samedi 26 novembre 2022

La société contre l'État - Pierre Clastres

La société contre l'État - Pierre Clastres
Le livre n'est pas du jardin.

La société contre l'État de Pierre Clastres, paru originellement en 1974, est un véritable classique de l'anthropologie. En revanche, il est assez inégal : les différents chapitres sont en fait des études publiées précédemment dans des revues, et toutes ne se valent pas. L'écriture est franchement haut de gamme, mais elle tombe à l’occasion dans un trop plein intellectuel qui frise l'abscons. J'ai failli laisser tomber le livre à cause de ça, mais j'aurais eu tort : ça reste localisé et il y a là-dedans bien plus de bon que de bof. Je recommande particulièrement les chapitres suivants : Copernic et les sauvages, pour un pas de recul face à l'anthropocentrisme moderne ; Éléments de démographie amérindienne, pour des tas de chiffres argumentés ; L'arc et le panier, pour une passionnante étude sur une tribu en particulier ; De la torture dans les sociétés primitives, qui risque de rendre définitivement misanthrope mais offre une sacrée perspective ; et le chapitre-titre pour une synthèse.

Tout d'abord, j'ai été frappé par la similarité entre La société contre l'État et un gros livre paru plus récemment : The dawn of everything (Au commencement était en français). Il y a presque 50 ans entre les deux, mais il s'agit là aussi de remettre en question une certaine perspective moderne envers les peuples "sauvages" des Amériques. Ce dernier est plus riche, mais le livre de Pierre Clastres contient déjà l'essentiel et a extrêmement bien vieilli. Notons que Clastres ne se penche guère sur l'Amérique du Nord, mais plutôt sur l'Amérique Centrale et du Sud.

Un trait caractéristique des "petites" sociétés primitive est que, si elles ont bien des chefs, ceux-ci n'ont guère de pouvoir selon l'idée moderne que l'on se fait du pouvoir. Une idée développée pendant tout le livre est que cette impossibilité du pouvoir est un choix de ces sociétés (je n'en suis que partiellement convaincu, et il me semble que de la même façon que le pouvoir étatique émerge via le nombre, l'absence de pouvoir étatique existe de façon organique dans les sociétés contenant un nombre réduit d'humains ; en somme, je vois les types de pouvoir comme des mèmes qui sont ou non adaptés à des situations données et profitent par la suite d'une forte inertie). Le chef, dans ces sociétés, est au service de la société, par ses compétences techniques, et n'a aucun moyen d'affirmer son pouvoir par la coercition. Je suppose que Clastres a contribué à répandre une autre notion relativement populaire aujourd'hui : que ces sociétés dites de "subsistance" ne l'étaient pas du tout, et qu'au contraire elles auraient été des sociétés "d'abondance", car il n'y avait guère de raisons de produire du surplus ; ainsi la priorité allait au temps libre plutôt qu'à donner du surplus à des supérieurs (qui n'existent pas), d'autant plus qu'il n'y avait pas vraiment de façons d'améliorer son niveau de vie et donc pas de richesse possible. On retrouve même le terme de "communisme primitif". Clastres s'élève également contre une certaine idée téléologique du pouvoir qui verrait l’État comme une "évolution", une étape (voire une fin) intrinsèquement supérieure à l'absence d’État. Il encourage à prendre l'humain primitif au sérieux sous l'angle politique. Le pouvoir politique avec coercition, comme il est envisagé de façon moderne, ne serait qu'un cas particulier. 

Je note les pages 30 et 31 pour qui (par exemple moi dans le futur) a envie de lire quelques paragraphes sur la polygamie, et en particulier la polygynie, qui, sans surprise, semble bien plus commune. Quant aux chiffres, il y aurait de bonnes raisons d'estimer le nombre d'habitants des Amériques à 100 millions avant l'invasion foudroyante des maladies apportées par les Européens, avec une agriculture très présente (voir The dawn of everything pour plus de détails sur ces questions et ici le chapitre Éléments de démographie amérindienne). Ainsi des "villages" pouvaient contenir plusieurs milliers d'habitants qui, chez les Tupi-Guarani, vivaient dans des grands baraquements communs qui regroupaient des centaines de personnes. Il y avait ainsi, dans ces tribus les plus peuplées, une aire culturelle extrêmement vaste, qui pouvait se compter en milliers de kilomètres, et une capacité à rassembler des milliers de guerriers pour des guerres massives. En somme, le choc microbien de l'invasion des Amériques aurait décimé un quart de l'humanité de l'époque. Bien sûr, tous ces chiffres restent inévitablement à prendre avec des pincettes.

Je note page 93 et suivantes un exemple frappant de, disons, fluidité des genres dans une société primitive. C'est un peu flou : l'individu en question, physiologiquement homme, est considéré comme femme par sa tribu, et en même temps considéré comme homosexuel (avec d'autres hommes), ce qui me semble paradoxal. Quoi qu'il en soit, cet exemple est sans doute plus édifiant que bien des discours modernes sur ces questions, d'autant plus que cet individu est mis en parallèle avec un autre "plus ou moins homme" qui, lui, sans être accepté comme homme, ne veut pas non plus être femme, et en souffre.

Cette même tribu a un tabou alimentaire au rôle assez clair : l'interdiction de manger le fruit de sa propre chasse. Ainsi, le partage est obligatoire et la communauté indissoluble. On y trouve aussi le mariage polyandrique, car le nombre de femme est inférieur au nombre d'homme, pour des raisons qui ne sont pas expliquées et que je n'ai pas trouvées sur la page Wikipédia de ce peuple. Je suppose que je n'ai plus qu'à lire Chronique des Indiens Guayaki de Clastres si je veux en savoir plus ! Le fait est que le mariage polyandrique semble subi : les hommes acceptent cette tradition par obligation de maintenir la cohésion sociale ("rien de plus dangereux qu'un célibataire pour l'équilibre du groupe"), mais de très mauvaise grâce. Il est considéré comme bien plus avantageux d'être le seul mari d'une femme.

lundi 21 novembre 2022

Histoire et utopie - Cioran

Histoire et utopie - Cioran

Cioran avait l'habitude de m'exaspérer avec ses aphorismes dépressifs, aussi ai-je été presque surpris d’apprécier Histoire et utopie (1960). Exit les aphorismes, on est sur une structure plutôt linéaire, mais la pensée reste globalement éclatée, farouche. J'ai lu ça, je l'avoue, d'un œil assez paresseux, sans chercher à débroussailler l'obscur, mais plutôt en glissant agréablement sur cette rivière de fiel et en saisissant les fruits amers qui passaient à ma portée. Comme souvent, les réflexions historiques trop spécifiques vieillissent mal pour le lecteur généraliste, et j'ai sauté la plus grande partie du chapitre La Russie et le virus de la liberté ; en revanche, j'ai été particulièrement séduit par les Mécanismes de l'utopie. Encore une fois, je m'amuse avant tout.

