mercredi 31 mai 2023

La Terre, le vivant, les humains - Chapitre II : Histoire(s) de la vie

La Terre, le vivant, les humains - Chapitre II : Histoire(s) de la vie

Bref compte-rendu du deuxième chapitre de la masse qu'est La Terre, le vivant, les humains, après le Chapitre I : Histoire(s) de la planète.

Chapitre II : Histoire(s) de la vie

L'introduction à ce chapitre m'a tout d'abord semblé supérieure aux intros précédentes, en se contentant d'offrir un aperçu très bref mais bien foutu de la discipline qu'est la biologie. Quelques paragraphes sont de l'excellente vulgarisation :

Depuis environ un siècle, il est établi que quatre familles de "briques" moléculaires, capables de former des macromolécules, sont à la base de toute forme de vie sur Terre. La première famille porte les informations génétiques sur les acides nucléiques (ADN, ARN); la seconde réunit les protéines qui donnent aux cellules leur volume tridimentionnel, catalysent les réactions biochimiques et assurent une multitude de fonctions de régulation; la troisième réunit les acides gras, dont les lipides forment des membranes assurant la stabilité du milieu intérieur de l'organisme; enfin, les polysaccharides, qui sont l'un des principaux intermédiaires biologiques de stockage et de consommation d'énergie

Pourquoi ces briques sont-elles essentielles à la constitution de tout organisme vivant? Quelle est la propriété qui leur confère ces étonnantes facultés? Il s'agit tout simplement de leur capacité à s'auto-assembler par polymérisation et selon des interactions dictées par des forces physiques présentes dans les milieux où elles se trouvent. Ces assemblages ne sont pas l'œuvre du hasard, ils sont reproductibles et transmissibles grâce à un "plan de montage" spécifique à chaque organisme vivant, le fameux génome, principalement celui de l'ADN. Cette molécule organique est composée d'un enchaînement de 4 bases azotées (adénine, cytosine, guanine et thymine) dont l'ordre (appelé séquence) détient le message héréditaire. Sa structure en double hélice formée de deux brins de séquences complémentaires lui permet de se répliquer et d'assurer la transmission du génome. Cette structure lui permet aussi de transmettre le message héréditaire aux différents ARN, chargés de le traduire en de multiples assemblages d'acides aminés qui constitueront la formidable diversité des protéines nécessaires au fonctionnement de chaque cellule.

Dommage que par la suite l'intro se remette a faire un simple résumé des articles à venir. On peut même deviner qu'un article a été changé de chapitre tard dans le processus éditorial car on en devine le résumé dans cette intro alors que l'article est dans le chapitre précédent ! 

Dans L'Origine des espèces, Darwin propose l'idée de l'arbre du vivant, et il en fait un même un premier schéma, mais juste pour en démontrer le concept : il ne note aucun nom d'espèce sur son arbre conceptuel. Ce n'est qu'à partir de 1950 (!) que les espèces ont pu véritablement être reliées entre elles systématiquement et de façon fiable. Le caractère incroyablement récent de tant de découvertes en biologie est difficilement imaginable. Et depuis plus récemment encore, les allées et venues de différentes espèces peuvent être connues avec une précision encore une fois difficilement concevable. Par exemple, en examinant les restes d'ADN dans les sédiments d'une grotte, on peut obtenir une frise chronologique retraçant les espèces qui s'y réfugiaient au fil des millénaires. Un gramme de sable ou de glaise peut donner des informations sur le passage de dizaines d'espèces.

On connait le rat-taupe, ce rongeur aux étonnantes capacités de longévité qui est au cœur de tout un tas de recherches, mais voici un autre fun fact à son sujet : chaque colonie de rat-taupes a son propre dialecte, et chaque rat-taupe peut faire la différence entre son dialecte et un autre. Je note aussi les articles sur deux autres créatures : les fameux tardigrades, et le blob, ce machin unicellulaire aux milliers de noyaux.

