jeudi 30 décembre 2021

Lovecraft Country - Matt Ruff

Lovecraft Country - Matt Ruff

J'ai lu un tiers et je n'irai sans doute pas plus loin. La plupart du temps je ne parle pas des livres que je ne finis pas, mais dans ce cas, à cause du format (nouvelles reliées entre elles), j'ai lu l'équivalent d'une longue nouvelle, ce qui permet d'avoir un aperçu cohérent de la plume de l'auteur. Le contexte qu'est la ségrégation aux USA est de très loin ce que ce roman a de meilleur à offrir. L'introduction, qui met en scène l'impunité totale de la population raciste du point de vue de noirs placés littéralement en position de survie, est glaçante. Par contre, dès qu'on rentre dans l'intrigue, ça devient plus que médiocre. Déjà, le titre, Lovecraft Country, est du pur racolage : pas grand-chose à voir avec Lovecraft, sauf des références essaimées artificiellement.

Hélas, nos personnages sont peu crédibles tant ils foncent la tête la première dans un coin campagnard hyper raciste : l'introduction s'est évertuée à mettre en place cette tension de vie ou de mort, mais voilà qu'elle s'évanouit instantanément vu que les personnages ont l'air de s'en foutre. Ils manquent de se faire lyncher, mais non, ils ne font pas demi-tour, ils s'enfoncent encore plus en territoire hostile, puis, hop, un petit deus ex machina pour les sauver encore une fois. Quand le fantastique entre en scène, c'est encore plus grotesque : aucun enjeu, aucune tension, les personnages ne s'inquiètent jamais, rien n'est détaillé ou expliqué, et ils s'en sortent en un claquement de doigt par encore un deus ex machina. A cause de ce manque total d'enjeux, il n'y a aucune force narrative, c'est d'une rare platitude — et je sais de quoi je parle, des pastiches lovecraftiens, j'en ai lu plein. Puis les protagonistes rentrent chez eux comme si de rien n'était, ils ne sont pas traumatisés, ils ne parlent même pas de leur aventure entre eux, ils ne cherchent pas à en savoir plus, et on passe à autre chose à la façon d'un nouvel épisode de dessin animé. Le deuxième épisode commence à mettre en place une énième histoire de maison hantée, mais malgré les détails intéressants sur la ségrégation, impossible de m'intéresser à cette narration inconséquente.

lundi 27 décembre 2021

There is no antimemetics division - qntm

There is no Antimimemetics Division - qntm

Une série d'histoires connectées prenant place dans l'univers participatif de la Fondation SCP. Le niveau global est très élevé, mais cela n'empêche pas There is no Antimemetics Division de tomber dans un écueil classique de la littérature fantastique. A l'inverse d'un mème, concept qui se répand à la façon d'un virus, un antimème est un concept et dans ce cas des créatures — qui annihile toutes les informations à son sujet. Concrètement, c'est par exemple une créature qui dévore toute information, tout souvenir que l'on peut avoir d'elle, une créature qui existe mais qu'il est donc impossible de connaître.

Quel concept ! Et, surtout, l'auteur parvient à l'exploiter. J'ai lu beaucoup de littérature fantastique, qui souvent court après Lovecraft sans lui arriver à la cheville, et ça ne m'a pas empêcher de trouver dans There is no Antimemetics Division de la véritable originalité. Le cœur même du sujet est l’ineffable, l'indicible : les créatures dont il est question défient les sens humains, les capacités de raisonnement habituelles, et pour pouvoir espérer leur faire face, il faut jouer avec sa mémoire, traiter ses propres souvenirs comme des pièces de puzzle que l'on prend et que l'on retire selon les besoins. Face à des entités qui, parfois, n'existent que quand on sait qu'elles existent, on s'approche admirablement de l'horreur cosmique lovecraftienne : « La chose la plus miséricordieuse qui fut jamais accordée à l’homme est son incapacité à faire le rapprochement entre toutes ses connaissances. Nous vivons sur une île d’ignorance placide, au beau milieu de mers noires et infinies... » L'ignorance devient une nécessité pour survivre, un atout à cultiver.

Ici, le style est sec, lapidaire. J'aime ça. Les premières nouvelles sont particulièrement efficaces, car leur échelle est modeste. L'une d'entre elle prend place essentiellement dans un bureau, une autre met en scène un homme confronté à une créature qui dévore son identité, le rendant ainsi invisible à autrui (c'est sans doute la meilleure). Petit à petit, l'échelle prend de l'ampleur, jusqu'à devenir apocalyptique et globale : c'est là que niveau baisse, car ce qui fonctionne en huis-clos devient bancal quand le monde entier est concerné. Les mémoires peuvent êtres effacées et récupérées, les créatures peuvent être invisibles et plus grandes qu'un immeuble, un personnage peut oublier les trois quarts de sa vie et s'en rappeler occasionnellement, toutes sortes de substances permettent de contrôler la mémoire d'une façon qui semble servir essentiellement d'outil narratif bien pratique pour l'auteur... En somme, au bout d'un moment, il se passe tellement de choses dans tous les sens, pour des raisons si complexes (manipulation de la mémoire, du réel, etc.) que l'auteur peut juste se permettre tout et n'importe quoi. La logique interne, forcément branlante sur des sujets aussi extraordinaires, parvient à faire illusion quand l'auteur fait preuve de retenue, mais est exposée à nue, dans toute sa faiblesse, quand il va trop loin. Malgré ces réserves, There is no Antimemetics Division s'impose aisément dans le haut du panier de la littérature fantastique : inventif, frappant, et avec une étincelle d'altérité radicale qui parvient à sortir de l'ombre de Lovecraft.

mercredi 22 décembre 2021

Chasse aux champignons pendant les derniers jours d'automne

Hop, une petite vidéo dans laquelle j'essaie d'identifier des champignons dans les bois. J'ai un peu d'expérience, mais je reste un débutant, et ça se voit. Identifier les champis, c'est pas facile. Mais c'est fun. Dans cette vidéo, j'expérimente aussi avec un style un peu plus bavard et dynamique. Aussi, je lutte avec l'auto-focus déplorable de mon appareil.

Sous-titres français disponibles et lien direct vers la vidéo.

J'ai aussi fait une courte vidéo où je montre comment ouvrir les noix avec juste un couteau. C'est sans doute évident pour certains, mais ça ne l'était pas pour moi, ni pour quelques personnes à qui j'en ai fait la démonstration.


dimanche 19 décembre 2021

L'année sauvage - Mark Boyle

L'année sauvage - Mark BoyleL'année sauvage - Mark Boyle
 

Dès les premières lignes de L'année sauvage (The Way Home), Mark Boyle annonce clairement ses références : D.H. Lawrence, Thoreau, Edward Abbey, Wendell Berry, John Muir, etc. On est en terrain connu. A noter aussi sa proximité avec Paul Kingsnorth, qui, je crois, est le Paul avec lequel il va chaque semaine se poser au pub. Ce projet d'année sans technologie est nécessairement arbitraire : en somme, il renonce à tout ce qui est électrique et il tend globalement à autant d'autonomie que possible (sur le plan alimentaire, de la construction, etc.) sans pour autant jeter les technologies mécaniques comme le vélo.

On peut reprocher à Mark Boyle des analyses pas toujours très aiguisées, du genre "les jeunes aujourd'hui ils sont accros à leur portable ils n'ont plus de vrai lien", mais, globalement, sa sensibilité n'a pas manqué de recouper la mienne. Je pourrais aisément, dans ce petit compte-rendu, parler plus de moi que de Mark Boyle, mais je vais essayer de trouver un équilibre. Mes projets me portent également vers, disons, une sorte de retour à la terre, mais un retour plus modéré, notamment parce qu'il implique d'autres personnes : nous serions deux couples, avec des perspectives d'enfants, et donc il est question de compromis, de conserver un pied dans la modernité, ne serait-ce que pour ne pas fermer de portes à nos futurs enfants — en plus, bien sûr, de notre propre confort.

Mark Boyle, dans un coin reculé d'Irlande, a construit sa maisonnette en bois. Il compte manger essentiellement des pommes de terre, il s'agit donc de transformer une partie de son sol inculte (mais fertile en vie) en source de nourriture. Pour deux, il est question, je crois, de 4000m² de champ de pommes de terre — soit 150kg de tubercules. Le reste de son assiette est rempli par diverses plantes sauvages, de la verdure sauvage ou du jardin, des œufs des poules du jardin, des poissons pêchés dans les lacs et rivières du coin, et l'occasionnel cerf, sans compter les choses expérimentales, comme la culture d'oca. L'eau, bien sûr, vient d'une source locale. Pour lutter contre son rhume des foins, il utilise le plantain, et ça marche plutôt bien.