Cioran a, bien sûr, une vision très négative de l'humain, créature pour laquelle le mal semble inné : « Vivre véritablement, c’est refuser les autres ; pour les accepter, il faut savoir renoncer, se faire violence, agir contre sa propre nature, s’affaiblir ; on ne conçoit la liberté que pour soi-même ; on ne l’étend à ses proches qu’au prix d’efforts épuisants ; d’où la précarité du libéralisme, défi à nos instincts, réussite brève et miraculeuse, état d’exception, à l’antipode de nos impératifs profonds. » Ah, il y a un caractère cathartique indéniable à tout ce pessimisme ! Même si je ne partage pas vraiment ce point particulier : autrui peut être cause de liberté, j'en suis persuadé. Sur d'autres terribles affirmations, issues des errements de jeunesse de l'auteur, je me fais à l'inverse complice ricanant : « Mon projet était-il condamnable ? Il exprimait simplement ce que tout homme attaché à son pays souhaite au fond de son cœur : la suppression de la moitié de ses compatriotes. »

Ce qui ne mène qu'à la question suivante, plus lointaine dans le livre, que je me suis souvent posée en errant dans nos cités bondées : « Quelle que soit la grande ville où le hasard me porte, j’admire qu’il ne s’y déclenche pas tous les jours des soulèvements, des massacres, une boucherie sans nom, un désordre de fin du monde. Comment, sur un espace aussi réduit, tant d’hommes peuvent-ils coexister sans se détruire, sans se haïr mortellement ? »

Un classique sur la peur du vide, la quête désespérée du quelque-chose, confirmée par les neurosciences modernes : « C’est que la tyrannie précisément, on peut y prendre goût, car il arrive à l’homme d’aimer mieux croupir dans la peur que d’affronter l’angoisse d’être lui-même. » Donnez-moi une figure paternelle, un cadre dans lequel exister, une structure pour tuteurer ma flasque identité, n'importe laquelle !

L'Homme honnête est-il inévitablement nihiliste ? Cioran n'est certainement pas nihilisme : il croit, ou affecte de croire, en une essence corrompue de l'Homme ! «Méfions-nous de ceux qui souscrivent à une philosophie rassurante, qui croient au Bien et l’érigent volontiers en idole ; ils n’y seraient pas parvenus si, penchés honnêtement sur eux-mêmes, ils eussent sondé leurs profondeurs ou leurs miasmes ; mais ceux, rares il est vrai, qui ont eu l’indiscrétion ou le malheur de plonger jusqu’au tréfonds de leur être, savent à quoi s’en tenir sur l’homme : ils ne pourront plus l’aimer, car ils ne s’aiment plus eux-mêmes, tout en restant – et ce sera leur châtiment – plus rivés encore à leur moi qu’avant… » Il est vrai que cette perspective féroce a son petit charme esthétique, même si, encore une fois, Cioran en fait des tonnes, difficile de le prendre au sérieux ! J'aime mieux ce qui suit : « Pour que nous puissions conserver la foi en nous et en autrui, et que nous ne percevions pas le caractère illusoire, la nullité de tout acte, quel qu’il soit, la nature nous a rendus opaques à nous-mêmes, sujets à un aveuglement qui enfante le monde et le gouverne. Entreprendrions-nous une enquête exhaustive sur nous-mêmes, que le dégoût nous paralyserait et nous condamnerait à une existence sans rendement. L’incompatibilité entre l’acte et la connaissance de soi semble avoir échappé à Socrate ; sans quoi, en sa qualité de pédagogue, de complice de l’homme, eût-il osé adopter la devise de l’oracle, avec tous les abîmes de renoncement qu’elle suppose et auxquels elle nous convie ? » Ah, là, on touche juste. Toute introspection réelle n'a qu'une issue : une voie sans issue. Qu'on creuse un peu, et toujours on trouvera la même chose, c'est-à-dire rien. Or, on ne bâtit pas sur du rien ; alors, quand on fait face à la voie sans issue, difficile de résister à l'envie d'y peindre l'un ou l'autre trompe-l’œil, un horizon illusoire et fantasmagorique, nécessaire pour tromper les exigences irritantes des effets secondaires (indésirables) de notre intelligence bizarrement née de l'entrechoc des atomes.

Si leur trompe-l’œil est un peu plus écaillé, Cioran et ses lecteurs se trouvent d'autres plaisirs : « Il entre du bonheur dans l’acharnement à dénoncer la fragilité du bonheur. » Et si les vivants les exaspèrent, restent encore les morts : « Nous en voulons à tous ceux qui ont « choisi » de vivre à la même époque que nous, qui courent à nos côtés, gênent nos pas ou nous laissent en arrière. En termes plus nets : tout contemporain est odieux. Nous nous résignons à la supériorité d’un mort, jamais à celle d’un vivant. Nous étouffons auprès de nos émules ou de nos modèles : quel soulagement devant leurs tombes ! » 

Diable, même les armes rouillées du vieux fou Pyrrhon ne seraient pas valables contre la vie et ses maux : « Puisque tout nous blesse, pourquoi ne pas nous enfermer dans le scepticisme et tenter d’y chercher un remède à nos plaies ? Ce serait là une duperie de plus, le Doute n’étant qu’un produit de nos irritations et de nos griefs, et comme l’instrument dont l’écorché se sert pour souffrir et faire souffrir. Si nous démolissons les certitudes, ce n’est point par scrupule théorique ou par jeu, mais par fureur de les voir se dérober, par désir aussi qu’elles n’appartiennent à personne, dès lors qu’elles nous fuient et que nous n’en possédons aucune. » 

Et tous ces hommes d'esprit, ces intellectuels mortifères qui rêvent a l'utopie, ils oublient l'essentiel : « Les ténèbres y sont interdites ; la lumière seule y est admise. Nulle trace de dualisme : l’utopie est d’essence antimanichéenne. Hostile à l’anomalie, au difforme, à l’irrégulier, elle tend à l’affermissement de l’homogène, du type, de la répétition et de l’orthodoxie. Mais la vie est rupture, hérésie, dérogation aux normes de la matière. Et l’homme, par rapport à la vie, est hérésie au second degré, victoire de l’individuel, du caprice, apparition aberrante, animal schismatique que la société – somme de monstres endormis – vise à ramener dans le droit chemin. » Cioran venait peut-être de relire un peu de Nietzsche ! Quant à une certaine utopie, je note une petite phrase qui a bien vieilli : « La carrière réservée au communisme dépend de l’allure avec laquelle il dépensera ses réserves en utopie. » 