Dans le sol, il y donc on le sait une vaste quantité de petites bestioles, qui communiquent (entre autres) par l’émission de molécules chimiques, molécules qui peuvent avoir un effet sur les plantes. On en distingue deux types : 

  • Les alléochimiques, qui ont une action entre individus d'espèces différentes, voire, souvent, de groupes et de règnes différents (par exemple plantes-champignons, animaux-plantes...)
  • Les phéromones, qui permettent l'interaction entre individus d'une même espèce, pour s'accoupler, signaler un risque, se regrouper...

Mais ça serait trop simple, il y a aussi les phéromones d'agrégation : utilisés pour le regroupement au sein d'une espèce, ils agissent aussi sur d'autres. Leur rôle semble être de créer une barrière entre individus interfertiles et les autres, ce qui est particulièrement important quand des espèces sont par ailleurs proches et peuvent donc facilement se confondre : on comprend qu'il y a une extrême pression sélective pour la capacité à éviter les accouplement infertiles.

On devine instinctivement que notre degré d'empathie envers les animaux est globalement proportionnel à leur ressemblance à nous, et il semblerait que ce soit à la symétrie non bilatérale que l'empathie s'arrête. Pour les animaux à symétrie bilatérale, notre empathie est proportionnelle à leur parenté envers nous, mais passé ce point de bascule, le degré de parenté n'influe plus sur l'empathie, qui reste bloquée au minimum. Enfin, à une exception près : les parasites, comme la tique, quelle que soit leur symétrie, sont de loin les moins aimés.

Le chapitre sur les coopérations mutualistes contient quelques exemples frappants sur ces tribus africaines qui coopèrent avec l'indicateur (c'est le nom de l'oiseau en question) pour trouver des ruches. Les deux partenaires se partagent le trésor ; tous les détails sur les machinations des humains, qui débordent d'ingéniosité pour manipuler l'oiseau et obtenir toujours plus de miel, sont hilarants. L'oiseau parvient à localiser les ruches avec une aisance que les humains n'ont pas, et les humains font dégager les abeilles, ce que l'oiseau serait bien incapable de faire ; ça fait sens, mais la mise en place d'une telle coopération n'est pas moins stupéfiante. Détail capital : les oiseaux sont sauvages, il ne s'agit pas de domestiques. Ce genre de relation est un délice à étudier tant c'est révélateur sur la psychologie des humains, et même des êtres vivants en général, qui cherchent chacun à extraire un maximum de valeur des autres en équilibrant les bénéfices à court terme et à long terme ; psychologie dont le but n'est autre que la maximalisation par chaque être de sa valeur adaptative.

L'article de Marc-André Selosse, auteur entre autres de Jamais seul, est un gros morceau particulièrement passionnant. Pourquoi autant de variété végétale dans les forêts tropicales ? La probabilité qu'une graine soit fertile augmente drastiquement avec la distance à l'arbre-mère, alors que paradoxalement il y a logiquement plus de graines près de l'arbre-mère. La raison, c'est qu'il y a autour de l'arbre-mère tout un tas de parasites (champignons, insectes, bactéries...) spécialisés dans cet arbre : ils massacrent donc les jeunes plants encore faibles, qui, eux, ont plus de chance de survivre plus loin, là où se trouvent des organismes spécialisés dans l'attaque d'autres végétaux. Ainsi une même espèce ne peut coloniser avec succès une même niche écologique (comme c'est le cas chez nous par exemple), puisque chaque plante crée les conditions qui favorisent d'autres espèces. Si on stérilise les sols, en tuant donc les parasites, cet effet disparait. A l'inverse, dans les forêts tempérées (et d'autres exceptions), deux particularités : 1) la production de graines de manière irrégulière, comme le chêne, ne sert pas qu'à limiter la pression des ravageurs animaux, comme les rongeurs et les sangliers, mais aussi celle des ravageurs invisibles du sol, et 2) les mycorhizes (liens plantes-champignons) ont l'effet inverse des parasites : elles favorisent l'installation des plantules. Ainsi le type de vie du sol influe radicalement sur la vie végétale à la surface. La rétroaction négative a pour nom l'effet Janzen-Connell. L'article va bien entendu plus dans les détails et mérite la lecture.

