On trouve dans ce pavé le meilleur de Jared Diamond, mais pas que. D'un côté, il y a les considérations anthropologiques, passionnantes. Diamond s'appuie sur son expérience intime de la Nouvelle-Guinée, territoire à l'incroyable foisonnance de vie, de cultures et de langages (on y trouve ou trouvait 1000 des 7000 langages connus). La Nouvelle-Guinée a aussi cet incroyable avantage, si on peut dire, d'abriter de nombreux peuples qui n'ont été « contactés » que très récemment, au cours du vingtième siècle. Bref, Diamond n'oublie pas de se pencher sur d'autres régions du monde, pimente le tout de quelques anecdotes personnelles très plaisantes à lire, et se met à tenter de comprendre comment vivaient les petites sociétés primitives.
Hélas, quand Diamond cherche à en tirer des leçons et se met à parler de la modernité... Eh bien, je n'irai pas jusqu'à dire que c'est mauvais, loin de là, mais disons que le niveau n'est pas follement élevé ; ça édifierait certainement un lycéen, mais guère quelqu'un de raisonnablement cultivé. Oui les langages disparaissent, oui il y a des avantages au bilinguisme, oui les américains mangent mal, oui il y a une atomisation sociale dans les sociétés modernes, etc. Donc j'ai sauté pas mal de pages, surtout dans le dernier tiers.
En revanche, je fais plus confiance à Diamond qu'à d'autres anthropologues idéologues, par exemple ceux de Au commencement était. S'il est biaisé, il le cache bien. Il a l'avantage d'avoir passé une partie non négligeable de sa vie sur le terrain, au contact des autochtones. Un point particulièrement marquant, sur cette absence d'idéalisation des société primitives, est son évocation de la façon dont les autochtones ont une tendance non négligeable à accueillir à bras ouverts la « modernité ». Déjà, parce que l’État (chose nouvelle) met fin aux souvent incessantes guerres tribales et autres vendettas, et aussi pour le confort : vêtements, nourriture, médecine, un toit sur la tête, ou même un simple parapluie. Difficile de dire non à tout ça. Je soupçonne que ceux qui tendent vers le nomadisme (le côté chasseurs-cueilleurs) sont plus difficile à convaincre que les sédentaires coincés entre des voisins agressifs.
En Nouvelle-Guinée traditionnelle, la densité de population était relativement élevée, et il est frappant de constater à quel point la violence était commune. Les guerres tribales, en proportion de la population, tuaient beaucoup, beaucoup plus que les guerres modernes, y compris les deux guerres mondiales. Le rapport aux frontières est saisissant : des groupes littéralement voisins parlent des langues différentes, se considèrent mutuellement comme des sous-humains, observent des frontières strictes ou controversées selon des règles complexes, et leurs relations sont parsemées de meurtres, guerres, intermariages, droits de passages, conflits de territoire, etc. Comme entre deux États en tension mais à une échelle microscopique. (Par rapport à la modernité, il y avait beaucoup plus de coopération d'endogroupe mais beaucoup plus de violence d'exogroupe.) Globalement, plus une société est sédentaire (grâce à l'agriculture ou une source de ressource abondante), plus elle a une forte tendance au territorialisme. A l'inverse, chez les chasseurs-cueilleurs, le rapport à l'espace est généralement moins claustrophobique.
Dans le même ordre d'idée, selon Diamond, le concept de voyage, disons, était complètement inexistant tant le moindre étranger était immédiatement perçu comme une menace à éliminer. En effet, un étranger a peut-être des intentions innocentes, mais peut-être qu'il est là pour continuer une vendetta décennale, et les humains réagissent inévitablement en se basant sur les probabilité négatives, car c'est une question de vie ou de mort. Pour trouver un terrain d'entente avec un étranger, il fallait réussir à trouver un lien de parenté, parfois en s’asseyant et en énumérant tous les gens que l'on connait. D'ailleurs, on peut clairement observer la culture sous la poigne de l'évolution : dans toutes les vendettas et tueries, la meilleure façon de s'en sortir était le lien de parenté. On peut noter une certaine absence de l'idée d'amitié au sens moderne : soit un individu était un membre du groupe, soit il ne l'était pas.