Ah, et finissons sur l'essentiel, c'est-à-dire le terrible manque d’essentiel. L'humain, créature étonnante, est bien la seule à avoir développé ce besoin impossible à satisfaire. Quelle idée ! Ça ne peut être qu'une erreur, une conséquence imprévue d'autre chose, et pourtant c'est la clé de voute : « L’histoire ne serait-elle pas, en dernière instance, le résultat de notre peur de l’ennui, de cette peur qui nous fera toujours chérir le piquant et la nouveauté du désastre, et préférer n’importe quel malheur à la stagnation ? L’obsession de l’inédit est le principe destructeur de notre salut. Nous marchons vers l’enfer dans la mesure où nous nous éloignons de la vie végétative, dont la passivité devrait constituer la clef de tout, la réponse suprême à toutes nos interrogations ; l’horreur qu’elle nous inspire a fait de nous cette horde de civilisés, de monstres omniscients qui ignorent l’essentiel. »

lundi 14 novembre 2022

Würm : Les enfants de la rivière

Würm : Les enfants de la rivière

Suite et fin de ma lecture de Würm, le jeu de rôle préhistorique, après le livre de base, le livret d'aventures, les Terres ancestrales, La grâce du cygne et Cristal d'orage. Je livre une petite critique générale de Würm avant ma critique plus détaillée de ce dernier recueil de scénarios, Les enfants de la rivière.

WÜRM : PETIT BILAN

Malgré son thème enthousiasmant, la qualité remarquable de ses illustrations et de très bonnes idées occasionnelles, j'ai été déçu par Würm. Le système me semble pénalisé par son absence de statistiques pour les PJ : il faut donc en permanence garder en tête les malus et bonus qui s'appliquent à chaque situation et à chaque Force des personnages, sans compter que les scénarios passent aussi beaucoup de temps à préciser bonus, malus et règles très spécifiques. Les scénarios proposés sont plus de la fantasy qu'un univers préhistorique à peu près vraisemblable et apportent leur lot de banalités dont justement on aurait aimé se passer avec un JDR préhistorique, à savoir des trames qui reposent essentiellement sur des malédictions, des visions, des esprits du mal, des invocations, des pouvoirs magiques, des gros monstres, des créatures des ténèbres ou des glaces, des fantômes... Finalement, ce sont surtout trois des petits scénarios du livre de base qui me semblent rester à peu près focus sur la vie préhistorique, le reste partant très vite vers cette fantasy convenue. C'est ce point qui est mon principal problème, ce qui suit n'est que secondaire. Sur la forme, bien qu'il n'y ait pas de remplissage (ce que j'apprécie), ça reste très verbeux, c'est souvent écrit d'une façon littéraire et linéaire qui ne rend pas la chose très pratique ni enthousiasmante à faire jouer. Étant donné que l'auteur est un (brillant) illustrateur, j'aurais préféré avoir une approche plus synthétique, avec moins de blocs de texte et plus de plans, cartes et schémas où la trame apparaitrait sous forme de légende, ce qui permettrait, en un simple coup d’œil, de savoir où chercher l'info exacte qu'on cherche. Par exemple, les quelques plans présents sont excellents, surtout ceux des campements, et on en voudrait plus, avec leur description réduite au minimum (car aidée par le dessin) sous forme de légende.

LES ENFANTS DE LA RIVIÈRE

La (magnifique) couverture affiche un ton réaliste, et il n'y a rien en quatrième de couverture qui indique quoi que ce soit de surnaturel. Mais dès la première page, où se trouve le bref résumé de la saga en quelques paragraphes, il est question de magie et de maléfices. Seuls les scénarios 3 et 5 me semblent valoir le coup sans changements considérables, et encore faudrait-il travailler à les extraire du contexte de la saga.

Scénario 1 : La nuit du hibou

Comme dans premier scénario du recueil précédent, on commence alors que les PJ ne sont que des enfants, et toujours comme dans le recueil précédent, il sera question de retrouver un oiseau magique important pour le clan. Cette fois, c'est légèrement plus ouvert, un poil moins scripté, mais toujours très linéaire, et la magie est partout.

Scénario 2 : Pourquoi j'ai mangé grand-mère

On continue le miroir du précédent recueil : il s'agit cette fois d'une cérémonie de passage à l'âge adulte, avec cannibalisme endogamique en prime. J’apprécie que le jeu se penche sur ce genre de pratique : c'est original et intéressant. En revanche, c'est toujours très, très linéaire. Un groupe d'hommes-longs (Homo Sapiens) est mélangé à tout ça histoire de faire quelques péripéties, mais ça n'atténue guère la linéarité.

Scénario 3 : Le tourment de Laoki

Eh bien, comme dans dans le troisième scénario du recueil précédent, ce sera peut-être l'occasion pour les PJ de se marier, mais d'une façon plus naturelle. Pour l'instant, ce scénario est de loin le meilleur. Il s'agit de réparer les bêtises d'un des membres du clan et de sauver les relations avec un clan voisin. Le nerf de la narration est toujours surnaturel, une malédiction avec créature fantôme en prime, mais il me semble aisé de s'en passer : entretenir de bonnes relation avec ses voisins est une motivation amplement suffisante. Au final, c'est toujours assez linaire, mais il y a suffisamment d’interactions et d'évènements pour que les joueurs passent un bon moment stimulant, et j'aime cet objectif simple mais efficace et intemporel : ne pas s'embrouiller avec ses voisins — voire se marier avec leurs filles et fils !

Scénario 4 : Le vaourou d'Henki

Un nouveau scénario sous l'égide du surnaturel, en plus d'être totalement linéaire. Les PJ sont appelés (via une vision) au secours d'un chasseur de leur clan. Ils vont à sa rescousse en ligne droite, et quoi qu'ils fassent, le chasseur meurt. Le seul choix concerne l'attitude à tenir envers le vaourou de l'esprit de la montagne (l'animal dans lequel il s'incarne) : le tuer ou non. L'essentiel du reste concerne des déplacements, agrémentés de petites péripéties.