Notons que les fleurs elles aussi subissent les effets du changement climatique, notamment en... changeant de couleur. Les pigments jouant un rôle important dans la protection des gamètes face aux UV, et ce changement est important : 2% par an depuis 1940 sur les fleurs étudiées.

samedi 27 mai 2023

Le Paradoxe de Fermi - Jean-Pierre Boudine

Le Paradoxe de Fermi - Jean-Pierre Boudine

Ah, la SF française contemporaine : je n'y ai jamais trouvé grand-chose à mon goût. Ce n'est pas Le Paradoxe de Fermi de Jean-Pierre Boudine qui me fera changer d'opinion. J'en ai d'abord lu 20 pages, et c'est suffisant pour deviner l'intégralité du roman : une trame apocalyptique archétypique agrémentée de l'idée que toutes les sociétés techniciennes complexes sont vouées à l'autodestruction, et paf, ça permet d'évoquer le paradoxe de Fermi. Ça m'a suffi et j'ai reposé le volume après ces 20 pages.

Cependant, je me trouvais dans un contexte physique où je n'avais pas beaucoup d'options de lecture sous la main... j'ai donc repris le roman et je l'ai terminé. Mon jugement initial s'est révélé valide, même si je n'avais pas prévu l'évocation d'un "Ordre" qui se voue à regrouper et maintenir le savoir à travers l'apocalypse, poncif lu maintes fois depuis Fondation ou encore Un cantique pour Leibowitz. Je ne voudrais pas donner l'impression que le roman de Jean-Pierre Boudine est mauvais, il ne l'est pas, mais, disons, c'est tellement prévisible que quiconque a déjà lu une poignée de bonne littérature SF aura du mal à accrocher. Pour qui n'a pas ce bagage, pourquoi pas : ça va plutôt vite, ce n'est pas mal écrit, c'est vaguement intello, ça introduit au paradoxe de Fermi... D'ailleurs, ce titre me semble tellement racoleur : d'autres romans explorent ce thème avec tellement plus de détails et de profondeur que la thèse développée ici, juste le temps de quelques pages, frise l'arnaque thèse par ailleurs intéressante, il s'agit simplement d'une des nombreuses solutions possibles du paradoxe de Fermi, décrite et détaillée d'une façon qui se lit avec plaisir. Si le roman avait eu un autre titre, ou si la trame et le paradoxe avaient été véritablement interconnectés, j'aurais été moins sévère... En attendant, il me semble que c'est le genre de livre qui plaira aux lecteurs avec un peu moins de bagage en SF et aux gens dans mon genre dans 100 ans, tant il évoque en masse les craintes et obsessions d'une époque que nous, nous ne connaissons que trop bien.

mercredi 17 mai 2023

La Terre, le vivant, les humains - Chapitre I : Histoire(s) de la planète

La Terre, le vivant, les humains - Chapitre I : Histoire(s) de la planète

Un gros volume qui recueille de nombreux articles à priori rédigés par des membres ou collaborateurs du muséum d'histoire naturelle. Comme tout livre recueil, c'est bien entendu inégal et parfois frustrant : on a régulièrement l'impression que les articles ne font qu'effleurer un sujet, certains ne parviennent pas à communiquer efficacement dans ce format, et les introductions/préfaces à rallonge font un peu superflues. Néanmoins, il y là-dedans de quoi épancher sa curiosité, on est toujours curieux de découvrir l'article suivant, et le travail d'édition est excellent, c'est un bel objet agréable à parcourir, richement et souvent utilement illustré. 