Un petit paragraphe édifiant qui évoque à la fois les origines des conflits, l'origine de l'argent et les rapport entre les genres. C'est assez croustillant et je me contente de le reproduire :
As for New Guineans ranking pigs on a par with women as causes of war, recall that pigs to a New Guinean are not mere food and the largest available source of protein: they are the main currency of wealth and prestige, and are convertible into women as essential components of bride-price. Like women, pigs are prone to wander and desert their "owners", are easily kidnapped or stolen, and thus provoke endless disputes.Si je tends à être sceptique quand Diamond tente de faire des comparaisons de valeurs entre sociétés primitives et modernes, il y a une qui me semble pertinente : le traitement des enfants. L'enfant a tendance à être beaucoup, beaucoup plus proche de la mère, à avoir accès presque à volonté à l'allaitement jour comme nuit (l'enfant dort avec la mère presque contre sa poitrine), et globalement à moins pleurer car ses besoins sont plus immédiatement satisfaits. Cela a aussi pour effet de retarder la possibilité physiologique pour la mère d'enfanter à nouveau grâce à des pirouettes hormonales un peu obscures. L'autonomie laissée à l'enfant est également surprenante, du bébé qui joue avec un couteau ou un feu sous les yeux imperturbables de la mère, à l'enfant de 10 ans qui se barre une semaine dans la forêt, de sa propre volonté, pour accompagner Diamond. L'idée de punition semble être liée au type de société : chez les chasseurs-cueilleurs, peu de punition (car peu d'enjeux), chez les agriculteurs, plus de punition (plus d'enjeux avec les stocks), et encore plus de châtiments chez les éleveurs (forts enjeux liés aux troupeaux). Parfois, les mères avaient l'autonomie de tuer le nouveau-né si la situation ne permettait pas une survie probable, par exemple en cas de jumeaux : impossible pour une nomade de transporter deux enfants en plus du barda habituel.
Et j'ai appris un truc passionnant : pourquoi ces sociétés primitives, qui pratiquaient l'agriculture dans une certaine mesure, choisissaient d'avoir une dizaine de petits jardins éparpillés dans une très vaste zone au lieu d'un grand jardin optimisé ? A première vue, ça semble être un stupéfiant manque d'efficacité : ils passent plus de temps à marcher de jardin en jardin qu'à les travailler ! Il a fallu un certain temps pour que les occidentaux comprennent. L’objectif de ces agriculteurs primitifs n'est pas de maximiser leur récolte moyenne mais de ne jamais passer sous la barre de la famine. Et là, ça fait sens. D'un point de vue moderne, on fait un joli champ bien optimisé, et même si une année il est ravagé par une tempête ou une maladie, on a toujours, en moyenne, de super récoltes. Mais dans une société primitive, quand une année de récolte est ravagée, il n'y a pas de commerce possible pour s'en sortir, et tout le monde crève. Donc, en multipliant les jardins dans des environnements différents, on réduit drastiquement les chances que tous soient ruinés par la météo, la sécheresse, une maladie, des ennemis, des animaux sauvages, des problèmes de fertilité, etc.
Alors, au final, d'où viennent les comportements humains ? Ce n'est pas un scoop, mais ma perspective est renforcée par cette lecture de Diamond : à vue de nez, une grande majorité de pure biologie — les comportements étant des réponses situationnelles façonnées par l'évolution pour atteindre subsistance et reproduction — et une louche de chaos mémétique, le genre de truc qu'on appelle culture, et qui est aussi la conséquence du processus évolutionnaire, conséquence un poil moins directe — le bruit de la sélection naturelle. Par exemple, la religion en temps que conséquence des uniques capacités du cerveau humain à déduire cause, effet et intention, à formuler des explications causales.
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