L'usage du monde, c'est un peu la quintessence du récit de voyage. Pas d'épopée vers les extrêmes à la Jon Krakauer, pas non plus de perspective politique à la Orwell. Nicolas Bouvier et son copain Thierry se contentent de partir vers l'Inde avec leur petite voiture, de l'argent pour quelques mois, leurs talents respectifs pour gagner leur vie en chemin (la peinture pour l'un et la langue pour l'autre), et voilà, à l'aventure pour un an et demi, via l'Iran et l’Afghanistan ; advienne que pourra.
Je ne vais pas mentir, ça m'a touché personnellement : Belgrade, Nis, la Macédoine, la Grèce, Edirne et Constantinople... Je suis passé par là moi aussi, et alors que l'auteur continue vers l'est, j'ai comme entraperçu une autre version de ma vie, où je me serai lancé moi aussi dans le voyage à long terme. Bien sûr, au début des années 1950, le monde était différent, les conditions plus rudes, et pour se lancer dans une telle épopée, il fallait une âme nomade d'une force rare. Pas d'internet, pas de portable, pas de virements bancaires, pas de cartes fiables, et des conditions d'une forte précarité dans les pays traversés, où... Où pourtant le français reste une langue internationale. La clé, et c'est frappant, c'est de parler aux gens. C'est en parlant, voire en rigolant, qu'on avance, qu'on apprend, qu'on s'occupe. Autant outil pratique que divertissement par défaut, la force de la parole et du simple contact humain apparait avec une intensité qui fait du bien. Moi-même, au cours de mes plus modestes voyages, j'ai péché par mutisme, et ce n'était pas que par inclinaison introvertie : à quoi sert de parler quand on peut tout faire via la technique ? On désapprend le lien. Heureusement, le voyage a contribué à me rappeler à la bonhommie.
L'essentiel, c'est que Nicolas Bouvier sait écrire. Il y a dans ce récit une puissante nonchalance, une folle distance : l'auteur décrit ses aventures les plus dangereuses, et ses rencontres les plus humainement touchantes, à la manière d'ombres lointaines, dans un imparfait qui relève de l'habitude, de la vérité générale. Pour aller là, on fait ci, on fait ça, on manque de mourir, puis on croise un vieux paysan au milieu de désert, et on retape le moteur pour la centième fois... Après tout, ce n'est que la peinture du monde, qui est déjà là, partout. En même temps, cette distance est accompagnée d'une intense curiosité pour les gens et leurs pays, d'une ouverture perpétuelle envers le possible et d'une grande intelligence dans les descriptions.
Ça se lit avec ce même mélange de distance et d'intimité, on se laisse porter par le flot de la prose, et de temps en temps, quand on ouvre l’œil après s'être assoupi, on se retrouve on ne sait trop où avec on ne sait trop qui ; il va falloir observer, écouter, parler.
Voilà qui donne envie de le lire et de s’évader. C’est noté . J’avais encore jamais lu Nicolas Bouvier.
RépondreSupprimerLes décennies passées depuis ajoutent a l'exotisme ! (Nomic)
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