Scénario 5 : Les émissaires de Siounkan

Un très bon point de départ pour ce scénario : un clan d'hommes-longs fait des recherches chamaniques sur l'immortalité et utilise des néandertaliens comme cobayes. En plus, ils utilisent la superstition d'un clan ami de celui des PJ pour se faire passer pour des émissaires des esprits. J'aime cette façon de transposer le cliché du savant fou dans ce contexte. Le début du scénario est extrêmement linéaire, mais c'est pardonnable, car il mène à un gros choix : que faire quand, dans un contexte de crise alimentaire (une malédiction bien sûr), le clan ami vient demander de l'aide et propose de fusionner les deux clans puis de partir à la recherche de contrées plus vertes ? Confronter les hommes-longs ? Partir en guerre contre eux ? Ou juste décamper ? Le scénario penche franchement vers la confrontation, et c'est sûrement ce qui fera le plus de sens pour les joueurs vu les circonstances, mais il est néanmoins agréable d'avoir de la marge de manœuvre. Hélas, ce format commence sérieusement à accuser le coup de sa verbosité : 30 pages pour ce qui au final reste une "simple" situation, c'est un peu beaucoup.

Scénario 6 : La rivière de glace

Une conclusion sans grand intérêt. Le scénario est fortement éclaté dans le temps comme dans l'espace, ce qui réduit sa fluidité, et de toutes façons les PJ devront aller trucider un géant de glace et des "hommes des ténèbres" pour lever l'habituelle malédiction. Terriblement peu inspiré.

vendredi 11 novembre 2022

Würm : Cristal d'orage

Würm : Cristal d'orage

Suite de ma lecture des ouvrages de Würm, le jeu de rôle préhistorique. Après le livre de base, le livret d'aventures, les Terres ancestrales et la Grâce du cygne, voici Cristal d'orage, recueil de 8 scénarios qui forment un tout.

Dès la double page qui fait le résumé de cette saga, on réalise qu'une fois on nous ne sommes pas dans une préhistoire ne serait-ce que vaguement vraisemblable, mais bien dans de la fantasy. J'ai donc fait mon deuil de ces scénarios pour Würm : ils ne sont pas pour moi. Et d'ailleurs, je me demande pour qui ils sont : le jeu a un vrai problème dans sa façon de se présenter. Par exemple, le sous-titre du livre de base, et donc de tout le jeu, est : "Le jeu de rôle dans la préhistoire". Or, ça n'est pas vrai : dans la majorité des scénarios proposés, on est dans un univers certes inspiré de la préhistoire, mais un univers qui est indéniablement de la fantasy, tant la présence de monstres, pouvoirs magiques, malédictions et autres classiques y est normale et acceptée.

Scénario 1 : L'Oiseau-Soleil 

Une introduction où les PJ sont encore enfants et partent à l'aventure dans les bois : j'aimerais aimer, mais double problème. Le problème moindre, subjectif et encore aisément contournable, ne sera pas une surprise pour qui a lu mes précédentes critiques de Würm : les enfants sont à la poursuite de l'oiseau-soleil, l'oiseau qui apporte chaque année l'été. Or, cette légende est traitée comme réelle. Je n'ai pas envie de faire jouer Würm comme de la fantasy, et ici, on peut facilement se contenter de faire jouer ça sous l'angle de la croyance, de la superstition — il faudra aussi se débarrasser de la prophétie à la fin, poncif narratif plus que dispensable. Le vrai problème de ce scénario, c'est qu'il est totalement linéaire. Les PJ sont sur des rails et n'ont aucune marge de manœuvre. Le seul combat est scripté est au point d'avoir un tableau récapitulatif qui indique ce qui doit se passer à chaque tour, c'est dire.

Scénario 2 : Rite de passage

Ah, le rite de passage à l'âge adulte, un chouette point de départ ! D'autant plus qu'il n'y a là quasiment rien qui relève de la fantasy, il est facile de faire jouer ce scénario d'une façon vraisemblable. En fait, ce scénario est même fort plaisant à lire... comme un roman. Encore une fois, les PJ sont sur des rails. Leur seul choix sera le suivant : que faire à propos de cette jeune femme qui, contre tous les tabous, s'incruste à la cérémonie des futurs hommes ? Pour le reste, les PJ se contentent d'écouter le MJ et de jeter quelques dés qui n'auront guère d'incidence.

Scénario 3 : Les louves

Une fois de plus, une très bonne idée, mais sa mise place me semble un peu problématique : les PJ vont se marier, et les habitudes du clan de leurs futures femmes font qu'ils doivent simuler un rapt. Il est indiqué que le scénario peut fonctionner même si un seul PJ se marie, mais j'ai du mal à voir comment : vu que tout le scénario concerne un rapt ritualisé de futures épouses, que feraient là des PJ qui n'ont pas de futures épouses ? Je suppose qu'on peut, pour des raisons pratiques,  considérer que les traditions autorisent de faire le rapt avec des compagnons, mais au grand minimum un des PJ est obligé de se marier avec une femme (ou "homme-femme") de ce clan, ce qui enlève encore de la liberté à des joueurs qui jusque-là n'ont fait que suivre des rails.

Admettons. On se retrouve ensuite devant le campement du clan des femmes à ravir, et cette partie est expédiée étonnamment rapidement : j'aurais apprécié un plan du campement, pour que les PJ puissent se livrer à une infiltration nocturne détaillée s'ils le souhaitent. Mais le focus est sur la phase suivante : la course-poursuite. Ici, les PJ ont enfin une vraie liberté d'approche, une liberté assez brutale après la linéarité qui a précédé. Il y a un tableau à remplir pour la poursuite, avec des règles du genre : 

Si les PJ sont en radeau, ils lancent 2D6+1, ou 3D6+1 si le PJ à la manœuvre possède le Savoir du Bièvre. Le groupe des traqueurs lance 4D6 la première heure, 3D6 la deuxième heure et 2D6 à partir de la troisième heure. Le groupe des pourchasseurs lance 2D6. 

Il y a encore huit plus gros paragraphes de ce type, et une ligne pour chacune des 24 heures dans le tableau, ce qui signifie qu'il faudrait suivre en détail chacune de ces 24 heures et lancer des dés à chaque fois. Sans compter des règles spécifiques à chaque stratégie de fuite. Je ne suis pas très à l'aise avec cette approche typée simulation, surtout avec des règles sorties du chapeau pour l'occasion (il y avait pas mal de ça dans le recueil précédent aussi), mais ce n'est peut-être que moi. Dans les faits, je soupçonne que la plupart des MJ simplifieraient beaucoup selon leurs propres goûts. Ceci dit, le concept est très chouette, et il est indéniable qu'il souffle enfin dans ce scénario un vent de liberté dont les joueurs avaient bien besoin.

