Cioran avait l'habitude de m'exaspérer avec ses aphorismes dépressifs, aussi ai-je été presque surpris d’apprécier Histoire et utopie (1960). Exit les aphorismes, on est sur une structure plutôt linéaire, mais la pensée reste globalement éclatée, farouche. J'ai lu ça, je l'avoue, d'un œil assez paresseux, sans chercher à débroussailler l'obscur, mais plutôt en glissant agréablement sur cette rivière de fiel et en saisissant les fruits amers qui passaient à ma portée. Comme souvent, les réflexions historiques trop spécifiques vieillissent mal pour le lecteur généraliste, et j'ai sauté la plus grande partie du chapitre La Russie et le virus de la liberté ; en revanche, j'ai été particulièrement séduit par les Mécanismes de l'utopie. Encore une fois, je m'amuse avant tout.
Cioran a, bien sûr, une vision très négative de l'humain, créature pour laquelle le mal semble inné : « Vivre véritablement, c’est refuser les autres ; pour les accepter, il faut savoir renoncer, se faire violence, agir contre sa propre nature, s’affaiblir ; on ne conçoit la liberté que pour soi-même ; on ne l’étend à ses proches qu’au prix d’efforts épuisants ; d’où la précarité du libéralisme, défi à nos instincts, réussite brève et miraculeuse, état d’exception, à l’antipode de nos impératifs profonds. » Ah, il y a un caractère cathartique indéniable à tout ce pessimisme ! Même si je ne partage pas vraiment ce point particulier : autrui peut être cause de liberté, j'en suis persuadé. Sur d'autres terribles affirmations, issues des errements de jeunesse de l'auteur, je me fais à l'inverse complice ricanant : « Mon projet était-il condamnable ? Il exprimait simplement ce que tout homme attaché à son pays souhaite au fond de son cœur : la suppression de la moitié de ses compatriotes. »
Ce qui ne mène qu'à la question suivante, plus lointaine dans le livre, que je me suis souvent posée en errant dans nos cités bondées : « Quelle que soit la grande ville où le hasard me porte, j’admire qu’il ne s’y déclenche pas tous les jours des soulèvements, des massacres, une boucherie sans nom, un désordre de fin du monde. Comment, sur un espace aussi réduit, tant d’hommes peuvent-ils coexister sans se détruire, sans se haïr mortellement ? »
Un classique sur la peur du vide, la quête désespérée du quelque-chose, confirmée par les neurosciences modernes : « C’est que la tyrannie précisément, on peut y prendre goût, car il arrive à l’homme d’aimer mieux croupir dans la peur que d’affronter l’angoisse d’être lui-même. » Donnez-moi une figure paternelle, un cadre dans lequel exister, une structure pour tuteurer ma flasque identité, n'importe laquelle !
L'Homme honnête est-il inévitablement nihiliste ? Cioran n'est certainement pas nihilisme : il croit, ou affecte de croire, en une essence corrompue de l'Homme ! «Méfions-nous de ceux qui souscrivent à une philosophie rassurante, qui croient au Bien et l’érigent volontiers en idole ; ils n’y seraient pas parvenus si, penchés honnêtement sur eux-mêmes, ils eussent sondé leurs profondeurs ou leurs miasmes ; mais ceux, rares il est vrai, qui ont eu l’indiscrétion ou le malheur de plonger jusqu’au tréfonds de leur être, savent à quoi s’en tenir sur l’homme : ils ne pourront plus l’aimer, car ils ne s’aiment plus eux-mêmes, tout en restant – et ce sera leur châtiment – plus rivés encore à leur moi qu’avant… » Il est vrai que cette perspective féroce a son petit charme esthétique, même si, encore une fois, Cioran en fait des tonnes, difficile de le prendre au sérieux ! J'aime mieux ce qui suit : « Pour que nous puissions conserver la foi en nous et en autrui, et que nous ne percevions pas le caractère illusoire, la nullité de tout acte, quel qu’il soit, la nature nous a rendus opaques à nous-mêmes, sujets à un aveuglement qui enfante le monde et le gouverne. Entreprendrions-nous une enquête exhaustive sur nous-mêmes, que le dégoût nous paralyserait et nous condamnerait à une existence sans rendement. L’incompatibilité entre l’acte et la connaissance de soi semble avoir échappé à Socrate ; sans quoi, en sa qualité de pédagogue, de complice de l’homme, eût-il osé adopter la devise de l’oracle, avec tous les abîmes de renoncement qu’elle suppose et auxquels elle nous convie ? » Ah, là, on touche juste. Toute introspection réelle n'a qu'une issue : une voie sans issue. Qu'on creuse un peu, et toujours on trouvera la même chose, c'est-à-dire rien. Or, on ne bâtit pas sur du rien ; alors, quand on fait face à la voie sans issue, difficile de résister à l'envie d'y peindre l'un ou l'autre trompe-l’œil, un horizon illusoire et fantasmagorique, nécessaire pour tromper les exigences irritantes des effets secondaires (indésirables) de notre intelligence bizarrement née de l'entrechoc des atomes.