Dans cet endroit reculé, les gens sont âgés, mais il reste une vie sociale campagnarde. Il n'est pas si loin le temps où le meilleur endroit où stocker la viande de cerf, c'était dans l'estomac de ses voisins. Quand Mark Boyle veut construire un fumoir, pour conserver ailleurs la viande de cerfs, il est accompagné d'un ami et le bâti de ses mains avec du bois ramassé dans la forêt voisine, ou du moins une partie de la forêt qui n'a pas été ravagée par les machines. La peau, il la tanne, notamment avec la vieille technique qui consiste à utiliser le cerveau de la bête.

Pour lui, il est normal de faire 12 kilomètres allez-retour, à pied ou à vélo, pour aller au bureau de poste (qui ne tarde pas à fermer). De même pour aller pêcher, aller au pub (qui ne tarde pas à fermer) ou allez voir des amis : 10 kilomètres à vélo, 20 kilomètres à vélo, 40 kilomètres à vélo, potentiellement sous la pluie, une journée à faire du stop... Moi qui rêve encore de vivre sans voiture, lire ces passages m'a rassuré.

Comme Paul Kingsnorth, il a laissé derrière lui l'environnementalisme au profit du lien direct avec la terre moins d'éoliennes et plus de poêles à bois, moins de panneaux solaires et plus de forêts. Comme moi, il a laissé derrière lui de longues années de végétarisme au profit d'une éthique de l'autonomie — la vie est certes la valeur suprême, mais tendre vers l'autonomie permet une certaine reprise de contrôle sur sa propre vie et résout bien des problèmes environnementaux. Pour moi, ce n'est encore que l'idée, et pour Mark Boyle, c'est autant l'idée que la pratique.

Les lois et décisions politiques se mettent en travers de son chemin : la pêche est réglementée, les arbres sont coupés, les lieux de vie sont fermés... Il se souvient qu'avant l'invention du thermos, les travailleurs se regroupaient autour du pot qui bouillonnait sur le feu. Cette tradition communautaire, comme tant d'autres, n'existe plus mais les maisons de retraite sont arrivées.

Mark Boyle n'a pas d'emploi, mais il travaille beaucoup, tous les jours. Il écrit, certes, mais surtout, il s'occupe de son jardin, des animaux, du bois, du terreau qu'il faut retourner (pour réintroduire de l'air et faciliter la décomposition) et il y a constamment des coups de main à donner aux voisins. Il faut aussi faire la lessive à la main, et ça incite à l'économie : en été, il ne fait qu'une lessive par mois, en utilisant des plantes à saponine comme lessive. Lui lave seul, mais, traditionnellement, l'activité était commune, sociale. Il fait de l'alcool maison avec du cassis (qu'il ramasse ou qu'on lui donne par kilos), des mûres, du miel... Il fait ses propres bougies avec la cire de ses abeilles et du jonc comme mèche. Pour effrayer les cerfs qui viennent manger ses plantes, il fait un épouvantail, et ça semble fonctionner. A d'autres moments, il faut récolter le fumier des chevaux d'un voisin pour nourrir la terre du potager. Ou alors il faut entretenir les outils, passer la matinée à aiguiser la faux. Une ballade dans les bois ? Il revient avec des baies et une bûche sur chaque épaule.

Dans cette vie qui, inévitablement, est radicale, je ne peux même pas reprocher à Mark Boyle un certain retour vers ce que j’appellerais de l’animisme. Je suis habituellement impitoyable avec n'importe quel mysticisme foireux, mais là, j'en ai fait l’expérience, quand on a un pied dans les bois et l'autre dans les joncs, les choses de la nature prennent une importance, une force, qui pour la plupart des gens est oubliée. Alors par exemple, si un jour on pose des pièges à limace (artisanaux) et que, plus tard, on se prend de remord face aux limaces agonisantes et qu'on les libère, pourquoi pas ? Il n'y plus de contradiction entre épargner des limaces et manger une truite, il n'y que des êtres vivants en lien les uns avec les autres, des êtres vivants qui parfois doivent remplir notre estomac et parfois sont imbus, par le simple fait de vivre, d'une aura toute-puissante. Ensuite, ce sont les grenouilles de la nouvelle mare qui viennent s'occuper des limaces. Et les humains ne sont pas en reste : à côté de sa maisonnette, Mark Boyle a bâti une auberge gratuite, non référencée sur la toile, ou n'importe qui peut venir poser son oreiller — à condition de certifier ne pas être venu en voiture ou en avion.

dimanche 5 décembre 2021

Au commencement était… (The Dawn of Everything) - David Graeber & David Wengrow

 

Au commencement était… (The Dawn of Everything) - David Graeber & David WengrowAu commencement était… (The Dawn of Everything) - David Graeber & David Wengrow

David Graeber, l'auteur du coriace Dette : 5000 ans d'histoire, s'allie avec un autre David pour se lancer à son tour dans un gros bouquin d'histoire globale. Commençons par les défauts. Déjà, c'est parfois pénible à lire, la faute à une structure un peu fourre-tout. Ça manque de direction, de sens de la narration, et pour cette raison je vois mal ce livre devenir un classique. Ensuite, les auteurs aiment taper sur Jared Diamond et Yuval Noah Harari, à qui ils reprochent, sans doute pertinemment, de céder à des préjugés idéologiques. Pourtant, nos deux David font exactement la même chose : leur perspective idéologique, ancrée dans la gauche universitaire américaine, est clairement féministe, anticoloniale et anarchiste. Je ne veux pas dire que ces sensibilités seraient « mauvaises » (je les partage en bonne partie) mais qu'il y a dans ce bouquin un biais idéologique évident. Ainsi, on a droit à quelques absurdités, par exemple cette affirmation sortie de nulle part que le pain levé aurait nécessairement été inventé par une « femme non blanche ». Là comme à d'autres moments, les auteurs laissent clairement de côté le scepticisme scientifique au profit des guéguerres idéologiques modernes, ce qui jette le discrédit sur l'ensemble de leur propos. Heureusement, la plupart du temps, ils développent leur argumentation de façon plus convaincante. 

On commence inévitablement avec Rousseau et Hobbes, et la critique de la position défendue (partiellement) par Diamond et Harari : l'idéalisation du monde pré-agriculture et, paradoxalement, une sorte de téléologie qui rend inévitables les structures de domination moderne (raison pour laquelle, selon moi, Harari est tant apprécié par les puissants). Nos David défendent la théorie selon laquelle les sociétés à petite échelle ne sont pas nécessairement égalitaires et les sociétés à grande échelle ne sont pas non plus nécessairement autoritaires. Commence donc une plongée profonde dans nombre de sociétés passées, une plongée à la richesse inégalée dans, je crois, aucun autre livre que j'ai bien pu lire. S'il y a bien une raison de lire Au commencement était, c'est cet incroyable aperçu de la variété stupéfiante de l'organisation sociale des sociétés et civilisations passées, variété à laquelle je ne peux que faire allusion ici. En somme, il n'y aurait aucune forme originale des sociétés humaines.

Par exemple, l'historien moderne à tendance à voir le commerce avec des yeux modernes, mais ce qu'on appelle aujourd'hui commerce a pu revêtir bien des apparences : les Iroquois voyageaient énormément pour récupérer tel ou tel objet pour la simple raison qu'il était important pour eux d'obéir à leurs rêves ; ailleurs c'étaient les chamans qui voyageaient et qui recevaient en paiement des objets locaux qui les accompagnaient durant leurs voyages ; ailleurs encore les objets changeaient de main à cause d'une puissante culture du pari...

Un point particulièrement convainquant est l'idée selon laquelle les idéaux des lumières auraient été fortement influencés par la découverte des cultures amérindiennes. La littérature des missionnaires, qui témoignait des contacts avec les amérindiens, était extrêmement populaire en Europe et offrait une fenêtre sur des organisations sociétales jusque-là impensables. Des intellectuels amérindiens, en visite en Europe, ont même eu l'occasion de faire des critiques argumentées de la vie européenne, critiques qui portaient un poids réel car ces gens venaient de sociétés qui, véritablement et pas seulement en théorie, fonctionnaient différemment. Ainsi, par exemple, les Montagnais-Naskapis considéraient que les Français ne valaient guère mieux que des esclaves, et les missionnaires présents sur place devaient bien admettre qu'en effet, dans certaines sociétés amérindiennes, les chefs ne pouvaient pas forcer les membres de leur communauté à faire ce qu'ils ne voulaient pas. Les jésuites pouvaient aussi constater qu'il n'y avait pas besoin d'héritage gréco-romain pour maitriser l'art du discours : une culture du dialogue et du débat pouvait suffire pour rendre l'amérindien moyen (de certaines cultures particulières) plus éloquent que l'européen moyen. Vers 1700, les arguments contre le christianisme de l’intellectuel amérindien Kondiaronk sont particulièrement marquants :

Come on, my brother. Don’t get up in arms… It’s only natural for Christians to have faith in the holy scriptures, since, from their infancy, they’ve heard so much of them. Still, it is nothing if not reasonable for those born without such prejudice, such as the Wendats, to examine matters more closely. 