Il y a quatre grands chapitres, et avant d'être débordé par ma prise de notes, je vais, je crois, écrire au fur et à mesure un petit compte-rendu sur chacun d'entre eux.

Chapitre I : Histoire(s) de la planète

Si j'ai critiqué les introductions (il faut attendre la page 66 pour avoir les articles), j'aime beaucoup les trois double pages de cartes, particulièrement celle qui retrace l'histoire supposée de la domestication des plantes et des animaux. Une autre est accompagnée d'un petit graphique qui rappelle la corrélation (et dans ce cas la causation) frappante entre la stabilisation du climat il y a 10000 ans et les débuts de l'agriculture.

Avec tous ces articles, difficile pour moi de faire plus que relever quelques anecdotes, mais allons-y. Il est à présent 5 fois plus rare qu'au 19ème siècle de découvrir une météorite "fraîche". Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il y a à la fois beaucoup plus de pollution lumineuse, ce qui empêche d'en voir les signes, et parce qu'il y a beaucoup moins de gens qui trainent dans les campagnes, aussi bien à cause de l'exode rural qu'à cause du développement des loisirs d'intérieur. Les météorites ont eu leur heure de gloire d'une façon inattendue dans les civilisations passées : elles donnaient accès à des sources de fer avant le développement de la sidérurgie. Ainsi Toutankhamon a été enseveli avec une dague et d'autres objets en fer extraterrestre ! Les météorites sont d'ailleurs plus facile à trouver dans les déserts qu'ailleurs, grâce à leur teinte sombre. D'autres endroits et époques ont su en profiter, notamment des peuples du Groenland, qui se sont fait piquer leurs seules sources de métal (des météorites géantes) par les explorateurs occidentaux sans scrupules. On peut supposer que ces divers groupe avaient conscience de l'origine des météorites (le ciel) et que les objets qui en était extraits devaient posséder une aura mythique particulière.

Autre source d'information rocheuse : les fossiles. Grâce à un procédé que je ne m'aventurerai pas à décrire, il est à présent possible d'identifier la couleur de certaines bestioles fossilisées. Les oursins sont apparemment un objet de recherche passionnant, et je note un détail : il semblerait que l'évolution d'une symétrie bilatérale chez certains oursins s'accompagne de l’acquisition d'un mode de déplacement unidirectionnel, et du déplacement de la bouche vers l'avant et de l'anus vers l'arrière. Il me semble qu'il y a une évolution convergente de ces traits chez toutes sortes d'espèce. De plus, ça invite à ne pas prendre comme allant de soi l'idée d'avant et d'arrière : ce sont des traits qui ont dû évoluer (sans doute de nombreuses fois). Par ailleurs, certains jeunes oursins stockent du sable dans leur tube digestif afin de se lester et de ne pas être à la merci des flots. Le phytoplancton, quant à lui, est composé d'au moins 160000 espèces, mais sûrement bien plus. Suite à l'élévation brutale en cours de la température des océans, un effet secondaire imprévu : la chaleur favorise certains membres du picoplancton, notamment la bactérie... responsable du choléra. Ainsi les cas de choléra sont en augmentation constante sur les côtes. Le plancton n'est pas très bavard, mais les plus gros poissons le sont : le fait que la plupart des animaux marins communiquent par le son est une découverte assez récente. Certains poissons peuvent produire au moins six sons différents pour communiquer des informations différentes : parade, synchronisation pour l’émission des gamètes, respect de la hiérarchie, formation des bancs, alarme, etc.