Scénario 4 : Horreur dans les profondeurs

Diable, un scénario à l'ancienne ! Du vrai dungeon crawl. Les PJ explorent une grotte peuplée par des monstres : c'est simple et plutôt efficace, d'autant plus que dans le contexte de Würm, c'est un changement de rythme plaisant. C'est aussi le moment où la trame globale de sa saga prend forme : les PJ découvrent la géode d'où viennent les cristaux du collier utilisé par leur chef pour contrôler son clan de façon tyrannique, et ils deviennent immunisés à son pouvoir. Évidemment, on est encore une fois en pleine fantasy, avec ce cristal magique et corrupteur. J'imagine que pour extraire ce scénario du contexte de la saga, il est possible d'utiliser le cliché du groupe d'humain coincé sous terre depuis fort longtemps et ayant évolué pour s’adapter aux ténèbres.

Scénario 5 : Rorqual et pieuvre

Retour sur les intrigues inter-claniques. Cette fois, il y a un clan qui déconne : sous l'influence de ses deux vils chefs, il tue un peu trop facilement ses voisins et est un peu trop gourmand en esclaves. Les PJ vont en faire l'expérience directe, et ils vont essayer de motiver les clans du coin pour monter une petite expédition punitive. Il y a encore une bonne dose de fantasy, avec auroch mort-vivant et vision longue de trois pages (où les PJ sont totalement passifs) pour contacter l'esprit du feu. Sinon, ce scénario a l'air très jouable, notamment en ce qui concerne la bataille finale. J'ai été assez critique sur les grosses batailles dans le recueil précédent et sur les règles occasionnelles complexes, mais ici, il me semble que ça fonctionne mieux : les PJ sont assaillants, ils sont donc proactifs, et ils peuvent se servir d'un plan fourni pour planifier clairement leur attaque. Les règles spécifiques pour gérer ce gros combat sont agréablement épurées : un seul D6 par tour pour gérer ce qu'il se passe de façon globale, en plus des actions des PJ.

Scénario 6 : Le grand silence

Un météore s'écrase dans la région. Quelles conséquences ? Des incendies, ondes de choc et dégâts matériels qui forceront des clans à s'unir malgré leurs différends ? Ou alors certains chamanes superstitieux ou opportunistes trouveront là un nouveau levier mystique pour assoir leur puissance ? A moins que ne s'engage une course pour la possession de ces précieuses ressources venues de l'espace, qu'il s'agisse de roches utiles ou même de métal ? Eh non. Un mot : zombis.

Ce scénario incarne totalement le gâchis de potentiel causé par l'utilisation répétée des mêmes poncifs. Il y avait plein de possibilités, mais on se retrouve avec des fichus zombis. Une fois de plus, on est en pleine fantasy, avec prophéties, pouvoirs magiques et esprits du mal. Il y a une nouvelle et longue scène de vision mystique où, encore une fois, les PJ sont simples spectateurs. D'ailleurs, ce scénario, comme beaucoup des précédents, repose en bonne partie sur les visions pour progresser : les PJ et PNJ ont des visions qui leur donnent des informations et leur disent carrément quoi faire. Bien pratique, mais pas très satisfaisant narrativement.

Scénario 7 : la fin des maléfices

Deux parties dans ce scénario : le combat attendu contre le grand méchant qui utilise les cristaux à de mauvaises fins, et un autre combat contre les fantômes des méchants du scénario 5. Le premier est de loin le plus intéressant : il s'agit de ne pas massacrer dans la foulée les membres du clan contrôlés par le pouvoir des cristaux, il va donc falloir faire preuve d'un minimum de subtilité, et peut-être recourir à l'aide des divers clans aidés au cours des scénarios précédents. Le deuxième combat, lui, est motivé par encore une malédiction qui décime les PNJ d'une façon qui peut sembler un peu gratuite. Les PJ vont devoir filer tout droit vers les méchants fantômes, qui sont accompagnés par un dinosaure marin, et trucider tout ça.

Scénario 8 : Trois crânes pour un totem

Un épilogue où les PJ sont encore guidés par des visions. Petite partie de chasse, puis initiation des jeunes du clan, en miroir du scénario 2.

mardi 8 novembre 2022

Würm : La grâce du cygne

Würm : La grâce du cygne

Je continue à lire dans l'ordre la gamme du jeu de rôle préhistorique Würm. Après le livre de base, le livret d'aventures et les Terres ancestrales, voici La grâce du cygne, dont les scénarios font suite à ceux des Terres ancestrales.

Comme je m'y attendais, j'ai été assez exaspéré par cette série de scénarios. D'accord, la couverture vendait la mèche, mais de toute la gamme des publications Würm, c'est la seule qui affiche ainsi le goût du jeu pour le surnaturel. L’imagerie de Würm évoque par ailleurs un univers préhistorique esthétisé mais relativement réaliste, et je ne dois pas être le seul à m'étonner de tomber ainsi sur de la pure fantasy, et pas de la fantasy particulièrement bonne. Il y a un méchant surnaturel typique et assez flou, un esprit de la glace, qui lève une armée de monstres et attaque le monde libre... En fait, ça évoque complètement le méchant inepte de Games of Throne, l'espèce de roi de la glace pour lequel aucune résolution satisfaisante n'est offerte. Ceci dit, il y a du bon dans ce recueil, mais il faut le trouver là où la fantasy n'est pas : quand on s'intéresse à la vie préhistorique et aux tensions entre clans, là, ça parvient à toucher juste. Et surtout, c'est 1000 fois plus original que de taper du monstre de fantasy, chose qu'on peut faire dans une infinité d'autres jeux si on en a l'envie. Je vois là une sacrée occasion manquée d'évoquer une période de refroidissement climatique d'une façon plus réaliste, avec des migrations forcées de tribus nordiques et les problèmes qui suivraient.

Scénario 1 : Quand dérive la banquise (4/5)

Ah, c'est pour ça que j'ai signé ! Les PJ reviennent voir le clan de la Loutre et la tribu les Longues Vagues pour la grande chasse automnale. Cette fois, ils vont se retrouver face à face avec des bestioles qui leur sont complètement inconnues : des morses, nouvellement arrivés sur des bouts de banquise, car le climat se refroidit. Il va falloir arracher l'honneur d'être les premiers à chasser ces gros machins, sans oublier d'effectuer un petit rituel pour se faire accepter par l'esprit des morses. C'est extrêmement simple tout en étant exactement ce que je recherchais dans Würm : des grands moments de la vie préhistorique quotidienne, épicés d'une exploration des croyances de l'époque. C'est en plus l'occasion de retrouver des personnages rencontrés précédemment. Dommage qu'à la fin, ce qui est appelé "Acte 2" ne soit en fait qu'un évènement narratif que le MJ pourra raconter en cinq minutes, les PJ n'ayant pas grand-chose d'autre à faire que poser quelques questions.

