J'ai fortement envie de lire Determined: A Science of Life without Free Will, le dernier livre de Robert Sapolsky, auteur du très bon Behave. Donc, empli d'un fort regain de curiosité envers l'idée de libre arbitre, je me suis retrouvé à écouter ce monologue de Sam Harris, de la même façon que j'écoute toute sorte de podcasts en faisant d'autres trucs, notamment m'activer au jardin. J'ai été touché par une idée que je n'ignorais pas, mais qui ne m'avait jamais frappé de façon aussi consciente : le fait que la pensée, qui est à la base de l'identité et d'une potentielle impression de libre arbitre, surgit de nulle part. (De nulle part par rapport à notre conscience, pas par rapport à la chaine causale qui est nécessairement à son origine.) C'est un fait intimement vérifiable. Ça a l'air de rien, et pourtant : si on ne contrôle aucunement les pensées qui germent dans notre esprit, comment peut-on contrôler quoi que ce soit d'autre ? D'autant plus que ce sont les pensées qui causent le moi, et non l'inverse.
Il y a quelques semaines je parlais de libre arbitre avec quelqu'un de très véhément. Cette personne avait une perspective extrêmement déterministe, peut-être plus encore que moi en un sens, mais son déterminisme radical restait culturel et psychologique. A mon sens, pour véritablement réaliser l'absence de libre arbitre, il convient de faire un pas de recul. En prenant en compte une perspective physique, on tire une croix sur l'essentiel des potentiels : on ne peut rien faire qui n'obéisse aux lois de la physique. Ensuite, en prenant en compte une perspective biologique, on réalise que l'intégralité des actions réalisées par les êtres vivants sont des adaptations à un contexte environnemental dans le but de survivre, se reproduire, et parfois assurer la survie de sa progéniture. A peu près tous les comportements sont des variations sur ces thèmes primaires, et non, ce n'est pas du libre arbitre que de choisir une stratégie de survie plutôt qu'une autre : la vie n'existe que parce qu'elle développe un vaste spectre de stratégies. Pour citer Nietzsche en première page du Gai Savoir : « J'ai beau considérer les hommes d'un bon ou d'un mauvais œil, je ne les vois jamais appliqués qu'à une tâche : à faire ce qui est profitable à la conservation de l'espèce. » Ensuite, certes, viennent culture et psychologie. Mais même s'il existait (et je ne crois pas qu'il existe) un libre arbitre à ce niveau, même si chacun avait le choix entre être chrétien ou musulman, ambitieux ou désintéressé, manger du steak ou du tofu, on comprend que ce ne serait qu'une pâle ombre de l'idée de libre arbitre.
Revenons au petit livre de Sam Harris. On y retrouve pour l'essentiel la même chose que dans le monologue cité plus haut. L'intention de faire une chose plutôt qu'une autre ne trouve pas son origine dans la conscience, mais apparait dans la conscience. Nous ne savons pas ce que nous avons l'intention de faire jusqu'à ce que l'intention apparaisse.
Trois approches classiques en philosophie :
- Le déterminisme : notre comportement est entièrement déterminé par un enchainement en causes.
- Le libertarianisme : notre comportement est entièrement déterminé par un enchainement en causes, mais le libre existe néanmoins, sur un plan situé en dehors de monde physique.
- Le compatibilisme : le libre arbitre est compatible avec la véracité du déterminisme.
Sam Harris est éloquent dans ses arguments démontrant l'intenabilité du compatibilisme, et le livre étant déjà très dense, je ne vais pas les recopier. J’apprécie la façon dont il ne se lance pas dans de grands arguments philosophiques mais ancre ses arguments dans l'expérience de la subjectivité quotidienne.
Avant de conclure, un mot sur un argument commun : « si j'avais voulu, j'aurais pu choisir autre chose » (en parlant d'un récent petit choix du quotidien). Tout d'abord, d'où vient ce vouloir, ce choix ? La personne pourra rationaliser après coup, mais le fait est que ce choix apparait dans l'esprit comme venu de nulle part. Continuons : si on remonte le temps magiquement et qu'on retrouve la personne juste avant ledit choix, son état d'esprit sera nécessairement le même que quand le choix a été fait pour la première fois, et un état d'esprit donné ne peut mener qu'à un choix donné, ce qui enlève toute illusion de libre arbitre. Ceci dit, même si la personne pouvait faire un autre choix à partir du même état d'esprit, ce ne serait aucunement du libre arbitre, mais juste du chaos.
« Clearly, we can respond intelligently to the threat posed by dangerous people without lying to ourselves about the ultimate origins of human behavior. »
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