Les bestioles marines encore un peu plus grosses, de type phoque ou tortue par exemple, sont utilisées par les humains pour sonder les fonds marins. On leur colle une balise, et hop, on a un drone automatique qui se ballade dans l'océan et récolte tout un tas de données aussi bien sur les habitudes de chaque espèce que, et c'est ce qui m'a surpris, sur l’océan lui-même : température, salinité, richesse biologique, oxygène, lumière, cartographie, etc. Et un autre exemple d'évolution convergente, concept qui me fascine : les bestioles qui trainent autour des sources hydrothermales profondes sont très particulières, notamment par leur tendance à ne pas avoir de système digestif, lequel est remplacé par des organes spécifiques qui contiennent des bactéries chimiosynthétiques, c'est-à-dire qui produisent de la matière organique à partir de l'énergie dégagée par des réactions chimiques permises par les éléments rejetés par ces sources profondes. Il semble que cette spécificité ait évolué plusieurs fois, avec l'aide, comme passage transitoire, des banquets des bas-fonds : ces sites profonds ou des bestioles se sourissent par exemple d'un cadavre de baleine, zones où on a trouvé des organismes qui utilisent partiellement ce procédé chimiosynthétique. Même chose pour la bioluminescence, phénomène qui concerne près de 75% des organismes de plus de 1cm qui vivent entre 100 et 4000 mètres de profondeur : il semblerait que la bioluminescence ait évolué au moins 40 fois de façon indépendante dans divers groupes.

Bonus : la molécule qui permet la bioluminescence s'appelle la... luciférine !

samedi 13 mai 2023

Pourquoi l'art préhistorique ? - Jean Clottes

Pourquoi l'art préhistorique ? - Jean Clottes

J'ai bien aimé Pourquoi l'art préhistorique ? (2011) de Jean Clottes : c'est un essai qui fait un peu mémoire, imprégné de décennies d'expériences et de voyages, qui s'efforce à dresser un tableau exhaustif sans aucun dogmatisme, ce qui me semble indispensable quand on traite de sujets aussi difficilement saisissables. « Toute réponse ne peut qu'être subjective et précéder de présupposés. » L'auteur rappelle même dans son paragraphe final que « nous n'avons que peu de certitudes », et il établit clairement la différences entre preuves, physiques, concrètes, et hypothèses, en gros les opinions diverses et variés que suscitent ces preuves (p.50).

Paradoxalement, quand il affirme dès la première page que la recherche des motivations de ces artistes du passé semble nécessairement vouée à l'échec, j'ai envie d'y aller de ma petite opinion inévitablement naïve. Si on admet que ces humains étaient la même espèce animale que nous, et donc avaient les mêmes points de départ innés, alors il n'y a pas de différence entre les questions Pourquoi l'art préhistorique ? et Pourquoi l'art contemporain ? En somme : pourquoi les humains actuels ont-il l'impulsion de faire de faire de l'art, et pourquoi apprécient-ils et recherchent-ils l'art ? Si on répond à cette question, je suis sûr que la même réponse s'appliquera à ces artistes préhistoriques, non ? Mais passons, il y a une petite touche de mauvaise foi dans ce raisonnement, car je sais que Jean Clottes évoque les motivations spécifiques des artistes préhistoriques.

Commençons par répertorier quelques interprétions classiques de l'art pariétal.

  • L'art pour l'art. Cet art aurait simplement assouvi un besoin inné d'esthétique. On comprend que c'est une théorie simpliste, tant l'art est souvent chargé de narration, de mythes ou encore de morale.
  • Le totémisme. Se base sur une corrélation étroite établie entre la « tribu » et un animal ou végétal particulier. Or, on ne retrouve pas une telle spécificité de représentation animale (et on ne retrouve quasiment pas de végétal).
  • La magie sympathique. Implique une croyance en un lien direct entre l'image et ce qu'elle représente. Hypothèse n'expliquant pas la diversité de l'art pariétal, mais elle a certainement sa place.
  • L'optique structuraliste. Tentative d'expliquer l'art pariétal en évitant la comparaison avec des peuples autochtones actuels et en restant concentré sur les cavernes, qui seront étudiées de façon systématique et statistique. Une optique qui a porté ses fruits, en mettant à jours certaines tendances globales, mais qui a été critiquée pour sa grande part du subjectivité alors que justement elle se prétend objective. 
  • La religion chamanique. Une croyance encore présente sur ne nombreux continents, qui veut que l'esprit de certaines personnes, les chamanes, soit capable de voyager à travers diverses parties de la réalité et d'y contacter esprits et divinités. Si le concept reste globalement le même, chaque peuple a sa propre mythologie liée. Les chamanes ont des visions, des transes, et les esprits peuvent eux aussi venir visiter les humains, sous forme de signes ou d'animaux. Un concept central est la perméabilité et la fluidité des mondes.

