lundi 20 mars 2023

Race et histoire - Claude Lévi-Strauss

Race et histoire - Claude Levi-Strauss

Publié originellement en 1952, Race et histoire de Claude Lévi-Strauss est un petit essai qui explore l'idée de progrès à travers les semblances et les différences entres les peuples humains et leurs cultures. C'est à la fois très intéressant, comme on dit, plein d'idées, et un peu désuet. Disons que l'anthropologue parle des cultures d'une façon qui manque d'ancrage physique. Pendant toute ma lecture, je me suis dit qu'il était difficile de revenir à une perspective aussi détachée des conditions matérielles et géographiques après l'impact du classique de Jared Diamond, De l'inégalité parmi les société. L'importance de ces conditions et circonstances est évoquée rapidement, mais guère plus, alors que c'est si crucial quand on parle de différences culturelles — il faut dire que l'essai de Diamond a eu un impact majeur sur moi.

J'apprécie la façon dont Claude Lévi-Strauss s'attaque à l'idée de progrès et à la façon dont la perspective moderne est tentée de reconstruire le passé sous forme d'échelle, ou d'escalier, c'est-à-dire avec des étapes qui se suivent logiquement, construisant chacune sur la précédente ; la réalité était certainement bien plus multiple, chaotique, les idées et les "progrès" fluctuants comme une braise dans la tempête, à la fois au bord de l'extinction et de l'embrasement. J’apprécie aussi la façon dont il critique l'idée que nombre de découvertes majeures (taille du silex, cuisson, poterie, etc.) auraient été dû au « hasard » ; c'est en réalité grandement sous-estimer la complexité de ces arts, et on peut imaginer des savants locaux s'escrimer pendant des années avec ces techniques et transmettant leurs idées et tentatives à d'autres, le long du temps et de l'espace. Ainsi la modernité est bâtie sur les fondations longuement fabriquées par ces humains morts depuis longtemps, et l'accumulation des connaissances civilisationnelles se perd dans les dizaines de milliers d'années. S'il y a deux types de société, les cumulatives et les stationnaires, les premières doivent leur succès à multiplicité des cultures qui s’entrechoquent et produisent des étincelles ; on en revient à l'argument géographique ici laissé de côté. « L'exclusive fatalité, l'unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l'empêcher de réaliser pleinement sa nature, c'est d'être seul. » On a vu ailleurs comment les cultures se peuvent se bâtir arbitrairement en simple opposition les unes aux autres.

« L'humanité est constamment aux prises avec deux processus contradictoires dont l'un tend à instaurer l'unification, tandis que l'autre vise à maintenir ou à rétablir la diversification. La position de chaque époque ou de chaque culture dans le système, l'orientation selon laquelle elle s'y trouve engagée sont telles qu'un seul des deux processus lui semble avoir un sens, l'autre semblant être la négation du premier. Mais dire, comme on pourrait y être enclin, que l'humanité se défait en même temps qu'elle se fait, procéderait encore d'une vision incomplète. Car, sur deux plans et à deux niveaux opposés, il s'agit bien de deux manières différentes de se faire. »

mercredi 15 mars 2023

La pépinière - Charles Baltet

La pépinière - Charles Baltet

Un énorme pavé pavé publié originellement il y a plus de 100 ans, en 1903, et à priori toujours une référence. Un peu plus d'un quart du livre est consacré aux techniques pratiques, de la bonne tenue d'une pépinière jusqu'au greffage, en passant par semis, marcottage, etc. Le reste est une longue liste de végétaux et les spécificités à connaitre pour les propager. Il s'agit en bonne partie d'ornementaux.

Difficile pour moi de passer un jugement là-dessus. Il ne fait aucun doute que ça fourmille d'informations pratiques et utiles, mais une partie du texte semble assez désuète, et j'aurais souvent souvent tendance à aller vérifier (si possible) certaines des informations avant de les prendre pour argent comptant, peut-être à tort, qui sait. Le tout est agrémenté de centaines de gravures magnifiques et très claires, c'est un plaisir. On trouve aussi là un document historique où on apprend beaucoup sur la tenue des vastes entreprises que peuvent être les pépinières à une époque qui prédate l'emploi normalisé de l'électricité, du plastique et des autres outils de l'industrie moderne. On découvre également des techniques de greffe particulièrement étonnantes, les greffes par approche, dont les gravures correspondantes semblent presque pouvoir illustrer un roman de H.G. Wells !

Je note quelques points mineurs, notamment l'importance de la fertilisation préalable, voir de cultures préalables. Des engrais verts ? J’apprécie les termes datés, notamment les "boues de ville" ou "boues de rue", "les raclures de cour" (!), qui servent à la fertilisation, de même que les "curures d'étang", les "déjections humaines", le "sang d’abattoir". Je note que le marcottage par cépée s’applique non seulement au noisetier, mais aussi au cognassier, à l'olivier, au figuier, etc., et que le bouturage par œil est un moyen d'optimiser l'usage de ses boutures de vigne, figuier ou saule. Nul doute que je retournerai glaner là-dedans.

dimanche 5 mars 2023

README.txt - Chelsea Manning

README.txt - Chelsea Manning

Dans la même veine que les mémoires d'Edward Snowden, Permanent Record, voici les mémoires de Chelsea Manning, README.txt. Eh bien, c'est pas fun, pas fun du tout. Niveau écriture, c'est clair, net ; j'ai apprécié ce ton globalement détaché. Ça va vite, il n'y a pas de gras, je l'ai gobé en deux jours, comme hypnotisé par l'épouvante. Deux "trames" s'entremêlent : la vie personnelle de Manning (famille plus que dysfonctionnelle et identité trans) et sa vie militaire qui a mené à la diffusion de documents classifiés puis à une violente répression étatique.

