertinentes et crédibles. On pourrait dire qu'on est dans une ambiance pré-cyperpunk, voire biopunk, où l'humanité n'a toujours pas fait le deuil de la croissance et pour lui courir après continue tranquillement à détruire toute vie sur Terre. Oui, ça me semble plus crédible que le techno-utopisme de The ministry for the future. Je vais lister quelques-unes de ces idées ci-dessous, mais pour qui est tenté, mieux vaut la surprise.

  • Déjà, le génie des crédits d'extinction, et l'évocation du lobbyisme et de la spéculation dont ils font l'objet.
  • Le délire utilitariste des yayflies (que je traduirais youpimouches), moucherons crées artificiellement dans l'unique but de ressentir un maximum de plaisir dans les quelques heures que dure leur vie.
  • Cette maladie fongique qui déforme les visages des vaches (puis des humains) et évolue dans un contexte d'élevage entièrement automatisé par algorithme : la sélection naturelle sélectionne donc les mutations qui déforment la tête des vaches de façon à ce que les algorithmes ne les reconnaissent plus comme des vaches et donc n'interviennent pas pour stopper la maladie. 
  • La façon dont est narré le repli sur soi de l’Angleterre post-brexit : le pays est évoqué sous un autre nom et semble tout d’abord ressembler plus à la Corée du Nord, jusqu'à ce que le lecteur comprenne de lui-même, à force d'indices, que c'est bien l'Angleterre.
  • Le business de la création d'espèces artificielles, qui sert à faire croire à la sauvegarde d'espèces rares (en fait crées pour l'occasion) afin de récolter des crédits d'extinction.
  • Sans tout révéler : l'évocation de la démence narcissique des milliardaires de la tech, qui se noient dans leurs propres techno-délires.
  • Ah, et le fait que l'auteur parle de biologie d'une façon sérieuse : After all, every feature of every animal is a solution to a technical problem.

dimanche 15 octobre 2023

The world until yesterday - Jared Diamond (Le Monde jusqu'à hier)

The world until yesterday - Jared Diamond (Le Monde jusqu'à hier)

On trouve dans ce pavé le meilleur de Jared Diamond, mais pas que. D'un côté, il y a les considérations anthropologiques, passionnantes. Diamond s'appuie sur son expérience intime de la Nouvelle-Guinée, territoire à l'incroyable foisonnance de vie, de cultures et de langages (on y trouve ou trouvait 1000 des 7000 langages connus). La Nouvelle-Guinée a aussi cet incroyable avantage, si on peut dire, d'abriter de nombreux peuples qui n'ont été « contactés » que très récemment, au cours du vingtième siècle. Bref, Diamond n'oublie pas de se pencher sur d'autres régions du monde, pimente le tout de quelques anecdotes personnelles très plaisantes à lire, et se met à tenter de comprendre comment vivaient les petites sociétés primitives.

Hélas, quand Diamond cherche à en tirer des leçons et se met à parler de la modernité... Eh bien, je n'irai pas jusqu'à dire que c'est mauvais, loin de là, mais disons que le niveau n'est pas follement élevé ; ça édifierait certainement un lycéen, mais guère quelqu'un de raisonnablement cultivé. Oui les langages disparaissent, oui il y a des avantages au bilinguisme, oui les américains mangent mal, oui il y a une atomisation sociale dans les sociétés modernes, etc. Donc j'ai sauté pas mal de pages, surtout dans le dernier tiers.

En revanche, je fais plus confiance à Diamond qu'à d'autres anthropologues idéologues, par exemple ceux de Au commencement était. S'il est biaisé, il le cache bien. Il a l'avantage d'avoir passé une partie non négligeable de sa vie sur le terrain, au contact des autochtones. Un point particulièrement marquant, sur cette absence d'idéalisation des société primitives, est son évocation de la façon dont les autochtones ont une tendance non négligeable à accueillir à bras ouverts la « modernité ». Déjà, parce que l’État (chose nouvelle) met fin aux souvent incessantes guerres tribales et autres vendettas, et aussi pour le confort : vêtements, nourriture, médecine, un toit sur la tête, ou même un simple parapluie. Difficile de dire non à tout ça. Je soupçonne que ceux qui tendent vers le nomadisme (le côté chasseurs-cueilleurs) sont plus difficile à convaincre que les sédentaires coincés entre des voisins agressifs.

En Nouvelle-Guinée traditionnelle, la densité de population était relativement élevée, et il est frappant de constater à quel point la violence était commune. Les guerres tribales, en proportion de la population, tuaient beaucoup, beaucoup plus que les guerres modernes, y compris les deux guerres mondiales. Le rapport aux frontières est saisissant : des groupes littéralement voisins parlent des langues différentes, se considèrent mutuellement comme des sous-humains, observent des frontières strictes ou controversées selon des règles complexes, et leurs relations sont parsemées de meurtres, guerres, intermariages, droits de passages, conflits de territoire, etc. Comme entre deux États en tension mais à une échelle microscopique. (Par rapport à la modernité, il y avait beaucoup plus de coopération d'endogroupe mais beaucoup plus de violence d'exogroupe.) Globalement, plus une société est sédentaire (grâce à l'agriculture ou une source de ressource abondante), plus elle a une forte tendance au territorialisme. A l'inverse, chez les chasseurs-cueilleurs, le rapport à l'espace est généralement moins claustrophobique.