Cette dernière piste est celle retenue par l'auteur. J’apprécie notamment comment il utilise deux parties capitales et naturelles de la vie pour spéculer sur l'apparition de la spiritualité : la mort, bien sûr, qui fait spéculer sur la possibilité d'un ailleurs, et le rêve, qui permet de visiter cet ailleurs, et au final sert de preuve naïve que cet ailleurs est réel, concret.

Les passages où l'auteur évoque ses rencontres avec les membres de peuples indigènes modernes sont édifiants. Ceux-ci mentionnent en passant le sens de telle peinture sur roche, sens qui serait absolument impossible a deviner pour un chercheur hors contexte, évoquent tout naturellement les esprits qui se manifestent d'une façon ou d'une autre, à travers un animal par exemple, d'une façon similaire à ce qui devait être la norme il y a 30000 ans, parlent tout naturellement des visions qu'il faut peindre sur roche, ou encore donnent une explication triviale à une peinture qui aurait suscité les interprétations les plus subjectives qui soient chez un chercheur (p.81, 85, 87, 93.) Mais, encore une fois, la prudence est de mise : il est tentant de calquer ces croyances sur les humains préhistoriques, mais il impossible de savoir si ces idées évoquées par des indigènes modernes sont vraiment similaires. Il faut aussi garder le tête un énorme biais : nous ne connaissons que l'art des cavernes, mais il devait représenter une partie minime de l'art préhistorique, c'est simplement le seul a avoir été préservé grâce à son cadre protégé.

Anecdote : pour se protéger des moustiques d'une façon immémoriale, se faire asperger d'acide formique en faisant mine d'attaquer une fourmilière (choisir la bonne variété de fourmis) et l’étaler partout sur la peau.

dimanche 7 mai 2023

Le Journal du séducteur - Kierkegaard

Si Kierkegaard est surtout connu en tant qu'existentialiste chrétien, Le Journal du séducteur, publié en 1843, peut être considéré sans lui faire offense comme un roman. J'ai feuilleté quelques-un de des essais de l'auteur, et je n'ai pas été tenté de m'y plonger plus profondément tant ça me semblait riche en bondieuseries, ainsi je ne vais pas m'aventurer à faire de liens entre ce Journal du séducteur et la philosophie plus globale de Kierkegaard.

Comme il est beau d'être amoureux, et comme il est intéressant de savoir qu'on l'est.

Si Le Journal du séducteur est assez difficile à lire, ce n'est pas à cause de sa dimension philosophique, mais bien par sa narration. On ne quitte jamais la subjectivité du narrateur, et celui-ci est, disons, assez détaché de la réalité. Sa seule obsession est la séduction et l'esthétique qui l'accompagne ; il ne parle de rien d'autre. Pire encore, ses soliloques sont souvent vagues, imprécis, difficiles à suivre et difficiles à interpréter. Au début, il a réussi son coup et j'ai été séduit : ce n'est facile d'accès, mais il y a une patte unique, un ton rare, et on est curieux de découvrir ce narrateur si particulier et sa vision radicalement esthétisante de la vie et de l'amour. Il y a quelques beaux passages sur le goût de l'esthétique, la capacité à en même temps ressentir des émotions réelles et être détaché de ces mêmes émotions, les regarder de loin et en jouir esthétiquement.