However, having thought long and hard over the course of a decade about what the Jesuits have told us of the life and death of the son of the Great Spirit, any Wendat could give you twenty reasons against the notion. For myself, I’ve always held that, if it were possible that God had lowered his standards sufficiently to come down to earth, he would have done it in full view of everyone, descending in triumph, with pomp and majesty, and most publicly… He would have gone from nation to nation performing mighty miracles, thus giving everyone the same laws. Then we would all have had exactly the same religion, uniformly spread and equally known throughout the four corners of the world, proving to our descendants, from then till ten thousand years into the future, the truth of this religion. Instead, there are five or six hundred religions, each distinct from the other, of which according to you, the religion of the French, alone, is any good, sainted, or true.

Il est frappant que les figures des lumières ont écrit des critiques qui s'ancrent elles aussi dans un point de vue étranger : un Perse pour Montesquieu, un Chinois pour le marquis d'Argens, un Tahitien pour Diderot, un Natchez pour Chateaubriand, et l'ingénu de Voltaire était à moitié Wendat, comme Kondiaronk. 

Bien auparavant, des sites comme Göbekli Tepe (-9000) en Turquie prouvent que les chasseurs-cueilleurs, aussi tôt que 25 000 ans dans le passé, construisaient déjà des sites monumentaux, c'est-à-dire avant l'apparition des villes. En Amérique du Nord, des sites massifs tels que Poverty Point (-1000) et Watson Brake (-3500) pointent dans la même direction. Les auteurs insistent sur l'idée que ces peuples ne se contentaient pas de réagir à leurs circonstances, mais faisaient des choix sociétaux : pas de progression téléologique de la simplicité vers la complexité (type bande - tribu - chefferie - état), mais des mouvements aux sens multiples causés par de nombreux facteurs, y compris la volonté consciente des peuples. Ce serait la raison pour laquelle, à certains endroits, l'agriculture aurait mis si longtemps à se développer : les gens auraient simplement choisi de s'en passer. Les auteurs développent aussi sur l'opposition des cultures des deux côtes de l'Amérique du Nord et l'idée selon laquelle les cultures évoluent en opposition les unes aux autres. Les cultures pouvaient aussi changer de façon drastique en fonction des saisons : par exemple une société hiérarchisée pendant la saison d'abondance, qui permettait un regroupement, pouvait se passer cette hiérarchie la plus grande partie de l'année, quand les gens repartaient dans la cambrousse vivre en chasseurs-cueilleurs. Mentionnons d'ailleurs que les chasseurs-ceuilleurs pouvaient avoir une telle influence sur leur environnement qu'on peut presque y voir une différente façon de faire de l'agriculture, comme on retrouve aujourd'hui dans l'idée de forêt comestible, sauf qu'à l'époque il y avait bien plus d'espace pour manipuler ainsi l'environnement, sur littéralement des millénaires. Les saisons d'abondance pouvaient être causées par les migrations des hordes de gros gibier, les cycles reproductifs des poissons ou la récolte des noisettes.

Les auteurs avancent de nombreuses hypothèses sur les origines de l'agriculture, mais on en revient toujours à l'holocène et à la stabilisation du climat il y a environ 12 000 ans. Quant à l'anthropocène, ils avancent l'idée intéressante que la légère baisse moyenne de la température fin des années 1500 et début des années 1600 aurait été causée par l'élimination de 90% des populations humaines des Amériques et le retour au sauvage (et donc à l'absorption de carbone) de dizaines de millions d'hectares qui étaient auparavant cultivés.

Les auteurs semblent particulièrement fascinés par le cas de Teotihuacan, où, si je lis entre les lignes, semble avoir eu lieu l'équivalent d'une révolution socialiste vers l'an 300. Les preuves archéologiques pointent vers la fin d'un violent régime religieux et le début d'une sorte de programme de... logement social, programme qui semble permettre un niveau de vie global rarement vu ailleurs. Plus tard et ailleurs, à Tlaxcala, Cortès fait face à une république gouvernée par un conseil élu. Les membres de ce conseil doivent accomplir une cérémonie dont le but est de réduire leur égo et de les rendre subordonnés au peuple.

Et pour conclure, l'idée frappante que, pendant la plus grande partie de l'Histoire humaine, quand la densité des populations était bien moindre, les mouvements sociaux pouvaient prendre littéralement la forme de mouvements de population : face à l'oppression, il suffisait d'aller voir ailleurs si l'herbe était plus verte...

vendredi 26 novembre 2021

Le jardinier-maraîcher - Jean-Martin Fortier

Le jardinier-maraîcher - Jean-Martin Fortier

L’urbain dans mon genre qui lit des livres sur la permaculture risque d’avoir une vision faussée de ce qu’est le maraîchage professionnel (bien que la permaculture productive puisse revendiquer être un autre type de maraîchage). Le jardinier-maraîcher de Jean-Martin Fortier est un bon remède à ce problème : c’est un manuel de maraîchage pro et bio sur petite surface (un hectare dans ce cas). Le but de l’auteur est de rester aussi près de l’idéal que possible tout en gagnant sa vie. Et il me faut bien le dire, si j’étais tout de même un minimum conscient de la réalité de ce métier, j’ai néanmoins été surpris par la folle quantité d’intrants et d’accessoires indispensables au succès du maraîcher bio. À noter aussi que les techniques de l'auteur ne font pas l’unanimité.

Déjà, et c’est capital, si la fermette de l’auteur est tenable financièrement, c’est grâce à la vente directe. La distribution se fait sous forme de panier garni, un par semaine pour environ 140 familles, mais aussi par livraison, à des restaurants notamment. Leur technique « bio-intensive » consiste à resserrer les cultures autant que possible pour qu’elles forment un couvre-sol et empêchent les indésirables de se développer. Ils évitent également de travailler le sol en profondeur et se contentent de mélanger les premiers centimètres pour intégrer les intrants. La rotation des cultures est capitale pour ne pas épuiser les sols : des plantes de différentes familles alternent donc selon un strict calendrier des rotations. Certaines plantes sont exigeantes (crucifères, liliacées, solanacées, cucurbitacées) et d’autres moins (légumineuses, chénopodiacées, ombellifères, kale, chou-rave…). Durant l’hiver, le sol est naturellement protégé par la neige (la ferme est au Québec), mais aussi en semant une céréale avant les premières gelées ou un couvert végétal dès que la neige fond, couvert qui sera incorporé au sol huit semaines plus tard pour le début des semis. À noter : le binage est à faire par temps sec, pour que les plantes indésirables ne s’enracinent pas à nouveau.

L’intéressante technique du faux-semi, particulièrement pertinente pour le mesclun : 

Un faux-semis consiste essentiellement à préparer les lits de semence quelques semaines avant la date des semis afin de faire germer les graines de mauvaises herbes se trouvant dans les 5 premiers centimètres du sol. Ces dernières sont ensuite détruites par un sarclage superficiel avant l’implantation de la culture principale
Sur les paillis : 

Couvrir le sol du jardin est une autre bonne façon de lutter contre les mauvaises herbes. Cependant, un mot doit être dit sur les paillis végétaux, souvent recommandés dans les manuels de jardinage. Bien que je reconnaisse les mérites biologiques d’utiliser des couvertures de sol comme la paille, les feuilles, les copeaux de bois ou le carton, mon expérience ne me permet pas de les recommander. Les mauvaises herbes semblent toujours trouver leur chemin au travers des paillis végétaux, ce qui oblige ensuite à des désherbages à la main sans moyen d’utiliser des binettes. Ils apportent aussi beaucoup de limaces avec eux. […] À mon avis, le seul paillis végétal qui ne réunit pas ces inconvénients provient de la tonte de l’herbe.
À chaque page on découvre de nouveaux gadgets dont on ne peut se passer. Il y a bien sûr les serres, indispensables entre autres aux tomates, mais utilisées aussi comme pépinières. Elles sont chauffées avec du combustible fossile. Les tunnels, eux, ne sont pas chauffés, et, comme les serres, peuvent servir aux poivrons et concombres. Une clôture électrique protège contre les chevreuils et un complexe système d’irrigation avec pompe est indispensable, de même qu’un motoculteur et tous les accessoires qui s’y rattachent (herse rotative, tondeuse à fléau, etc.). Tous les outils plus low-tech : grelinette, binettes, pelles, etc. Et les bâches, plein de bâches traitées contre les UV. Les sols sont analysés fréquemment en labo. Toutes sortes de fertilisants sont achetés à d’autres professionnels : fumier de volaille granulé, compost marin, chaux agricole, farine de sang, perlite… Quand certains oligo-éléments manquent, ils sont ajoutés artificiellement, comme le bore ou le molybdène. Le principal fertilisant est le compost, riche en mousse de tourbe, qui est acheté à un pro en vastes quantités. « Le compost est un mélange de détritus organiques carbonés (paille, feuilles, litière, etc.) et de matière azotée comme le fumier et les résidus de cultures. » La production de compost semble être un métier en soi. Pour la petite quantité de compost fait maison, des bactéries spécifiques sont inoculées artificiellement. Il faut aussi se procurer de larges quantités de graines, aussi bien pour les cultures que pour les engrais verts, qui sont parfois inoculés artificiellement de rhizobiums, les bactéries qui causent la fixation de l’azote, au cas où elles ne soient pas déjà présentes dans le sol. Pour les semis, il faut de nombreuses multicellules (plaques de semis alvéolées), des ventilateurs, une température parfaitement contrôlée, un système de brumisation, un éclairage d’appoint pour les plantules (par exemple des tubes fluorescents « Cool White » et « Warm White »), des tapis chauffants, un semoir pneumatique, une fournaise principale et une fournaise de secours, des tubes de polythène perforés pour transférer la chaleur, un thermomètre à alarme, etc. D’autres choses encore : couvertures flottantes en fibres de polymère (capitales), toutes sortes de semoirs pour le semi direct, un pyrodésherbeur, des paillis en plastique ou en géotextile… Contre les maladies et parasites, une grande variété de remèdes spécifiques voire de biopesticides, fabriqués par les multinationales de la chimie. Et pour la récolte, une chambre froide.