Dans le même ordre d'idée, selon Diamond, le concept de voyage, disons, était complètement inexistant tant le moindre étranger était immédiatement perçu comme une menace à éliminer. En effet, un étranger a peut-être des intentions innocentes, mais peut-être qu'il est là pour continuer une vendetta décennale, et les humains réagissent inévitablement en se basant sur les probabilité négatives, car c'est une question de vie ou de mort. Pour trouver un terrain d'entente avec un étranger, il fallait réussir à trouver un lien de parenté, parfois en s’asseyant et en énumérant tous les gens que l'on connait. D'ailleurs, on peut clairement observer la culture sous la poigne de l'évolution : dans toutes les vendettas et tueries, la meilleure façon de s'en sortir était le lien de parenté. On peut noter une certaine absence de l'idée d'amitié au sens moderne : soit un individu était un membre du groupe, soit il ne l'était pas.

Un petit paragraphe édifiant qui évoque à la fois les origines des conflits, l'origine de l'argent et les rapport entre les genres. C'est assez croustillant et je me contente de le reproduire :

As for New Guineans ranking pigs on a par with women as causes of war, recall that pigs to a New Guinean are not mere food and the largest available source of protein: they are the main currency of wealth and prestige, and are convertible into women as essential components of bride-price. Like women, pigs are prone to wander and desert their "owners", are easily kidnapped or stolen, and thus provoke endless disputes.
Si je tends à être sceptique quand Diamond tente de faire des comparaisons de valeurs entre sociétés primitives et modernes, il y a une qui me semble pertinente : le traitement des enfants. L'enfant a tendance à être beaucoup, beaucoup plus proche de la mère, à avoir accès presque à volonté à l'allaitement jour comme nuit (l'enfant dort avec la mère presque contre sa poitrine), et globalement à moins pleurer car ses besoins sont plus immédiatement satisfaits. Cela a aussi pour effet de retarder la possibilité physiologique pour la mère d'enfanter à nouveau grâce à des pirouettes hormonales un peu obscures. L'autonomie laissée à l'enfant est également surprenante, du bébé qui joue avec un couteau ou un feu sous les yeux imperturbables de la mère, à l'enfant de 10 ans qui se barre une semaine dans la forêt, de sa propre volonté, pour accompagner Diamond. L'idée de punition semble être liée au type de société : chez les chasseurs-cueilleurs, peu de punition (car peu d'enjeux), chez les agriculteurs, plus de punition (plus d'enjeux avec les stocks), et encore plus de châtiments chez les éleveurs (forts enjeux liés aux troupeaux). Parfois, les mères avaient l'autonomie de tuer le nouveau-né si la situation ne permettait pas une survie probable, par exemple en cas de jumeaux : impossible pour une nomade de transporter deux enfants en plus du barda habituel.

Et j'ai appris un truc passionnant : pourquoi ces sociétés primitives, qui pratiquaient l'agriculture dans une certaine mesure, choisissaient d'avoir une dizaine de petits jardins éparpillés dans une très vaste zone au lieu d'un grand jardin optimisé ? A première vue, ça semble être un stupéfiant manque d'efficacité : ils passent plus de temps à marcher de jardin en jardin qu'à les travailler ! Il a fallu un certain temps pour que les occidentaux comprennent. L’objectif de ces agriculteurs primitifs n'est pas de maximiser leur récolte moyenne mais de ne jamais passer sous la barre de la famine. Et là, ça fait sens. D'un point de vue moderne, on fait un joli champ bien optimisé, et même si une année il est ravagé par une tempête ou une maladie, on a toujours, en moyenne, de super récoltes. Mais dans une société primitive, quand une année de récolte est ravagée, il n'y a pas de commerce possible pour s'en sortir, et tout le monde crève. Donc, en multipliant les jardins dans des environnements différents, on réduit drastiquement les chances que tous soient ruinés par la météo, la sécheresse, une maladie, des ennemis, des animaux sauvages, des problèmes de fertilité, etc.