Scénario 2 : Le secret de la Vipère (2/5)

Celui-là, je ne me vois pas le faire jouer. Motivation comme résolution sont terriblement artificielles : une "malédiction" frappe les personnages, alors ils doivent aller voir quelqu'un qui sait lever la malédiction. Et voilà, fini. Difficile de faire plus convenu comme trame. C'est d'autant plus problématique que les effets de la malédiction sont visibles sur les enfants des PJ. Donc, il faut que les PJ aient des enfants, et il faut même que plusieurs PJ aient des enfants d'un âge similaire pour justifier un voyage hivernal très dangereux à une époque où une importante mortalité infantile est parfaitement normale. Notons aussi que la chamane qui peut miraculeusement lever la malédiction (au cours d'une scène de transe où les PJ sont purs spectateurs) fait partie du peuple des humain-bison, ce qui rajoute un élément de pure fantasy à une trame qui est déjà de la pure fantasy — mais je ne tiens pas rigueur à ce détail, car on peut aisément faire des humains-bisons une simple communauté de chaman reclus ou ce qu'on veut d'autre. Restent un voyage en pirogue le long d'un grand fleuve et la prise de contact délicate avec le clan de la Vipère, petite aventure potentiellement sympathique mais qui nécessiterait des motivations plus intéressantes.

Scénario 3 : Une île dans la brume (—/5)

C'est là que le recueil m'a définitivement perdu. Au début, les PJ sont restés presque seuls au campement avec les enfants pendant que les femmes sont parties faire un rituel sur l'île aux cygnes et que les hommes sont à la chasse. Soudain, le clan du Corbeau arrive : fatigués, affamés, ils sont clairement en fuite et cherchent à s'approprier les ressources du clan du Cygne. Il va y avoir des tensions, de la violence, que les PJ vont devoir essayer de contenir... ou pas. Une situation très sombre, mais intéressante. Problème : au lieu d'expliquer aux PJ ce qu'ils fuient (c'est-à-dire le grand méchant surnaturel), les membres du clan du Corbeau gardent le silence et ne disent strictement rien. Pourquoi ? Parce que ça arrange l'auteur de garder le mystère, tout simplement, et tant pis pour la logique. C'est un poncif désagréable : pour que le reste de l'histoire puisse se dérouler, les personnages ne communiquent pas alors qu'ils le devraient. Mais c'est un détail aisément arrangeable.

Le pire est à venir : on passe 100% dans de la fantasy. Il n'y a plus rien à faire pour la contourner. J'espérais pouvoir adapter la menace surnaturelle en utilisant des clans poussés à bout par le changement climatique et forcés à émigrer vers le sud, mais non, c'est juste une méchante entité à la Sauron qui utilise des "malédictions" et la "corruption", etc. Les PJ sont censés affronter un géant du givre invoqué en torturant l'âme de leurs femmes. Je ne ferai pas jouer ça, mais lisons la suite.

Scénario 4 : L'alliance du lac (—/5)

Les PJ tombent sur les survivants des divers clans qui ont dû faire face aux forces du Dévoreur. Ils se retrouvent donc membres d'une rébellion face aux forces du mal. S'ensuivent une alliance avec un esprit marin, accompagnée de longues visions où les PJ n'ont rien d'autre à faire qu'écouter le MJ, et une grosse bataille scriptée contre les méchants monstres.

Scénario 5 : A la recherche des Totems perdus (3/5)

Ah, c'est tout de suite plus intéressant quand on laisse tomber les armées de monstres pour se pencher à nouveau sur les intrigues inter-claniques ! Ce scénario est optionnel et sera sauté si les PJ veulent se jeter rapidement sur les forces du seigneur du mal. Sinon, ils prennent le temps de s'intéresser au sort des survivants de leur clan, probablement réfugiés auprès du clan de la Lune d'Ivoire, qui ne rendra pas comme ça des bouches qu'il lui a fallu nourrir. Les PJ peuvent s'enfuir avec les leurs, ou accepter une typique mission en échange : aller récupérer une femme capturée par un autre clan. Cette seconde option est de loin la plus sensée, et ce sera l'occasion de quelques palabres et de rencontrer des néandertaliens égarés. C'est à la fois assez linéaire et un peu fourre-tout, à cause de la nécessité de boucler les choses avant le combat final, mais la petite trame centrale fonctionne bien.

Scénario 6 : Le chant du Dévoreur (—/5)

Une conclusion totalement linaire où les PJ n'auront aucune marge de manœuvre, avec énorme combat contre les vils monstres en prime. Un PJ, choisi par le MJ, se voit même condamné à ne pas participer au combat : non, il doit se transformer en cygne (!) pour aller dépuceler la méchante (!!!), hôte de l'esprit du Dévoreur, qui n’était méchante que parce qu'elle était frustrée sexuellement. Pendant ce temps, ce joueur est invité à "rester autour de la table du jeu pour écouter la fin de cette histoire ou incarner un PNJ".

samedi 5 novembre 2022

Würm : Terres ancestrales

Würm : Terres ancestrales

Un supplément de 120 pages pour Würm, le jeu de rôle préhistorique. On passe à du plus long format que le bref Livret d'aventures. Il est divisé en deux parties de tailles égales : la description d'un cadre de jeu qui donne son nom au volume, les Terres ancestrales, et un assez long scénario qui y prend place.

1. LES TERRES ANCESTRALES

Clairement, ce n'est pas ce qu'il y a de plus excitant dans le volume. Les Terres ancestrales se déploient sur les deux tiers sud de la France d'il y a 40 000 ans, et il est indéniable que c'est grisant d'explorer cette version passée d'un territoire que, en tant que lecteur, on connait bien. On s'amuse à reconnaitre la géographie, à identifier les changements... Le texte commence par décrire la région, puis les diverses tribus et les nombreux clans qui les composent, et enfin en on apprend plus sur les croyances locales. Ce n'est pas désagréable à lire, mais, inévitablement, il s'agit d'une longue liste. Pour moi, tout ça ne vaut pas grand-chose hors scénario, mais je ne peux pas me plaindre : le scenario est bien là, et de plus, il me semble que les trois recueils de scénarios suivants prennent aussi place dans les Terres ancestrales. Dans ces conditions, il est parfaitement justifié de prendre un peu de temps et d'espace pour poser le cadre, d'autant plus qu'il n'y a pas de remplissage.