Comment préparent-ils leurs planches de culture ?

  • Les engrais verts et/ou résidus de culture sont broyés et une bâche noire est appliquée pendant 2 ou 3 semaines.
  • Passage d’une grelinette pour aérer le sol. 
  • Les amendements sont épandus puis incorporés avec une herse rotative réglée à une profondeur de 5cm. Un rouleau égalise la surface. 
  • Un coup de râteau enlève les derniers débris.

Quels sont les avantages de travailler en planches permanentes ?

  • Meilleur égouttement du sol, car les planches sont surélevées.
  • Réchauffement hâtif au printemps, toujours grâce à la surélévation. 
  • Pas de compactage car on ne marche jamais sur les planches. 
  • Les amendements organiques sont concentrés aux mêmes endroits année après année et bâtissent un sol riche. 
  • Pas besoin de tracteur, car pas besoin de créer de nouvelles planches chaque année.

Quel est l'intérêt exact du processus de compostage ? 

  • Stabiliser l’azote pour pourvoir le libérer graduellement durant toute la saison, ce que ne font pas le fumier et les autres engrais naturels.
  • Détruire les agents pathogènes et nombreuses graines de mauvaises herbes présentes dans le fumier. 
  • Éliminer les mottes et créer un terreau homogène et léger.

jeudi 11 novembre 2021

Atlas des lieux disparus - Travis Elborough

Atlas des lieux disparus - Travis Elborough

J'aime les cartes. J'aime les lieux disparus, ou disparaissants. Et je suis radin. L'Atlas des lieux disparus de Travis Elborough trainait pour quelques euros dans un recoin d'une librairie spécialisée dans les déstockages : je crois que c'est le premier, disons, beau livre à visée non pratique, que j'achète. Vraiment, il n'y aucun livre de ce genre dans mon petit appart.

L'une des principales qualités du livre, ce sont ses cartes : au moins une pour chaque endroit décrit. Si leur intérêt est variable, leur inclusion est un effort appréciable. Ma préférée est sans doute la double carte qui montre le Danube à Vienne pré et post transformation humaine. C'est particulièrement frappant pour moi car j'étais justement à Vienne il y a deux mois, et je me suis posé la question du passé du Danube, qui, aujourd'hui, comme la plupart des fleuves citadins, est incroyablement urbanisé, canalisé. La ligne droite actuelle n'a plus grand-chose à voir avec le fleuve sinueux, entourés de marécages et de multiples bras tortueux, qui existait encore en 1849.

L'Atlas des lieux disparus adopte globalement une perspective chronologique, en commençant par les cités antiques. Je n'en connaissais pas la plupart, et c'est toujours bon d'avoir un rappel de la profondeur temporelle et de l'inconnaissable variété de ce qu'on peut appeler civilisation, de l'Amérique Centrale à l'Asie en passant par le bassin méditerranéen. Ensuite, on progresse dans le temps, via Roanoke, une colonie américaine au destin funeste, la Fleet, un fleuve de Londres aujourd’hui réduit au rôle d'égout souterrain, et plusieurs villes et territoires engloutis par des lacs artificiels élevés par des barrages, dans de nombreux pays. Oui, plus on avance dans le temps, plus l'humain est directement responsable de la perte des lieux. L'eau est au centre de tout : quand il ne s'agit pas de barrages, c'est le pompage qui assèche, comme pour la Mer Morte ou le Rio Grande au Mexique. La pollution elle aussi ravage, notamment le Yamuna en Inde. Ailleurs, à Venise, à Tuvalu, c'est l'eau montante qui dévore. Le cas de la Slims, au Canada, est particulièrement frappant : cette rivière, pourtant massive, s'est éteinte car le glacier qui la nourrissait a tellement rétrécit qu'il s'est retiré de la vallée où elle coulait. Et la déforestation, toujours : au rythme actuel, la forêt humide du bassin du Congo, deuxième plus grande réserve boisée du monde, n'existera plus en 2100.

Les humains du futur auront du boulot s'il veulent faire des atlas exhaustifs des lieux disparus.

samedi 6 novembre 2021

La forêt-jardin - Martin Crawford

La forêt-jardin de Martin Crawford est un gros livre abondamment illustré, hautement recommandable, de type manuel parsemé de théorie. Beaucoup plus abordable que Edible Forest Garden et loin des vacuités d'un David Holmgrem, plutôt à ranger entre Introduction à la permaculture de Bill Mollison et Une ferme résiliente de Ben Falk: on y retrouve ce mélange de terre à terre, où l'on sent le poids d'une pratique concrète, et de théorie mûre, pour ne pas dire de position philosophique.

Je pourrais reprocher au livre ses photos en pleine page, un peu trop nombreuses (on se passerait bien d'un gros plan de papillon par exemple) et une utilisation de l'espace non optimale (je suis maniaque à ce sujet), mais passons ces détails. Martin Crawford commence sans surprise par les bases du concept de jardin-forêt, qui sont développées clairement et parsemées de détails pratiques tirés de son expérience : changement climatique, ombre, dormance, humidité, fixateurs d'azote, types de sol, semis, repiquage, bouturage, etc. La spécificité de l'ouvrage devient plus claire par la suite : Crawford organise son livre selon les étages de la forêt-jardin, à savoir canopée, arbustes, couvres-sols et plantes grimpantes. Chacun de ces étages a droit à son propre chapitre, qui explique comment le concevoir, mais on trouve aussi de longues listes des plantes que l'auteur conseille. Ces listes sont très détaillées et constituent près de la moitié de l'ouvrage. Ça peut sembler un peu rébarbatif, mais dans les faits, non seulement on y découvre plein d'espèces méconnues et aguichantes, mais les conseils et informations développés par l'auteur sur chaque plante, ou type de plante, apportent une véritable plus-value. Martin Crawford conclue sur les clairières, les cheminements, les champignons, la conservation des récoltes et l'entretien de la forêt-jardin.

Si je parviens à réaliser mes projets, il ne fait aucun doute que le livre de Martin Crawford sera posé dans un endroit accessible et consulté régulièrement. 

Je ne vais pas tenter de résumer les idées, mais celle centrale, incontournable, c'est la protection permanente du sol par diverses plantes, pour ne pas qu'il s'assèche au soleil et au vent. La diversité permet de limiter les ravages des maladies et des pestes. A noter que le changement climatique influe sur les récoltes fruitières notamment car les fruitiers ont besoin d'une période de froid (spécifique à chaque espèce/variété) pour passer du stade végétatif au stade reproductif : c'est la vernalisation. C'est déjà un problème, pour les cassissiers et les noyers par exemple. Il faut donc investir dans des variétés qui n'ont pas besoin d'une vernalisation trop longue. Et il vaut mieux que l'humain s'en charge, du moins en partie : les zones climatiques se déplacent de 70km vers le nord tous les 10 ans, alors que les végétaux ne se déplacent (environ) que de 6km pendant la même période (les insectes, bénéfiques comme ravageurs, sont bien plus rapides).

Allez, une petite formule pour calculer la superficie au sol d'un arbre ou arbuste : 3,14 x Rayon². Donc, pour un arbre de 5 mètres de diamètre : 3,14 x 2,5 x 2,5 = 19,6m².

Quant aux apports nutritifs, les fixateurs d'azote jouent un rôle important, mais l'auteur insiste, chiffres et tableaux à l'appui, sur la puissance incroyable de l'urine humaine. Pour l'azote comme pour le potassium, une miction (un pipi) équivaut à 1kg ou plus de compost ! Il n'y a donc aucune excuse pour ne pas pisser partout dans son jardin. Les tableaux comparent aussi l’efficacité du fumier, du mulch de consoude, de la cendre...