Hélas, au bout d'un moment, ça devient franchement lourd. Le machiavélisme du narrateur, ses obsessions répétitives, son égocentrisme indétrônable : on ne sort jamais de sa tête et ça devient étouffant. Je n'ai fait que survoler le dernier tiers tant les idées centrales sont en fait assez claires dès le début et la suite ne fait que rajouter couche après couche de la même peinture. Malgré ce jugement sévère — qui juge le roman sans le relier au reste de l’œuvre de Kierkegaard —  je pourrais potentiellement me surprendre à recommander ce Journal du séducteur à l'avenir. Ça m'a pas mal ennuyé, certes, mais c'est indéniablement un texte atypique qui va jusqu'au bout de son concept.

Devant les tempêtes de la passion mon esprit est comme une mer orageuse. Si quelqu'un pouvait surprendre mon âme en cet état, il aurait l'impression de voir une barque s'enfoncer à pique dans la mer, comme si sa précipitation terrible elle devait mettre le cap sur le fond de l'abîme. Il ne verrait pas qu'au haut du mât veille un marin. Forces frénétiques, échauffez-vous, mettez-vous en mouvement, ô puissances de la passion, même si le choc de vos lames devait lancer l'écume jusqu'aux nuages, vous ne serez pas capables de vous élever au-dessus de ma tête ; je reste tranquille comme le Roi des falaises. [...] Que de jouissance à être ainsi secoué sur une eau agitée, que de jouissance à être secoué en soi-même.

mercredi 3 mai 2023

Les Braises - Sándor Márai

Les Braises - Sándor Márai

De Sándor Márai, je m'aperçois avec surprise, grâce à l'outil mémoriel qu'est ce blog, que j'ai déjà lu Les Révoltés et Libération, dont je ne garde guère de souvenirs. Quant à ce roman-là, Les Braises, publié originellement en 1942, il m'a laissé des impressions ambivalentes. Je comprends qu'il a de quoi s'affirmer comme un classique. En plus de l'écriture irréprochable, la structure possède une certaine touche de perfection. Cette histoire d'amitié brisée est divisée en deux parties : la première commence dans le présent mais multiplie les plongées dans le passé pour étudier l'origine de cette amitié, et la seconde est une longue conversation entre les deux protagonistes. Au fil des pages, ça épilogue sur l'idée d'amitié et l'âme humaine en général.

Tout ça n'est pas dénué d'intérêt, mais c'est un peu... froid, pour ne pas dire ennuyeux. Pour commencer, la trame est au final extrêmement basique : un triangle amoureux, déjà lu cent fois ailleurs. C'est d'autant plus pénible que ce triangle amoureux — et certes la tragédie plus spécifique qui l'accompagne — est traité comme le moteur central du suspense du roman, d'une façon grave et solennelle qu'un poussif aussi éculé peine à soutenir. Je n'avais pas par exemple ce reproche à faire à Les Égarements du cœur et de l'esprit car, en plus des diverses qualités du roman, le poncif du triangle amoureux est traité avec bien plus de distance et de légèreté.

C'est aussi un peu longuet, notamment pendant le dialogue : lui donner le nom de dialogue est lui faire grâce, car c'est avant tout le monologue d'un personnage auquel l'autre donne incessamment la réplique sans, au final, dire quoi que ce soit. J'ai donc souvent lu en diagonale pour passer sur tous ces mots superflus. De même, l'exploration des idées, l'aspect intellectuel du roman, laisse un sentiment d'inachevé et de superficiel. Les personnages ont souvent des opinions bien affirmées, très tranchées, mais au final on n'a guère l'occasion de plonger ni dans les dédales de leurs raisonnements, ni dans leur expérience vécue. Le fait qu'aucun des deux ne parvienne a être un tant soit peu sympathique n'aide pas et ajoute à la froideur du roman.