2. SCENARIO : LE CHANT DU CYGNE NOIR

Première partie : Le cygne noir et le levant (4/5)

On plonge rapidement dans une intrigue à plus grande échelle que ce qu'offraient les scénarios courts lus précédemment. Les PJ sont membres du clan du Cygne Noir, un clan sur le déclin, subordonné à une tribu plus puissante qui utilise son ascendant pour régulièrement, et en toute "légalité", prélever des jeunes femmes. Or, les jeunes femmes de quinze ans ont parfois des amours qui ne font pas les affaires des décideurs... Classique, mais bon point de départ pour plonger dans des intrigues tribales où le bain de sang n'est jamais loin. Les PJ sont devoir déjouer un complot et apaiser le sang chaud de certains : ça fonctionne bien, il y a une vraie impression de larges enjeux tout en gardant des objectifs assez clairs pour les PJ. J’apprécie aussi ce contexte de vaste rencontre annuelle inter-tribale où les PJ vont devoir faire preuve d'éloquence pour défendre les intérêts de leur clan.

Mon seul regret concerne ce que j'ai perçu, peut être à tort, comme une incohérence chronologique : quand, après une aventure un peu plus loin, les PJ reviennent au rassemblement et trouvent amassées là les forces guerrières de tout un tas de clans. Pourtant, les PJ n'avaient qu'un jour de retard maximum sur le clan qui semble être à l'origine de l'action qui a déclenché les hostilités. Il manque peut-être une simple phrase pour clarifier la chronologie, mais j'ai été étonné que ces clans, qui vivent à des centaines de kilomètres les uns des autres, aient eu le temps de se coordonner et se retrouvent là si rapidement. A part ce détail, c'est vraiment chouette.

Deuxième partie : Le cygne noir et le couchant (2/5)

Ce second chapitre me semble en bonne partie injouable. Ça ne commence pas mal : à peu près un an plus tard, le clan du Cygne est toujours dans la mouise et envoie des émissaires chercher des alliances. Les PJ vont se diriger vers la côte, à la recherche du clan de la Loutre. Ce sera au MJ d'étoffer le voyage initial, à travers un étang brumeux et des marécages hostiles : il y a de quoi utiliser les ressources du livre de base pour créer des péripéties sympas. Par contre, un petit plan détaillé aurait été bienvenue, car si on peut aisément se faire une idée grâce à la carte générale des Terres ancestrales, c'est franchement impossible à suivre dans le texte : les PJ vont "vers le Couchant", puis, deux paragraphes plus loin, ils vont "toujours vers le Levant".

Le clan de la Loutre est lui aussi dans une alliance précaire avec une tribu plus puissante. C'est un agréable changement de contexte : un grand campement de pêcheurs où on dépèce des cachalots sur la plage, avec quelques intrigues. Par contre, l'essentiel des évènements va se dérouler en mer, et c'est problématique. Tout d'abord, l'initiation, indispensable pour que les PJ puissent participer à la pêche à la baleine et ramener de la bidoche à leur clan. Cette page du livre m'a laissé pantois. Les PJ doivent parcourir une bonne distance à la nage, et ils sont supposés accumuler "100 points de nage", voire 200, pour y parvenir. Or, un jet de dé moyen donne 7 points de nage. Donc il faudrait jeter les dés 15 fois, voire 30 fois, pour chaque personnage. Et c'est sans compter les autres jets de dé, notamment pour l'essoufflement. Tout ça pour une petite session de nage. Cette quantité de jets de dé à la suite me semble d'un ennui inconcevable, d'autant plus qu'il n'y a  aucune décision que les PJ puissent prendre. C'est juste : tu nages bien, ou tu nages mal.

Ensuite, les PJ partent à la pêche. Problème : ils n'ont aucun contrôle. Déjà, passer plusieurs jours dans une pirogue, où les options sont plus que limitées, est intrinsèquement délicat à faire jouer, alors d'autant plus quand ce sont des PNJ qui ont l'autorité et les compétences. Je ne vois pas trop ce que les PJ peuvent faire à part lancer mollement quelques dés et subir les évènements qui, de toutes façons, sont totalement déterminés à l'avance. Même un éventuel succès à la chasse n'a aucun poids puisque la proie sera de toutes façons perdue.

Troisième partie : Le cygne noir et l'ombre (3/5)

Ça ne commence pas fort : les PJ et les autres survivants s'échouent plus au nord et sont recueillis par une famille de néandertaliens dégénérés. En plus d'être épuisés par leurs déboires maritimes, les PJ sont en plus drogués par leurs hôtes, histoire de s'assurer qu'ils restent bien passifs. Non, non, déjà que ce chapitre est très linéaire, priver les PJ de la moindre marge de manœuvre serait une mauvaise idée. De toutes façons, si je devais faire jouer cette aventure, je modifierais beaucoup la partie précédente, donc voici comment j'introduirais tout ça, à vue de nez. Les PJ ne participeraient pas à la pêche : ils ne sont pas du clan des pêcheurs et ils n'ont pas d'expérience. En revanche, ils assisteraient de loin à la perte de l'expédition et, pour assurer la réputation de leur clan, ils seraient amenés à proposer leur aide pendant que d'autres pêcheurs iraient faire des recherches maritimes (vaines). Guidés par un allié membre du clan de la loutre qui, par son expérience maritime, aurait identifié la direction de la dérive probable des marins perdus, le groupe s'élancerait vers le nord, le long de la côte, potentiellement en pirogue. Après un voyage éventuellement épicé de petites péripéties, ils finiraient par trouver le lieu du naufrage, et leurs talents de pisteurs les guideraient vers la hutte des ravisseurs néandertaliens. Là, les naufragés ne seraient pas en état physique de fuir, et les PJ auraient tout intérêt à essayer de faire ami-ami avec la famille incestueuse... Dans cette version, les PJ restent maitres de leurs mouvements et actions.

Bref, cette famille néandertalienne pourrait être très sympa à jouer : tous un peu fous, lubriques et dépravés sans pour autant être intrinsèquement mauvais, victimes de leurs conditions de vie impossibles, avec le costaud de la bande qui brandit une énorme corne de rhinocéros comme arme. Pour s'attirer les faveurs de la famille, et s'ils n'ont pas la mauvaise idée de jouer la violence, les PJ vont devoir aller chercher la corne du rhinocéros totem de la famille : ils attribuent leurs malheurs à sa disparition et ils veulent faire une cérémonie pour le réincarner. Encore une fois, de la superstition sans doute sympa à jouer. Les PJ partent donc à l'aventure en milieu hostile, accompagnés d'un ado néandertalien simplet comme guide, et c'est assez linéaire. Il y a même une scène de rêve, où le MJ est supposé faire vivre des trucs bizarres à ses joueurs et dire ensuite que eh non, c'était un rêve en fait ! Il me semble que c'est une très mauvaise idée quand les joueurs sont déjà sur des rails ; pas la peine de le leur rappeler avec ce poncif.