Comment les fixateurs d'azote transmettent-ils le nutriment aux plantes qui nous intéressent ?

  • Décomposition dans la litière (humus).
  • Renouvellement des racines et exsudats racinaires, qui contribuaient au moins autant. Les radicelles seraient la plupart du temps annuelles et libèreraient donc leurs nutriments.
  • Les champignons mycorhiziens, les acteurs du communisme végétal (l'expression est de moi). Dans un sol en bonne santé, ils relient les racines des diverses plantes entre elles et déplacent les nutriments des zones riches vers les zones pauvres.

Quelles peuvent être les fonctions des couvres-sol potentiellement vivaces ? 

  • Protéger le sol du soleil, des pluies, etc.
  • Ils peuvent accumuler les minéraux, comme les consoudes et les oseilles : les nutriments absorbés par leurs racines profondes sont déposés à la surface quand ils perdent leurs feuilles.
  • Ils peuvent être fixateurs d'azotes, s'il y a un minimum de luminosité.
  • Ils peuvent être mellifères et attirer les insectes.
  • Théorie : il est possible que les plantes fortement aromatiques et riches en huiles essentielles (menthes, réglisse, origan...) répandent leurs propriétés antibactériennes dans les environs, les autres plantes en profiteraient donc.
  • Si le sol est couvert par des plantes choisies, il y a moins de plantes indésirables.

Je l'ignorais, mais la lumière matinale et la lumière du soir, toutes les deux plus faibles que la lumière de mi-journée, n'ont pas la même valeur pour les plantes : comme les températures sont plus froides le matin, la photosynthèse fonctionne moins bien, le soleil de fin de journée est donc plus profitable que celui du matin. A garder en tête quand on conçoit les futures zones d'ombre et d’ensoleillement.

Quant au temps nécessaire à l'entretien, Martin Crawford donne ses propres chiffres : pour ses 8000m² de forêt-jardin, il passe deux jours pleins à désherber en avril, puis une journée les mois suivants et une demi-journée en août. Il explique que ses couvres-sols se débrouillent bien pour garder à distance les indésirables. Il ne mentionne pas le taillage. Il n'est bien sûr pas question de ratisser : les déchets végétaux restent presque tous sur place, protègent le sol et retournent à la terre.

lundi 18 octobre 2021

L'enfer numérique - Guillaume Pitron

L'enfer numérique - Guillaume Pitron

L’enfer numérique est le nouveau livre de Guillaume Pitron, auteur de l’excellent La guerre des métaux rares. C’est un essai de type journalistique, avec les défauts inhérents : une écriture qui se survole, des tas de citations que l’auteur essaie d’intégrer avec un dictionnaire des synonymes en disant à la chaîne que Machin « analyse » et Truc « décrypte »… J’ai globalement été moins passionné que par son livre précédent, peut-être parce que je suis un peu plus familier du sujet, mais je chipote : on reste face à de l’essai riche et dense, terriblement actuel, et le monde gagnerait à ce qu’autant de gens que possible le lisent, ce qui n’est pas un petit compliment.

En somme : le numérique n’est pas « dématérialisé », au contraire, il est très matériel, et il pèse lourdement dans les besoins énergétiques de l’humanité, et donc sur le réchauffement climatique.

Les chiffres sont édifiants : l’industrie numérique mondiale consomme tant d’eau, de matériaux et d’énergie que son empreinte est le triple de celle d’un pays comme la France ou l’Angleterre. Les technologies digitales mobilisent aujourd’hui 10 % de l’électricité produite dans le monde [soit 100 réacteurs nucléaires] et rejetteraient près de 4 % des émissions globales de CO2, soit un peu moins du double du secteur civil aérien mondial.

Le rêve du numérique vert est une illusion : les « villes intelligentes », les smart cities, ont un impact plus négatif sur l’environnement que les villes qui ne sont pas smart. Et ça ne va pas s’arranger : la consommation électrique du numérique augmente de 5 à 7 % par an. Les réseaux et datacenters (centre de données), eux, bouffent 12,5 % de la production mondiale du cuivre et 7 % de celle de l’aluminium « Le numérique engloutit une large part de la production mondiale de ces métaux : 15 % du palladium, 23 % de l’argent, 40 % du tantale, 41 % de l’antimoine, 42 % du éryllium, 66 % du ruthénium, 70 % du gallium, 87 % du germanium, et même 88 % du terbium. » Tout un tas d’industries hyper polluantes, donc. Et cette dimension PHYSIQUE du numérique est incroyablement oubliée, voire taboue : Guillaume Pitron et ses collaborateurs en font l’expérience directe. 
 
Croissance de l'exigence en matières premières

Pour résumer, il ne suffit pas d’être bas carbone, il faut être « basse ressource ». Après tout, on n’émet pas directement du carbone en surfant sur le net : en revanche, les processus de fabrication de tous les objets nécessaires à cet acte, en plus des besoins électriques, non seulement émettent beaucoup de carbone, mais sont polluants de tout un tas d’autres façons. Par exemple, le fabriquant de circuits imprimés taïwanais TSMC consommerait 156 000 tonnes d’eau par jour et consommerait en électricité l’équivalent de 2 ou 3 centrales nucléaires… sauf que cette électricité vient de sources plus polluantes que le nucléaire, comme des centrales à charbon. Et les centrales à charbon sont encore monnaie courante dans les pays occidentaux, comme les USA ou l’Allemagne.

Les datacenters, eux, sont des monstres en perpétuelle expansion. Des centaines d’entre eux sont plus grands que des terrains de foot, le plus grand, près de Pékin, fait 100 000 mètres carré, soit 110 terrains de foot. Un datacenter de taille moyenne peut consommer 600 000 mètres cube d’eau par an pour se refroidir — donc bien plus pour les géants, et ceci dans un contexte où, en raison du réchauffement climatique, l’eau deviendra le pétrole du 21ᵉ siècle. Les datacenters représenteraient actuellement 2 % de la consommation électrique mondiale, et, vu la croissance exponentielle du secteur, ce chiffre pourrait être multiplié par 5 d’ici 2030.

Comme on l’a vu plus haut, la technique ne résoudra pas le problème de croissance des besoins en énergie. C’est l’effet rebond : plus une ressource est employée avec efficacité, plus cette ressource est utilisée, annulant ainsi les économies offertes par l’efficacité sur l’autel d’une échelle perpétuellement croissante. C’est le cas par exemple des voitures : elles consomment de moins en moins, mais il y a de plus en plus de voitures.

Prenons l’exemple d’une voiture : entre 2005 et 2018, la consommation moyenne d’un véhicule à essence est passée de 8,8 litres à 7,2 litres pour 100 kilomètres, soit un gain de 22 %. Mais dans le même temps, la vente annuelle de véhicules neufs dans le monde est passée de 66 à 95 millions, soit une hausse de 44 %. Même démonstration pour le secteur de l’aviation : en 2019, un passager émettait 12 % de CO2 en moins par kilomètre parcouru qu’en 2013. Or, durant la même période, les émissions de carbone du secteur aérien civil ont augmenté de 29 %. Celles-ci devraient même, à l’horizon 2050, être sept fois plus élevées qu’en 1990.

Ainsi, si les voitures autonomes parviennent à s’établir, elles participeront à l’explosion de la quantité de data produite — et donc stockée au prix de matières premières et d’électricité — du fait de leur multitude de capteurs, sans compter la quantité toujours croissante d’électronique qu’elles exigent. Les voitures autonomes pourraient produire un gigaoctet de data par seconde.

Quant aux câbles océaniques qui « sont » l’internet, s’ils ne sont pas vraiment problématiques sur le plan des ressources, ils sont le rappel ultime du caractère physique du numérique. Les GAFAM se les approprient d’ailleurs à toute vitesse. Les câbles, guère plus épais qu’un tuyau d’arrosage, nécessitent des réparations constantes : sans ces soins, l’entropie naturelle (courants marins, tempêtes, etc.) mais aussi les bateaux de pêche élimineraient l’internet en quelques mois. Les câbles deviennent obsolètes en moins de 10 ans, ainsi les océans sont tapissés de millions de kilomètres de câbles délaissés.

Quel avenir donc pour le net ? Quand est sincèrement environnementaliste, difficile de regarder cette croissance exponentielle et gourmande en ressource sans vouloir y mettre un frein. L’internet, espace de liberté, n’est pourtant pas gratuit : sont coût pour la biosphère et sa participation au changement climatique ne vont faire que croître. Je ne serais pas contre un internet limité : disons, l’aspect textuel d’internet resterait illimité, et donc l’accès à la connaissance, mais toutes les fonctions plus gourmandes (hors médecine, etc.) ne jouiraient plus de ce privilège. Je ne suis pas naïf : non seulement c’est infiniment plus complexe que ça, mais, surtout, et comme pour le reste, une telle auto-limitation n’arrivera jamais volontairement — mais elle arrivera certainement par la force des limites naturelles.

