Le livre n'est pas du jardin. |
La société contre l'État de Pierre Clastres, paru originellement en 1974, est un véritable classique de l'anthropologie. En revanche, il est assez inégal : les différents chapitres sont en fait des études publiées précédemment dans des revues, et toutes ne se valent pas. L'écriture est franchement haut de gamme, mais elle tombe à l’occasion dans un trop plein intellectuel qui frise l'abscons. J'ai failli laisser tomber le livre à cause de ça, mais j'aurais eu tort : ça reste localisé et il y a là-dedans bien plus de bon que de bof. Je recommande particulièrement les chapitres suivants : Copernic et les sauvages, pour un pas de recul face à l'anthropocentrisme moderne ; Éléments de démographie amérindienne, pour des tas de chiffres argumentés ; L'arc et le panier, pour une passionnante étude sur une tribu en particulier ; De la torture dans les sociétés primitives, qui risque de rendre définitivement misanthrope mais offre une sacrée perspective ; et le chapitre-titre pour une synthèse.
Tout d'abord, j'ai été frappé par la similarité entre La société contre l'État et un gros livre paru plus récemment : The dawn of everything (Au commencement était en français). Il y a presque 50 ans entre les deux, mais il s'agit là aussi de remettre en question une certaine perspective moderne envers les peuples "sauvages" des Amériques. Ce dernier est plus riche, mais le livre de Pierre Clastres contient déjà l'essentiel et a extrêmement bien vieilli. Notons que Clastres ne se penche guère sur l'Amérique du Nord, mais plutôt sur l'Amérique Centrale et du Sud.
Un trait caractéristique des "petites" sociétés primitive est que, si elles ont bien des chefs, ceux-ci n'ont guère de pouvoir selon l'idée moderne que l'on se fait du pouvoir. Une idée développée pendant tout le livre est que cette impossibilité du pouvoir est un choix de ces sociétés (je n'en suis que partiellement convaincu, et il me semble que de la même façon que le pouvoir étatique émerge via le nombre, l'absence de pouvoir étatique existe de façon organique dans les sociétés contenant un nombre réduit d'humains ; en somme, je vois les types de pouvoir comme des mèmes qui sont ou non adaptés à des situations données et profitent par la suite d'une forte inertie). Le chef, dans ces sociétés, est au service de la société, par ses compétences techniques, et n'a aucun moyen d'affirmer son pouvoir par la coercition. Je suppose que Clastres a contribué à répandre une autre notion relativement populaire aujourd'hui : que ces sociétés dites de "subsistance" ne l'étaient pas du tout, et qu'au contraire elles auraient été des sociétés "d'abondance", car il n'y avait guère de raisons de produire du surplus ; ainsi la priorité allait au temps libre plutôt qu'à donner du surplus à des supérieurs (qui n'existent pas), d'autant plus qu'il n'y avait pas vraiment de façons d'améliorer son niveau de vie et donc pas de richesse possible. On retrouve même le terme de "communisme primitif". Clastres s'élève également contre une certaine idée téléologique du pouvoir qui verrait l’État comme une "évolution", une étape (voire une fin) intrinsèquement supérieure à l'absence d’État. Il encourage à prendre l'humain primitif au sérieux sous l'angle politique. Le pouvoir politique avec coercition, comme il est envisagé de façon moderne, ne serait qu'un cas particulier.
Je note les pages 30 et 31 pour qui (par exemple moi dans le futur) a envie de lire quelques paragraphes sur la polygamie, et en particulier la polygynie, qui, sans surprise, semble bien plus commune. Quant aux chiffres, il y aurait de bonnes raisons d'estimer le nombre d'habitants des Amériques à 100 millions avant l'invasion foudroyante des maladies apportées par les Européens, avec une agriculture très présente (voir The dawn of everything pour plus de détails sur ces questions et ici le chapitre Éléments de démographie amérindienne). Ainsi des "villages" pouvaient contenir plusieurs milliers d'habitants qui, chez les Tupi-Guarani, vivaient dans des grands baraquements communs qui regroupaient des centaines de personnes. Il y avait ainsi, dans ces tribus les plus peuplées, une aire culturelle extrêmement vaste, qui pouvait se compter en milliers de kilomètres, et une capacité à rassembler des milliers de guerriers pour des guerres massives. En somme, le choc microbien de l'invasion des Amériques aurait décimé un quart de l'humanité de l'époque. Bien sûr, tous ces chiffres restent inévitablement à prendre avec des pincettes.
Je note page 93 et suivantes un exemple frappant de, disons, fluidité des genres dans une société primitive. C'est un peu flou : l'individu en question, physiologiquement homme, est considéré comme femme par sa tribu, et en même temps considéré comme homosexuel (avec d'autres hommes), ce qui me semble paradoxal. Quoi qu'il en soit, cet exemple est sans doute plus édifiant que bien des discours modernes sur ces questions, d'autant plus que cet individu est mis en parallèle avec un autre "plus ou moins homme" qui, lui, sans être accepté comme homme, ne veut pas non plus être femme, et en souffre.
Cette même tribu a un tabou alimentaire au rôle assez clair : l'interdiction de manger le fruit de sa propre chasse. Ainsi, le partage est obligatoire et la communauté indissoluble. On y trouve aussi le mariage polyandrique, car le nombre de femme est inférieur au nombre d'homme, pour des raisons qui ne sont pas expliquées et que je n'ai pas trouvées sur la page Wikipédia de ce peuple. Je suppose que je n'ai plus qu'à lire Chronique des Indiens Guayaki de Clastres si je veux en savoir plus ! Le fait est que le mariage polyandrique semble subi : les hommes acceptent cette tradition par obligation de maintenir la cohésion sociale ("rien de plus dangereux qu'un célibataire pour l'équilibre du groupe"), mais de très mauvaise grâce. Il est considéré comme bien plus avantageux d'être le seul mari d'une femme.
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