samedi 22 février 2020
La généalogie de la morale - Nietzsche
Dans La généalogie de la morale (1887), qui fait suite à Par-delà bien et mal, Nietzsche s'éloigne légèrement de son format aphoristique habituel : le livre est divisé en trois parties qui sont des chacune divisées en des aphorismes assez longs qui ressemblent plus à des chapitres. Cependant, l'ensemble conserve cette vivacité presque chaotique qui fait le charme de l'écriture de Nietzsche. Son aristocratisme de l'esprit, qui se développe ici, n'est pas nécessairement à prendre au premier degré : Nietzsche, tout en détruisant, exhorte à l'avancée, à l'élévation : que son lecteur s'extraie des ruines pour explorer un monde neuf, un monde qu'il doit garder neuf.
Du premier tiers, intitulé « Bon et méchant », « Bon et mauvais », je retiens surtout la différence que Nietzsche fait entre « esclaves » et « maîtres », mots pour lesquels il a évidemment son sens bien à lui : « Alors que toute morale aristocratique naît d'un oui triomphant adressé à soi-même, de prime abord la morale des esclaves dit non à un "dehors", à un "autre", à un "différent de soi-même", et ce non est son acte créateur. » (10) Ainsi une opposition entre deux bases pour l'être : un amour de l'intérieur contre un rejet de l'extérieur. Plus loin : « Ne pouvoir prendre longtemps au sérieux ni ses ennemis, ni ses échecs, ni même ses propres méfaits — voilà le signe des natures fortes et accomplies auxquelles une surabondance de force plastique permet de se régénérer, de guérir, et même d'oublier. » (10) Il y a dans donc ces « natures fortes » une sorte de détachement qui n'est pas, comme on le verra de l'ascétisme ; détachement qui est finalement un amour de la vie, un lien plus étroit avec la nature même de la vie. Et ce lien ne va pas de soi : « De même, en effet, que le peuple distingue la foudre de son éclat et prend ce dernier pour une action, pour l'effet causé par un sujet qui s'appelle foudre, de même la morale populaire distingue la force de ses manifestations, comme si l'homme fort cachait un substrat neutre, auquel il serait loisible de manifester ou non de la force. » (13) J'imagine fort bien Ayn Rand lire ces lignes. Et s'y identifier.
La seconde partie a pour titre : La « faute », la « mauvaise conscience ». Encore une fois, Nietzsche prend du recul pour s'attaquer à la morale : « Parler de justice et d'injustice en soi n'a pas de sens, en soi l'infraction, l'exploitation, la violation, la destruction ne peuvent évidemment pas être "injustes", puisque la vie procède essentiellement, c'est-à-dire dans ses fonctions élémentaires, par infraction, exploitation, violation, destruction, et qu'elle ne peut être pensée sans cela. » (11) Vraiment ? Sans aller jusqu'à nier cette affirmation, je serais tenté de la transformer en question. Selon Nietzsche, le but de toute vie serait de créer des unités de puissance plus élevée. Plus loin, les racines de la mauvaise conscience, et de l'âme, pendant qu'on y est, en quelques mots : « Tous les instincts qui ne se libèrent pas vers l'extérieur, se retournent vers le dedans — c'est ce que j'appelle l'intériorisation de l'homme : voilà l'origine de ce qu'on appellera plus tard son "âme". » (16) La même idée, reformulée : « Cet instinct de liberté rendu latent par la violence — nous l'avons déjà compris — , cet instinct de liberté refoulé, rentré, retenu captif à l'intérieur et ne trouvant plus dès lors à se déchaîner et à s'épancher que sur lui-même : c'est cela, rien que cela, la mauvaise conscience à ses débuts. » (17)
On passe à la troisième partie, la plus importante : Que signifient les idéaux ascétiques ? Ici, comme le titre l'indique, Nietzsche s'attaque à l'ascétisme, essentiellement religieux, mais aussi philosophique. En fait, il s'attaque à quasiment tout. Sa position est souvent ambigüe. En effet, il est difficile de séparer la vie philosophique d'un certain ascétisme : Nietzsche lui-même menait une vie globalement sobre et consacrée au travail. À ce sujet, une sentence qui me plait beaucoup : « Car nous, philosophes, nous avons avant tout besoin qu'on nous laisse en paix avec "l'actualité". Nous vénérons tout ce qui est silencieux, froid, noble, tout ce qui est passé et lointain, enfin tout ce dont l'aspect n'oblige pas l'âme à se défendre et à se fermer — tout ce à quoi l'on peut parler sans parler fort. » (8) Oui, oui, tout à fait. Mais bien sûr, tout cela n'est pas incompatible avec la vitalité, l'énergie, l'instinctif. Je saisis en passant une charmante définition de Dieu : « je ne sais quelle araignée de la finalité et de la moralité cachée derrière le grand filet de la causalité. » (9) L'ascétisme comme étape naturelle du développement de la figure du philosophe : la mortification, le rejet du réel, le masque de la contemplation, étaient les seuls positions possibles pour l'humain prédisposé à la philosophie dans un monde social qui lui est hostile. (10) L'ascète cherche à vaincre la vie en retournant ses énergies contre lui-même, cible plus facile que le monde, en somme : « l'idéal ascétique a sa source dans l'instinct de défense et de salut d'une vie en voix de dégénération, qui cherche à subsister par tous les moyens et lutte pour son existence ; il indique une inhibition et une fatigue psychologiques partielles contre quoi les instincts de vie les plus profonds, restés intacts, ne cessent de combattre pour l'invention de nouveaux moyens. » (13) Ainsi l'ascétisme comme un outil de plus de la vie pour préserver la vie : tenir, subsister, à tout prix.
Sur la fin, Nietzsche s'attaque à la vérité et à la science : «... cette volonté absolue de vérité, c'est, qu'on ne s'y trompe pas, la foi dans l'idéal ascétique lui-même, quand bien même celui-ce ne serait que son impératif inconscient — c'est la foi dans une valeur métaphysique, dans une valeur en soi de la vérité... » (24) Ainsi la science ne serait pas l'ennemie de l'idéal ascétique. Pour Nietzsche, faute de vérité préétablie, toute science a besoin d'une hypothèse initiale, donc d'une philosophie initiale. « Science et idéal ascétique reposent tous deux sur un seul terrain : sur la même surestimation de la vérité... » (25) Si dans les visions théistes l'humain est proche du centre du monde, « Depuis Copernic, l'homme semble avoir été mis sur une pente — il s'éloigne de plus en plus vite du centre — pour aller où ? au néant ? » (25) Ainsi le théisme laisse derrière lui un vide béant, et je dirais que c'est pour cela qu'il s'attarde : aucun remplacement efficace n'a été trouvé. Toute souffrance est tolérable, pourvu qu'on montre a celui qui la subit « le sens, le pourquoi de la souffrance. » (28) Les derniers mots résonnent encore puissamment : « L'homme aime mieux vouloir le néant que ne pas vouloir... »
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