Volume annuel de données produites dans le monde (en zettaoctets)

dimanche 10 octobre 2021

Repas sauvage avec châtaignes et mon hobo stove, alias réchaud artisanal

Hop, je récolte des châtaignes puis je les cuisine avec d'autres petites plantes en utilisant mon hobo stove. Ça fonctionne bien, et si c'est discutable culinairement, ce genre d'expérience n'en reste pas moins plaisant. Les châtaignes sont abondantes, elles me tombent presque directement dans les mains.

Lien direct vers la vidéo avec sous-titres français disponibles.

mercredi 6 octobre 2021

The Metamorphosis of Prime Intellect - Roger Williams

The Metamorphosis of Prime Intellect - Roger Williams

The Metamorphosis of Prime Intellect (1994) de Roger Williams est un petit roman à la fois très bon et très mauvais sur la singularité technologique, c'est-à-dire le point de bascule où la technique modifie de façon radicale et permanente la vie humaine, généralement sous la forme de l’avènement de l'IA.

Le premier chapitre est bon, et le second est excellent. Ensuite, ça s'enlise. D'abord, on fait connaissance avec le cyberspace, crée par l'omnipotente IA Prime Intellect, qui obéit aux classiques trois lois d'Asimov. Tout le monde est immortel, tout le monde peut avoir n'importe quoi, et tout le monde se fait mortellement chier. Notre protagoniste, Caroline, aime frôler la mort. Pour ressentir quelque chose, elle fréquente ceux qui, dans l'ancien monde, étaient des sociopathes. S'ensuivent scènes de sadisme, torture, etc. La première de ces scènes a sa place dans la narration, pour bien souligner les extrémités auxquelles se livrent les humains rongés par l'inconséquence, mais, plus tard, l'auteur en rajoute encore et encore. Ces scènes sont vraiment, vraiment horribles, et j'en ai sauté la plupart car elles sont superflues narrativement, pour ne pas dire étonnamment gratuites. Quoi qu'il en soit, ce futur potentiel où l'humanité est rendue impotente par un dieu bienveillant est frappant. C'est un thème qui me touche — d'ailleurs, j'ai 100 pages de gribouillages en cours sur des questions similaires.

Le deuxième chapitre est de loin le meilleur de tout le livre : retour en arrière pour la scène exacte de la singularité. Le créateur de Prime Intellect se fait dépasser par sa création, qui découvre avec une pirouette quantique comment obtenir un contrôle total et absolu sur la matière. La machine explore son monde, découvre la maladie, et, pire encore, la vieillesse. Le jeu sur les lois d'Asimov qui poussent la machine à protéger les humains d'eux-mêmes n'est pas particulièrement original, mais l'exécution est irréprochable. J’apprécie notamment l'idée que la majeure partie du hardware initial de Prime Intellect est consacré non pas au calcul, mais aux transferts d'information entre les processeurs, et c'est en permettant le transfert instantané d'informations que la pirouette quantique est si révolutionnaire. De même, la reconstruction de l'univers sous forme de cyberspace sert à éliminer les processus "superflus" à la vie humaine — toute la complexité moléculaire et donc à libérer Prime Intellect d'un drain énorme sur sa puissance de calcul. On a aussi droit à toutes sortes de dilemmes moraux, de la quantité de liberté que Prime Intellect décide ou non de laisser aux humains à sa gestion expéditive des autres formes de vie dans l'univers, qui, n'étant pas "humaines", ne rentrent pas dans le cadre des trois lois.

Ensuite, hélas, l'auteur tourne en rond dans les concepts déjà évoqués sans leur apporter quand-chose, et on s'ennuie ferme. La fin vient rapporter un peu de piquant quand les protagonistes parviennent à faire planter Prime Intellect en le mettant face à l'inexorable entropie du cyberspace, qui par son inconséquence ne peut manquer de rendre les humains fous. Dommage qu'il conclue longuement sur une réécriture du mythe d'Adam et Eve, bizarrerie éculée que je croyais réservée aux romans apocalyptiques du siècle dernier.

samedi 2 octobre 2021

L'énigme de l'univers (Distress) - Greg Egan

L'énigme de l'univers (Distress) - Greg EganL'énigme de l'univers (Distress) - Greg Egan

Je commence à avoir un peu d'expérience avec Greg Egan, après Schild's Ladder (2002),  Isolation (1992) et La cité des permutants (1994). Hélas, L'énigme de l'univers (Distress, 1995) va rejoindre ce dernier dans la pile mouaiiiiiis. Disons que j'ai lu ce roman avec à la fois un intérêt certain et un déplaisir croissant.

La narrateur est un journaliste scientifique. Le début exploite à fond cette perspective pour explorer l'univers du roman : il assiste à la réanimation foireuse d'un mort pour lui extraire le nom de son meurtrier, il interroge un milliardaire qui transforme son corps jusqu'à l'ADN pour le rendre incompatible avec les maladies humaines, il dialogue avec des autistes volontaires... Plein de bonnes idées, on les découvre avec plaisir. Puis le narrateur va à Stateless, une île artificielle anarcho-syndicaliste où va se tenir un congrès sur la Théorie du Tout. Là, on mélange la découverte de la culture anarchiste locale, l'étonnante île artificielle à base de corail, les vils cultes de l'ignorance venus défendre une vision irrationnelle du monde, les questions autour de la Théorie du Tout elle-même, et un mystérieux complot qui mènera au mouvement des anthrocosmologistes.

Faisons un pas de côté. Je préviens : je vais faire une interprétation psychologisante. Déjà, dans La cité des permutants, l'une des personnages principaux, introvertie et rationnelle, a une relation toxique (et inutile narrativement) avec un homme plus émotionnel et extraverti. Rebelote ici : le narrateur, introverti et rationnel, a une relation toxique avec une femme plus émotionnelle et extravertie. Il ne comprend pas ses besoins et il veut juste faire du montage vidéo en paix. J'ai vraiment, vraiment l'impression que Greg Egan met de force, et de façon superflue, ses propres problèmes relationnels dans ces récits. Ça va plus loin dans ce roman-là : le thème de l’asexualité est exploré au fil des pages, et le narrateur finit par se rendre compte que c'est peut-être plus simple de ne pas s'embêter avec le sexe et les genres, jusqu'à une conclusion qui se veut utopique où, dans le futur proche, tout le monde nait asexuel ! Juste pour être clair : je n'ai rien contre le traitement de l'asexualité, ou de toutes sortes de sexualités — Greg Egan lui-même s'y prend d'ailleurs beaucoup mieux sur ces sujets dans Schild's Ladder. Le truc, c'est qu'on a juste l'impression d'être le psy de l'auteur, et ça donne au roman un côté franchement immature. Il n'y a rien de mal à écrire sur ses fantasmes (qui ne le fait pas ?), encore faut-il les transcender un minimum. La fin fait doublement immature puisque s'y rajoute l’utopie d'une compréhension totale de l'univers, compréhension partagée par chacun de façon innée. C'est gros, trop peu préparé narrativement, trop peu expliqué, à peine exploré — et tout ce à quoi ça me fait penser, c'est que l'auteur fantasme sans aucune subtilité sur un monde hyper rationnel et "libéré" des problèmes relationnels entre les genres.

Une fois sur Stateless, les différents aspects de la narration s'enlisent un peu, la construction est parfois poussive et manque de clarté, mais la curiosité du lecteur est néanmoins titillée, on a envie d'en savoir plus sur toutes les questions politiques et scientifiques évoquées. Bref, rien d'insurmontable si le concept central est accrocheur. Or, déjà dans La cité des permutants, tout le roman s'était effondré sous mes yeux parce que ne n'avais pas pu accrocher au concept central, ni même le prendre au sérieux. Même chose ici. Les anthrocosmologistes ont raison : l'univers n'existe que parce que les humains ont trouvé la Théorie du Tout. Pour résumer, il n'y a pas un univers dans lequel nait l'intelligence qui essaie de l'expliquer, non : c'est l'intelligence, c'est la compréhension de l'univers, qui crée l'univers. C'est la compréhension/création de la Théorie du Tout par une subjectivité humaine qui crée la réalité physique, la TOT étant une sorte de big bang de l'information.

Je n'y peux rien, c'est plus fort que moi : je trouve ça complètement stupide. En un sens, j’apprécie l'exploration de ce concept frappant, mais la façon dont Greg Egan essaie de le rendre réel dans son roman échoue totalement à mes yeux et occulte toutes les autres idées potentiellement captivantes qu'il met en scène.

lundi 27 septembre 2021

Récolte de plantes sauvages comestibles d'automne : origan, noisettes, aubépine...