Si leur trompe-l’œil est un peu plus écaillé, Cioran et ses lecteurs se trouvent d'autres plaisirs : « Il entre du bonheur dans l’acharnement à dénoncer la fragilité du bonheur. » Et si les vivants les exaspèrent, restent encore les morts : « Nous en voulons à tous ceux qui ont « choisi » de vivre à la même époque que nous, qui courent à nos côtés, gênent nos pas ou nous laissent en arrière. En termes plus nets : tout contemporain est odieux. Nous nous résignons à la supériorité d’un mort, jamais à celle d’un vivant. Nous étouffons auprès de nos émules ou de nos modèles : quel soulagement devant leurs tombes ! »
Diable, même les armes rouillées du vieux fou Pyrrhon ne seraient pas valables contre la vie et ses maux : « Puisque tout nous blesse, pourquoi ne pas nous enfermer dans le scepticisme et tenter d’y chercher un remède à nos plaies ? Ce serait là une duperie de plus, le Doute n’étant qu’un produit de nos irritations et de nos griefs, et comme l’instrument dont l’écorché se sert pour souffrir et faire souffrir. Si nous démolissons les certitudes, ce n’est point par scrupule théorique ou par jeu, mais par fureur de les voir se dérober, par désir aussi qu’elles n’appartiennent à personne, dès lors qu’elles nous fuient et que nous n’en possédons aucune. »
Et tous ces hommes d'esprit, ces intellectuels mortifères qui rêvent a l'utopie, ils oublient l'essentiel : « Les ténèbres y sont interdites ; la lumière seule y est admise. Nulle trace de dualisme : l’utopie est d’essence antimanichéenne. Hostile à l’anomalie, au difforme, à l’irrégulier, elle tend à l’affermissement de l’homogène, du type, de la répétition et de l’orthodoxie. Mais la vie est rupture, hérésie, dérogation aux normes de la matière. Et l’homme, par rapport à la vie, est hérésie au second degré, victoire de l’individuel, du caprice, apparition aberrante, animal schismatique que la société – somme de monstres endormis – vise à ramener dans le droit chemin. » Cioran venait peut-être de relire un peu de Nietzsche ! Quant à une certaine utopie, je note une petite phrase qui a bien vieilli : « La carrière réservée au communisme dépend de l’allure avec laquelle il dépensera ses réserves en utopie. »
Ah, et finissons sur l'essentiel, c'est-à-dire le terrible manque d’essentiel. L'humain, créature étonnante, est bien la seule à avoir développé ce besoin impossible à satisfaire. Quelle idée ! Ça ne peut être qu'une erreur, une conséquence imprévue d'autre chose, et pourtant c'est la clé de voute : « L’histoire ne serait-elle pas, en dernière instance, le résultat de notre peur
de l’ennui, de cette peur qui nous fera toujours chérir le piquant et la
nouveauté du désastre, et préférer n’importe quel malheur à la stagnation ?
L’obsession de l’inédit est le principe destructeur de notre salut. Nous
marchons vers l’enfer dans la mesure où nous nous éloignons de la vie
végétative, dont la passivité devrait constituer la clef de tout, la réponse
suprême à toutes nos interrogations ; l’horreur qu’elle nous inspire a
fait de nous cette horde de civilisés, de monstres omniscients qui ignorent l’essentiel. »
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