Alors, au final, d'où viennent les comportements humains ? Ce n'est pas un scoop, mais ma perspective est renforcée par cette lecture de Diamond : à vue de nez, une grande majorité de pure biologie les comportements étant des réponses situationnelles façonnées par l'évolution pour atteindre subsistance et reproduction  et une louche de chaos mémétique, le genre de truc qu'on appelle culture, et qui est aussi la conséquence du processus évolutionnaire, conséquence un poil moins directe le bruit de la sélection naturelle. Par exemple, la religion en temps que conséquence des uniques capacités du cerveau humain à déduire cause, effet et intention, à formuler des explications causales.

jeudi 12 octobre 2023

Poems for the lost because I'm lost too - Exurb1a

Poems for the lost because I'm lost too - Exurb1a

Donc, c'est supposé être de la poésie, et il est inévitable que je commence par là : est-ce que revenir à la ligne en plein milieu des phrases est vraiment le facteur essentiel qui définit la poésie ? Parce que pour la plupart des textes ici rassemblés, rien d'autre ne les rattache à ce genre. Il y a des aphorismes, de l'autofiction, de la micro-fiction, et certes, quelques autres plus rythmés, mais à part ces derniers, ils me semble que ces textes sont diminués par cette convention arbitraire. C'est juste des aphorismes et de la fiction avec des retour à la ligne tout le temps, ça ne sert à rien, ça n'est aucunement « poétique », et inclure un texte pour se moquer de cette manie ne l'excuse en rien.

Heureusement, ça n'empêche pas le tout d'être très sympa — du moins pour un type de lecteur, le lecteur qui se reconnait dans l'auteur. D'un côté, je trouve un peu facile cette technique qui joue sur l'identification du lecteur à l'auteur, le « on est trop pareil ». Je suppose que beaucoup de ceux qui vont aimer ce livre vont l'aimer parce qu'ils se reconnaitront dans ces lignes qui s’adressent aux introvertis-intellos-rationnels-dépressifs-créatifs avec une forte tendance à l'addiction (je m'y reconnais). Et ça me gêne, car c'est confondre lien humain et bonne littérature.

Heureusement (encore), il y a d'autres qualités. La succession de court textes variés fait qu'on est toujours curieux de découvrir ce qui nous attend par la suite, aussi bien sur le fond que sur la forme (hors retours à la ligne). C'est souvent drôle, malgré un abus d'auto-dépréciation. D'ailleurs, je me suis dit régulièrement que j'aurais pu écrire les mêmes trucs, mais pas avec l'humour. Le ton pessimiste manque un peu de chair, c'est sans doute plus superficiel que ça voudrait l'être (voire embrassant : associer stoïque à apathique), mais il y a quelques passages, quelques textes, qui font particulièrement mouche, comme Church of the Godless.

Et là au milieu, il y a une excellente nouvelle, The Good Ship Lightship Ikkarad. Encore une fois, impossible de ne pas sentir une certaine proximité avec l'auteur, puisque j'ai moi-même écrit une petite nouvelle sur quasiment le même sujet : premier contact entre humains et entité démiurgique, cette dernière n'étant finalement pas plus avancée que les premiers sur les questions de satisfaction et de sens. (J'ai même là-dessus un roman en cours qu'il faudra bien que je termine un jour.) Oui, une excellente petite nouvelle, un poil confuse dans sa forme qui se veut « poétique » (comprenez : phrases découpées en morceaux), mais dont l'essence n'a pas manqué de me parler.

mardi 3 octobre 2023

La peste écarlate - Jack London

La peste écarlate - Jack London

Une nouvelle post-apocalyptique publiée pour la première fois en 1912. Comme c'est une édition adressée aux classes de cinquièmes, on pouvait s'en douter : on ne retrouve pas là l'engagement politique de London pour le socialisme, tel qu'on pouvait le trouver dans Le talon de fer ou indirectement dans le documentaire Le peuple de l'abime

Ce qui m'a tout d'abord irrité un peu le poil, c'est la traduction. Par exemple, cet enfant primitif qui ne comprend pas le mot « friandise » , mais qui, littéralement la ligne suivante, utilise tout naturellement le mot « sobriquet », ou encore, page suivante, quand on nous parle de « l’enthousiasme paralytique du vieillard », ce qui n'a aucun sens, d'autant plus que le vieillard n'est absolument pas paralysé, puisqu'il est littéralement (encore) en train d'accomplir un mouvement vif. Bon, ce n'est pas trop gênant, mais tout de même.

Sinon, narrativement, il faut bien avouer que c'est assez dénué d'intérêt pour qui a déjà lu quelques vieux livres de SF apocalyptique. Le grand-père raconte à ses petits sauvages l’effondrement du monde civilisé, et on y trouve les poncifs habituels : épidémie, incendies, hordes pillardes, ensauvagement, etc. Il y a bien quelques vagues touches originales, mais rien n'est développé. J'ai cependant apprécié les pages finales, où le vieillard s'efforce de semer dans les crânes de ses petits sauvages les graines de la science et de la raison, alors que ces derniers sont appâtés par le disque d'accrétion de la superstition et de l'obscurantisme. Car la superstition est une source de pouvoir aisée pour qui la manipule sans scrupules, voire s'en convainc lui-même.