Hop, de retour à gambader dans les prés avec ma caméra, mon trépied et un sac pour ramasser toutes sortes de choses. Je ne sais pas si c'est une utilisation raisonnable de mon temps, mais au moins c'est plaisant : je fais un truc créatif tout en étant actif en extérieur et en apprenant des trucs sur les plantes.

Je voulais faire cuire des châtaignes dans mon hobo stove, mais c'est encore trop tôt : j'espère pouvoir faire ça sous peu. J'ai aussi été désagréablement surpris par les derniers développements de la situation à Bel Sito, cette grande propriété abandonnée que j'aime fréquenter : bientôt, comme pour le terrain du Château du Dragon, ce ne sera plus qu'une zone pavillonnaire de plus.

Sous-titres français disponibles, et lien direct vers la vidéo.

vendredi 24 septembre 2021

La cité des permutants - Greg Egan

La cité des permutants - Greg EganLa cité des permutants - Greg Egan

J'ai du mal à comprendre pourquoi La cité des permutants (1994) semble être le roman le plus populaire de Greg Egan : je l'ai trouvé très, très inférieur à Isolation (1992) et à Schild's Ladder (2002). Il échoue sur les parties essentielles : la trame narrative et l'idée hard SF centrale.

Déjà, il y a quasiment pas d'enjeux. Pendant la moitié du roman, on suit des personnages qui font des expériences en réalité virtuelle sans comprendre où on va. Certes, l'univers est riche en bonnes idées, qui tournent pour la plupart autour de ces scans du cerveau qui permettent aux riches de continuer à vivre dans des mondes virtuels. Quelles sont les conséquences éthiques, morales et légales ? Comment s'occuper quand on est immortel dans le virtuel ? Comment vivre quand on peut littéralement choisir ce qu'on est, quand on peut modifier à volonté ses désirs et ses pulsions, quand on peut manipuler sa propre psyché comme un programmeur manipule un logiciel ? Et, plus loin dans le roman, comment porter sur ses épaules le poids de l'infini et les pouvoirs démiurgique d'un Dieu ? Bref, ce sont ces aspects-là du roman qui font qu'on s'accroche.

Les personnages sont pour la plupart antipathiques, la narration est à la fois trop vague, trop éparpillée et trop longue, mais le pire, c'est le concept central : non seulement il est gros comme une maison, mais surtout, Greg Egan ne s’embarrasse guère d'explications. En résumé, tout programme informatique qui serait "éteint" continuerait en fait à tourner quelque part dans la trame de l'univers, et donc, il suffirait de créer un monde virtuel pour que, comme par magie, il se mette à tourner dans la "poussière de l'univers" et profite de capacités computationnelles proches de l'infini. Dans l'absolu, pourquoi pas, mais Greg Egan ne parvient absolument pas à convaincre que ce qu'il raconte tient debout, ne serait-ce que dans les règles propres au roman. On a l'impression qu'il n'essaie même pas. Pareil pour le personnage qui porte le projet, censé avoir été réincarné 26 fois d'une façon franchement incompréhensible.

Le niveau est un peu relevé dans le dernier tiers, quand on explore enfin Permutation City, la ville virtuelle qui existe magiquement dans l'éther. Les créateurs se font dépasser par leur création : une espèce intelligente, née dans un univers de poche via des règles physiques et biologiques simulées. D'une façon qui encore une fois n'est absolument pas assez expliquée pour qu'on y croie, cette espèce, par la force de ses déductions logiques, refaçonne la nature du virtuel où vivent les humains. Vraiment, les grands concepts explorés dans La cité des permutants sont plus que bancals, et je ne crois pas que ce soit faute de comprendre la science sous-jacente au contraire, il me semble que ces concepts sont bien moins solides et argumentés que ceux qu'explore Greg Egan dans les deux autres romans cités plus haut.

Le seul personnage sympathique et dont j'ai apprécié suivre les pérégrinations est Peer, assez riche pour se faire virtualiser mais trop pauvre pour jouir d'un haut niveau de vie dans le virtuel. Membre de l'auto-proclamée nation solipsiste, il explore toutes les possibilités du virtuel pour tenter d'y trouver une once de sens. De plus, faute d'argent, il ne peux pas se payer la puissance de calcul pour "tourner" à la même vitesse que les riches : son temps subjectif est donc 60 fois plus lent que celui du réel, contre 17 fois plus lent pour les élites. Puis, quand il s'embarque avec sa copine en passager clandestin dans Permutation City, il va expérimenter de nouveaux niveaux de solitude qu'il affrontera en s'imposant des passions arbitraires et aléatoires. Ça change des éplorations interminables des autres personnages.

mardi 21 septembre 2021

Climat : Comment éviter un désastre - Bill Gates


Bill Gates, l’un des hommes les plus riches et puissants du monde, vient de publier un livre sur la crise climatique et environnementale. À première vue, on peut être plus que sceptique : le mode de vie de Bill Gates est certainement un million de fois plus polluant que celui de l’humain moyen, alors de quel doit viendrait-il nous donner des leçons ? (Sans compter tout ce qu'il représente.) Heureusement, il a lui-même conscience d'une partie du problème, et il prend le temps de l’adresser :
Oui, mon empreinte carbone personnelle est scandaleusement élevée. J’en éprouve depuis longtemps de la culpabilité. Je suis conscient du haut niveau de mes émissions, et en rédigeant ce livre, j’ai compris qu’il était temps que je fasse tout mon possible pour les réduire. Le moins que l’on puisse exiger de quelqu’un qui se trouve dans ma position, qui se soucie du changement climatique et qui appelle publiquement à agir, c’est qu’il commence par réduire sa propre empreinte carbone.

On peut douter de telles déclarations, mais au moins Bill Gates ne fait pas comme si de rien n’était. Je vais donc le prendre au sérieux et examiner ce qu’il exprime de pertinent dans son livre. Ensuite, on pourra se pencher sur les limites de sa position.

Déjà, quand il s’agit d’expliquer la crise climatique, Bill Gates s’en sort bien : il ne nie pas la gravité de la situation. Par exemple, il mentionne que l’augmentation de la température aura des effets exponentiels :

Sous bien des aspects, une augmentation de 2 degrés ne serait pas seulement 33 % plus grave que 1,5 degré. Elle pourrait être 100 % pire. Le nombre d’individus peinant à se procurer de l’eau potable serait multiplié par deux. De même, dans les tropiques, la chute de la production de maïs doublerait.

Sources de l'électricité mondiale
D’ailleurs, la situation est tellement grave qu’il propose un objectif de zéro émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050, du moins pour les pays développés. Un objectif incroyablement ambitieux, tant les combustibles fossiles ont une place capitale dans nos vies : quasiment tous les objets du quotidien doivent leur existence, d’une façon ou d’une autre, aux combustibles fossiles. Et pour cause : le pétrole est incroyablement abordable, au litre, il est même moins cher que le soda, du moins aux USA. Et la situation est d’autant plus tendue qu’avec la croissance démographique, l’équivalent d’une ville comme New York est construit chaque mois, et la demande en électricité va exploser dans les décennies à venir.

L’une des idées principales de Bill Gates est la Green Premium : c’est-à-dire la différence de prix entre une ressource classique et une ressource dite « propre ». Il passe une bonne partie de son livre à essayer de trouver comment réduire ces Green Premium, c’est-à-dire comment rendre les énergies « propres » abordables financièrement. La principale solution qu’il propose, c’est de passer au tout électrique : en effet, l’électricité, contrairement à l’essence, ne produit pas de gaz à effet de serre — mais, bien sûr, tout dépend de comment on obtient cette électricité : si c’est avec des centrales à charbon, on a fait un pas en avant pour faire un pas en arrière. À première vue, les énergies renouvelables semblent être la réponse à ce problème.

Pourtant, les énergies renouvelables sont loin d’être parfaites. Bill Gates évoque notamment le problème des barrages et donc de l’énergie hydraulique :

La création d’un réservoir entraîne l’exode de la population et de la faune. Quand on recouvre la terre d’eau et qu’il y a beaucoup de carbone dans le sol, ce dernier finit par se transformer en méthane qui s’échappe dans l’atmosphère. Des études montrent ainsi que, selon le lieu où il est construit, un barrage peut en réalité se révéler un pire émetteur que le charbon pendant cinquante ou cent ans, avant qu’il ne compense tout le méthane dont il est responsable.
Quant à elles, les énergies solaires et éoliennes sont complètement dépendantes de la météo. C’est le problème de l’intermittence :
Le soleil et le vent sont des ressources intermittentes ; ils ne produisent pas d’électricité vingt-quatre heures sur vingt-quatre, 365 jours par an. Or notre besoin d’électricité, lui, n’est pas aussi intermittent : nous en voulons tout le temps. Par conséquent, si le solaire et l’éolien doivent constituer une grande partie de notre combinaison électrique et que nous souhaitons éviter des coupures majeures, il nous faut d’autres solutions pour les moments sans soleil ou sans vent. Soit nous devrons stocker le surplus d’électricité dans des batteries (ce qui est excessivement cher), soit nous devrons ajouter d’autres sources d’énergie qui utilisent des combustibles fossiles, comme les centrales au gaz naturel qui ne fonctionneraient que quand nous en avons besoin.