La violence est permanente : la structure familiale, l'identité de genre, le monde du travail, l'entrainement militaire, l'horreur de la guerre en Irak, la violence sexuelle, la hiérarchie de l'armée, les tortures infligées par l’État et l'emprisonnement à long terme. Les tortures sont de celles qui ne laissent pas de marque sur le corps, ça m'a rappelé Le Cardinal du Kremlin de Tom Clancy : enfermement, isolation, privation sensorielle, déstabilisation permanente ; en somme, pulvérisation de l'esprit, annihilation de l'individu, ces scènes pourraient être extraites de n’importe quel roman dystopique qui évoque un étatisme surpuissant. Franchement, ça m'a un peu plombé, d'autant plus qu'en passant d'horreurs en horreurs, Manning n'a même pas souvent l'opportunité d'apparaitre sympathique. En effet, il faut avant tout force, rudesse et ruse ainsi que manigances sociales et administratives pour s'en sortir. C'est écrasant, Manning est si jeune dans toutes ses horreurs (et évoque bizarrement ses dramas relationnels en citant ses post Facebook), et ce ne sont pas des horreurs à petite échelle, mais des horreurs globales, systémiques, impossible à fuir ; qui paie ses impôts y participe.

Au-delà même de son implication dans des guerres vaines, hypocrites et assassines, l’État apparait comme un monstre kafkaïen, une force arbitraire et toute-puissante qui cherche sa propre subsistance en écrasant aveuglément les individus. Et pour s'en sortir face à lui, il faut jouer son jeu, apprendre ses règles, passer ses journées à éplucher les textes législatifs ; c'est déprimant, tentative de suicide après tentative de suicide.

S'il ne fallait en lire qu'un, je dirais que Permanent Record de Snowden est clairement le meilleur livre des deux, plus riche et brillamment écrit (du moins en VO), mais README.txt n'est pas moins un coup de marteau par la violence extrême qui y est évoquée, violence qui arrive pourtant au grand jour, violence qui fait les unes, violence qu'on intègre malgré soi dans le bruit de fond du quotidien.

I wanted the world to understand the Thing, the seeing-the-Matrix feeling that I’d been experiencing ever since I got there. The Thing was chaos that was unsurprising, almost organized in its entropy. I saw the Thing when I read the news, and I saw the Thing even more clearly when I analyzed the algorithms that were meant to make me better at predictive analysis for the army. It was as if the tragedies and battles were a pattern in nature, shocking and yet entirely predictable, like the tides or the tilt of the sun or the growth of plants. But the chaos was coming from us, the agents of destruction.

jeudi 2 mars 2023

A bluer shade of white - Alexander Wales

Après The metropolitan man, qui réécrivait brillamment Superman, et Branches on the tree of time, qui se penchait sur Terminator, Alexander Wales s'attaque cette fois à... La Reine des neiges. Le roman est plutôt court et se lit avec plaisir : j'ai apprécié cette interprétation "réaliste" d'un monde magique. Avec un pouvoir comme le sien, la reine des neige est en effet en position de changer drastiquement l'industrie et l'économie de son royaume et même du monde : elle construit des navire de glace, des moulins à grain actionnés par des golems de glace, etc. Ainsi son royaume possède un avantage considérable par rapport aux autres. Mais où poser les limites à ce déchainement de technologie magique ?

La reine des neiges étant à priori seule détentrice de ce pouvoir, c'est sur elle que repose le poids éthique de cette décision. Ceci dit, elle n'est en fait pas la seule : Olaf, le bonhomme de neige, a hérité de ses pouvoirs. Et Olaf est le témoignage vivant que ces pouvoirs peuvent créer non seulement la vie, mais aussi l'intelligence. Convaincue par un de ses conseillers, la reine des neiges va donner à Olaf la capacité d'augmenter sa propre intelligence... Et paf, nous voilà en pleine singularité technologique : Olaf devient progressivement une entité démiurgique qui n'est pas gênée par les peurs éthiques de notre reine des neiges. Pourquoi ne pas transformer chaque humain en créature de glace si cela permet de vaincre la maladie et la mort ? Un conflit s'engage entre ces deux points de vue, mais on s'en doute, il est difficile d'empêcher la grande course en avant. J'ai aussi apprécié la petite exploration de la vie émotionnelle et sexuelle de la reine des neiges qui, étant littéralement très froide, ne parvient guère à trouver chaussure à son pied... à moins qu'Olaf ne lui façonne un bonhomme de neige un peu plus beau gosse que lui.