Ensuite, combat contre une chamane des neiges et ses lionnes, la corne est trouvée, et retour à la hutte où la cérémonie peut être réalisée et les blessés soignés. Cette histoire de chamane sert en fait à introduire le volume de scénarios suivant, où je redoute qu'il soit question d'un grand méchant surnaturel qui ne manquera pas de me déplaire. Pour l'instant, il est possible de faire jouer ça de façon vraisemblable : la chamane se serait façonné une image mystique pour gagner en influence auprès des clans qu'elle veut contrôler. Ensuite, avec le retour des naufragés sauvés, le clan du cygne s'est, pour le moment du moins, trouvé des alliés — et une source de chair de baleine. En attendant la suite dans le prochain volume, La Grâce du cygne.

Bilan en demi-teinte donc, mais avec les modifications évoquées, je pourrais faire jouer ce scénario d'une façon qui me convienne. On y trouve de bonnes bases.

jeudi 3 novembre 2022

Würm : Livret d'aventures - Emmanuel Roudier

Würm : Livret d'aventures - Emmanuel Roudier écran du MJ

Trois brefs scénarios pour le jeu de rôle préhistorique Würm dans ce livret de 25 pages. C'est court, mais la mise en page et les illustrations sont toujours de haute volée, dommage que les numéros de pages indiqués dans le texte soient tous erronés. Ces scénarios sont dans la même veine : de très bons concepts qui donnent envie, minés par des petits problèmes, notamment la place prépondérante d'une magie qui relève de la fantasy. Ainsi il me faudrait effectuer quelques changements pour pouvoir les faire jouer d'une façon qui me satisfasse.

Ramener la flamme (3/5)

Un scénario conçu pour servir de démonstration rapide et donc écrit d'une façon très (trop ?) expéditive. Je n'aime pas le début : des loups magiques, possédés par un esprit, viennent éteindre le feu tutélaire du clan. Je n'ai pas envie de jouer Würm d'une façon surnaturelle, et ça, ce n'est que moi, mais le fait est que ces esprits sortent de nulle part et n'ont aucun rôle plus profond à jouer pour le reste du scénario, ce qui n'est guère satisfaisant narrativement. Il conviendrait donc d'inventer une autre raison pour l’extinction du feu, mais pour que toutes les braises soit étouffées, il faudrait y aller fort. En revanche, j'aime beaucoup l'idée que les membres du clan sont parfaitement capables de refaire du feu, mais, en raison de leurs croyances, exigent du feu tombé du ciel. Les PJ vont donc devoir aller courir après un incendie causé par des éclairs, avec quelques péripéties à la clé. Malgré le début artificiel, qu'il faudrait changer, il y a de quoi s'amuser.

La dernière chasse de Dakikan (3/5)

Un scénario dont j'aime beaucoup l'idée générale. Alors que les PJ sont en chasse, Dakikan, leur compagnon, assez âgé, se fait avoir. Gravement blessé, il veut qu'on l’amène au puits des ossements (lien avec un des scénarios du livre de base), mais le groupe croise en chemin des membres de l'autre espèce d'Homo qui chassent des licornes (en fait des Elasmotherium). Le mourant veut que ce soit là sa dernière chasse, mais un PJ réalise que tuer les licornes est tabou : que faire ? Un joli dilemme, sachant qu'il faut en plus prendre en compte les relations avec l'autre clan. Les licornes sont des créatures superbes, magnifiée par l'illustration qui leur est consacrée, l'une des meilleures de tout Würm. Hélas, quelques failles : c'est un esprit qui révèle le tabou au PJ, en rêve. Mais est-ce vraiment un tabou si les PJ n'ont pas baigné dedans toute leur vie ? Un tabou peut-il surgir soudainement ainsi ? Je suis aussi gêné par les capacités de soin complètement miraculeuses des licornes, et difficile de s'en passer, car c'est la justification pour tout le scénario : en effet, la meilleure façon de respecter le tabou serait tout simplement de ne pas participer à la chasse. Je me vois bien mettre tout ça à ma sauce de la façon suivante. Tout d'abord, le tabou apparaitrait bien en rêve à un PJ, mais ce serait un souvenir d'enfance : les licornes étant très rares, le tabou aurait été presque oublié, mais les PJ auraient au moins la certitude qu'il a existé dans leur clan de leur vivant. Ensuite, s'ils sauvent les licornes, Dakikan ne se ferait pas miraculeusement soigner par les licornes, au contraire, elles l'achèveraient en l’empalant : mais pour les PJ et pour le clan, ce serait une mort grandiose, une fin parfaite pour un chasseur, ce qui vaut tous les soins miraculeux. Cependant, encore une fois, les personnages devraient pour en arriver là massacrer de sang froid les humains d'un autre clan et risquer un conflit à grande échelle alors que la chose la plus sensée à faire serait de se barrer et de ne pas participer à la chasse. Je suis gêné par ce choix, car la solution la plus rationnelle consiste à fuir le scénario, ce que les joueurs ne peuvent manquer de sentir ; donc leur motivation pour participer à la chasse ou tuer les autres chasseurs risque d'être avant tout de suivre le script.

Machairodus noir (3/5)

Diable, encore une fois, un scénario dont j'aime l'idée, mais qu'il m'est difficile d'avoir envie de faire jouer en l'état à cause du focus sur le surnaturel. Les PJ, en cherchant du silex, tombent sur le crâne fossilisé d'un félin éteint depuis des millions d'années. Les voilà soudain victimes d'une malédiction qui va affecter tout leur clan. Le scénario est ainsi entièrement sous le signe du surnaturel : il y a une vraie malédiction, l'esprit du fauve est réel, il peut vraiment faire renaitre sa lignée. Je n'y peux rien, ce n'est pas ce que j'ai envie de faire jouer : il me semble tellement plus intéressant d'explorer cette idée de malédiction sous l'angle de la superstition, le clan expliquant sa malchance du moment par un évènement inhabituel (la découverte du crâne). C'est faisable, en adaptant pas mal. Je me vois bien faire jouer le combat final contre l'esprit du Machairodus en jouant sur l'autosuggestion des PJ, favorisée par quelques substances données par une chamane ; et comme le scénario le demande, il pourrait même y avoir de vraies lionnes qui se joignent au combat, mais pas appelées par l'esprit, non, juste parce que les PJ se sont ouverts les veines au cours de leur rituel et que l'odeur du sang est puissante. Bien sûr, de la perspective des PJ, tout ça serait absolument réel ! Je ne sais pas, il me semble que c'est plus marrant et plus original ainsi.