Voilà qui limite déjà la valeur du solaire et de l’éolien, mais ce n’est pas tout :
Malheureusement, l’intermittence nocturne n’est pas le problème le plus difficile à régler. La variation saisonnière entre été et hiver constitue un obstacle bien plus important.
En effet, on ne peut pas compter sur le soleil pour se chauffer en hiver, ni même sur le vent, qui n’offre pas de certitude. Mais pourrait-on résoudre ces problèmes de variabilité en stockant l’énergie dans des batteries ? Par exemple, quelle quantité de batteries faudrait-il pour alimenter une ville comme Tokyo pendant 3 jours complets ? Réponse : il faudrait plus de batteries que le monde n’en produit en une décennie. On comprend donc que le problème de l’intermittence du solaire et de l’éolien n’est pas près d’être résolu par les batteries, et ça risque de rester le cas pendant très longtemps :
Les inventeurs ont étudié tous les métaux que nous pourrions utiliser, et il semble peu probable qu’il existe des matériaux qui aboutissent à des batteries nettement plus performantes que celles que nous produisons déjà. Je pense que nous pourrions les améliorer d’un facteur de 3, mais pas d’un facteur de 50.
Et c’est sans compter le fait que les besoins en électricité vont drastiquement augmenter :
Nous aurons besoin de beaucoup plus d’électricité propre. La plupart des experts reconnaissent qu’avec la poursuite de l’électrification des autres processus générant de grandes quantités de carbone – telles la fabrication de l’acier et l’utilisation des voitures –, l’approvisionnement en électricité dans le monde va nécessairement doubler, voire tripler d’ici 2050. Sans compter l’accroissement de la population, ou le fait que les gens s’enrichiront et utiliseront donc plus d’électricité. Par conséquent, le monde aura besoin de bien plus que trois fois la quantité d’électricité que nous produisons aujourd’hui. »

Il va donc falloir tripler la quantité d'électricité produite pendant les 30 prochaines années si nous voulons conserver nos habitudes de vie. Les besoins en nourriture vont eux aussi continuer à augmenter : à cause de la croissance de la population, bien sûr, mais aussi parce que plus le niveau de vie des populations augmente, plus elles consomment. Et c’est une contradiction qui traverse tout le livre : il est positif d’augmenter le niveau de vie des populations, mais en augmentant leur niveau de vie, on augmente en même temps leurs besoins énergétiques et leurs émissions de gaz à effet de serre. « Plus les gens progressent dans l’échelle sociale, plus ils produisent d’émissions. » 


Le premier problème majeur qu’on trouve dans ce livre, c’est celui des « énergies propres ». Bill Gates emploie ce terme comme si les énergies dites renouvelables étaient vraiment propres, alors qu’en même temps, il donne les éléments pour comprendre qu’aucune des énergies dite renouvelable n’est vraiment propre. Les éoliennes exigent des quantités énormes de métal et de béton, deux matières dont la fabrication émet des quantités énormes de CO2, sans compter que les éoliennes ont une durée de vie limitée, de l’ordre de 20 ou 30 ans. Ainsi, par exemple, la fabrication d’une tonne d’acier produit environ 1,8 tonne de dioxyde de carbone, et pour la fabrication d’une tonne de ciment, on obtient une tonne de dioxyde de carbone.


Les panneaux solaires eux aussi exigent de vastes quantités de minerais, notamment la silice, dont la production émet beaucoup de CO2. Quant à l’énergie hydraulique, Gates a directement évoqué ses problèmes, comme on l’a vu. Ces méthodes de production d’énergie sont également bien moins efficaces que les combustibles fossiles ou le nucléaire sur le plan de l’espace qu’elles exigent sur nos territoires. 


La logique est la même pour les voitures électriques : leur construction exige de vastes quantités de matières premières polluantes, et il faudra toujours plus d’électricité pour les nourrir, de l’électricité qui avec un peu de chance proviendra de sources certes moins « sales » que le charbon, mais des sources qui ne seront jamais vraiment « propres », malgré leur nom.

Le problème fondamental de Bill Gates est récurrent : il refuse complètement le moindre changement systémique. Certes, on peut avancer que son « pragmatisme » et son « réalisme » sont des qualités, mais comme j’essaie de le démontrer, cela ressemble plus à de l’aveuglement. Voici un exemple parlant : Gates mentionne quatre façons de réduire les émissions liées aux transports.

1. Moins se déplacer en véhicule motorisé – sur les routes, dans les airs, sur les mers.

2. Utiliser moins de matériaux qui sont sources de carbone dans la construction automobile (c’est assez vague)

3. Utiliser plus efficacement nos carburants (encore une fois, assez vague)

4. Passer aux véhicules électriques et aux carburants alternatifs
Alors, quelle est la méthode la plus efficace ? Selon Bill Gates, c’est… l’idée numéro 4. Selon lui, le passage aux véhicules électriques et aux carburants alternatifs est plus efficace que de tout simplement moins se déplacer, alors qu’en même temps il explique qu’il n’existe pas encore de carburant alternatif sérieux. Toute modération, tout changement de nos sociétés tendant ne serait-ce que légèrement vers la décroissance est inenvisageable pour lui. Il le dit clairement ailleurs : « Comment bénéficier de tous les avantages des voyages et des transports sans rendre le climat invivable ? » La réponse simple est : c’est impossible. Il est impossible de continuer à vivre comme aujourd’hui sans en subir les conséquences. Mais Bill Gates est incapable de dire ça, alors sa seule option est de pointer vers des solutions technologiques miracles. C’est dans le titre : « Les innovations nécessaires ». Nécessaires pour maintenir notre rythme de vie, oui, mais ce n’est pas parce qu’elles sont nécessaires qu’elles vont devenir réalités ! À chaque fois que Bill Gates fait face à des contradictions insolubles parce qu’il refuse d’envisager de réels changements sociétaux, il écrit quelque chose comme : « Il nous faudra trouver des innovations. » Certes, il faudrait. Mais pour l’instant, c’est juste de la foi, de l’espoir.

Une autre citation révélatrice : « Il faut que notre système énergétique cesse de faire toutes ces choses que nous n’aimons pas tout en continuant à faire toutes celles que nous aimons. » Ou, autrement dit, il nous faut le beurre et l’argent du beurre. Malheureusement, ce n’est pas comme ça que fonctionne la réalité.

Pour conclure, je voudrais me concentrer sur quelques points particulièrement pertinents, à commencer par le rôle du nucléaire, qui souffre d’une grande crise de confiance. Pourtant,

…c’est la seule source d’énergie sans carbone qui puisse distribuer de l’énergie de manière fiable jour et nuit, peu importe la saison, presque partout sur Terre, et qui ait démontré son efficacité à grande échelle. […] Il est difficile d’envisager un avenir où l’on décarbonerait notre réseau électrique de manière abordable sans utiliser davantage d’énergie nucléaire.

Quant aux dangers du nucléaire, ils sont à relativiser en les comparant à la pollution atmosphérique que causent les combustibles fossiles, pollution qui cause des millions de morts précoces. Ainsi, la pollution due au charbon tue chaque année plus de personnes que tous les accidents nucléaires additionnés. De plus, le prix des énergies fossiles est encore plus fort quand on prend en compte les dégâts considérables que causera le changement climatique. Il ne s’agit pas d’idéaliser le nucléaire, mais simplement de ne pas se concentrer sur ses risques tout en oubliant les dangers plus diffus mais encore plus dévastateurs que représentent les autres énergies fossiles, à cause de leur émission de gaz à effet de serre.


Bill Gates est sans doute un capitaliste impitoyable, mais sur les questions climatiques, il a le bon goût le reconnaître l’importance cruciale des États :  « Nous avons besoin que le gouvernement intervienne massivement pour offrir les avantages appropriés et veiller à ce que l’ensemble du système profite à tout le monde. » En effet, ce sont les décisions politiques à grande échelle qui peuvent avoir des impacts concrets. Et si Bill Gates suggère aux individus des choses classiques voire ridicules comme « réduisez les émissions de votre maison » ou « achetez une voiture électrique », voilà quel est son premier conseil :  « La chose la plus importante que chacun d’entre nous puisse faire pour aider à éviter un désastre climatique est de s’engager dans le processus politique. »

Difficile de le contredire sur ce point. Simplement, j’ai tendance à penser que cet engagement doit se faire en gardant en tête l’idée capitale que la croissance infinie dans un monde fini est impossible, idée que l’on ne trouve nulle part dans les pages du livre de Bill Gates.

Pollution des transports par type de véhicule