jeudi 7 novembre 2019

Le gai savoir - Nietzsche

Le gai savoir - Nietzsche

Le gai savoir (1882) trouve sa place entre Aurore (1881) et Ainsi parlait Zarathoustra (1883). Un rythme de production dense, donc, et on perçoit dans chaque volume ce qui va faire naitre le suivant. Le gai savoir m'a fait un peu la même impression que les précédents volumes de Nietzsche : comme il passe beaucoup de temps à tourner et retourner autour des mêmes sujets, plus on avance dans le livre, moins l'impact est fort, même ne le lisant pas d'une traite comme un roman. Ici Nietzsche enrobe ses aphorismes par deux petits assemblages de poèmes, et le tout est précédé d'une introduction écrite quelques temps plus tard.

Cette intro est particulièrement lyrique et enflammée. Nietzsche y évoque essentiellement son rapport à la maladie et à la douleur : « Vivre — cela signifie pour nous : changer constamment en lumière et en flamme tout ce que nous sommes ; de même, aussi, transformer tout ce nous frappe ; nous ne saurions absolument pas faire autrement. » C'est grandiloquent, certes, mais objectif est certain atteint : j'ai envie que Nietzsche soit mon ami et d'aller me balader dans les montagnes avec lui.

Je passe sur les poèmes, je vais déjà passer assez de temps à écrire ceci. Le premier aphorisme frappe très fort, dès sa première phrase : « J'ai beau considérer les hommes d'un bon ou d'un mauvais œil, je ne les vois jamais appliqués qu'à une tâche : à faire ce qui est profitable à la conservation de l'espèce. » Mais pas par choix : « parce que cet instinct est absolument l'essence de l'espèce grégaire que nous sommes. » Il me semble que le grégaire est un peu superflu : une espèce n'a pas besoin d'être grégaire pour que sa conservation soit son but unique. Et, plus intéressant, le propos de Nietzsche est que la classification classique des humains en bons et mauvais n'est pas pertinente car même le mauvais contribuent à cette grande préservation. Il est une sorte d'excitant, d'épée de Damoclès stimulante. « La haine, la joie de détruire, la soif de rapine et de domination, et tout ce qui par ailleurs est décrié comme méchant : tout cela appartient à l'étonnante économie de la conservation de l'espèce, à une économie sans doute couteuse, gaspilleuse, et dans l'ensemble prodigieusement insensée — mais on peut prouver qu'elle a conservé notre espèce jusqu'à ce jour. » En effet, difficile de prouver le contraire.

31. Nietzsche, comme souvent, se projette dans un futur lointain. Il compare la chasse au commerce, en tant qu'activité autrefois nécessaire à tous et aujourd'hui luxe pour le plaisir de quelques-uns. Et si le commerce lui aussi devenait un luxe inutile ? Et la politique ? Nietzsche n'est-il pas en train d'imaginer une société de l'abondance ?

54. La conscience comme entassement d'atavismes qui se donnent des airs : « J'ai découvert pour ma part que la vieille humaine animalité, voire la totalité des temps originels et du passé de tout être sensible continuaient en moi à poétiser, à aimer, à haïr, à construire des déductions, — je me suis brusquement réveillé au milieu de ce rêve, mais rien que pour prendre conscience que je ne faisais que rêver et qu'il me faudra continuer de rêver encore pour ne point périr : comme il faut que le somnambule continue de rêver pour ne pas faire de chute. »

109. « Gardons-nous de déclarer qu'il y a des lois dans la nature. Il n'y a que des nécessités : là nul ne commande, nul n’obéit, nul ne transgresse. Dès lors que vous savez qu'il n'y a point de but, vous savez aussi qu'il n'y a point de hasard. Ce n'est qu'au regard d'un monde de buts que le mot hasard a un sens. » Ainsi Nietzsche s'attaque au hasard non pas tant pour démontrer un déterminisme qui lui serait opposé que pour présenter l'idée même de hasard comme supposant bien trop d'ordre.

111. Sur l'inévitabilité de la nature humaine, voire de la nature de la vie : « Nul être vivant ne se serait conservé, si la tendance contraire à affirmer plutôt qu'à suspendre le jugement, à errer et à imaginer plutôt qu'à attendre, à approuver plutôt qu'à nier, à juger plutôt qu'à être équitable — n'avait été stimulée de façon extrêmement forte. » Ainsi nos prétentieuses pensées : «l'antique mécanisme se déroule à présent en nous de façon si rapide et si dissimulée que nous ne nous apercevons jamais que du résultat de la lutte. »

179. Toujours la même idée : « Les pensées sont les ombres de nos sentiments — toujours obscures, plus vides, plus simples que ceux-ci. » Je réalise que c'est sans doute le thème qui me touche le plus chez Nietzsche : la critique de la valeur de l'intelligence humaine via une sorte de psychologie évolutionnaire.

338. Sur une certaine « nécessité personnelle du malheur » : « Car bonheur et malheur sont deux frères jumeaux qui ou bien grandissent ensemble ou bien, comme c'est le cas chez vous, —  demeurent petit ensembles ! » Nietzsche s'adresse ici aux adeptes de la religion théoriquement compassionnelle. J'aime cette idée de la capacité au bonheur comme écho de la capacité à la douleur. J'en parlais il y a quelques temps à un oncle qui n'était pas d'accord. Il me semble que, dans mon propre paysage mental, les deux sont en effet des jumeaux : ou plutôt les deux choses sont un arbre, l'une est le tronc qui jette son feuillage vers le soleil, l'autre constitue les racines qui vont chercher leur nourriture loin dessous, et les deux grandissent inévitablement ensemble. Et pour développer ces jumeaux, ou cet arbre : « Vis dans l'ignorance de ce qui semble le plus important à son siècle ! Mets entre aujourd'hui et toi-même au moins l’épaisseur de trois siècles ! » Et une conclusion que j'aime voir comme presque épicurienne : secourir non pas le monde, mais ses amis, et les secourir par la joie — cette joie qui nécessite l'entièreté de l'arbre.

351. Nietzsche évoque pour la première fois l'amor fati, il annonce Zarathoustra, mais finissons plutôt sur une pique envers le religieux : « l'âme a aussi besoin de cloaques pour ses ordures ». Quel dommage, les racines de l'arbre ne demandent qu'à s'en nourrir.

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