samedi 11 mai 2019

La Montagne Magique - Thomas Mann

La Montagne Magique - Thomas Mann

Avec La montagne magique, Thomas Mann s'attaque au passage du temps et à la passivité humaine. On pense à Oblomov, un prédécesseur, et au Désert des tartares, un successeur, avec lequel il partage d'une façon remarquable ces thèmes centraux. Deux autres romans volumineux, Le jeu des perles de verre et L'homme sans qualités, revenaient régulièrement dans mon esprit. Non seulement eux aussi se penchent sur ces thèmes, mais ils ont le même côté extrêmement bavard, riche en digressions et abstractions, qui vient plus ou moins entraver la lecture.

Il me semblerait difficile de parler de ce livre sans évoquer la façon dont j'ai été en contact avec lui. L'été dernier, j'ai voyagé pendant un certain temps dans les Balkans et en Grèce. Antoine, compagnon de voyage, avait avec lui sa fidèle Montagne magique. J'avais moi-même mes propres livres, mais, dans les longs moments d'attente, ou quand je n'avais plus rien à lire et devais patienter jusqu'à ce qu'on se retrouve dans une ville de taille respectable pour trouver une librairie, le lorgnais sur la Montagne. Au fil de sa lecture, Antoine me racontait les paisibles aventures de Hans Castrop, et parfois me lisait des passages à haute voix. Je me souviens très clairement de certains jours (notamment dans ce village isolé des montagnes de Macédoine) où, toutes mes lectures épuisées, je jalousais Antoine, qui tenait l'épais volume entre ses mains. Mais c'était adapté : je m'amusais à relever les points communs (certains réels, d'autres plus douteux) entre Hans et Antoine, qui jouait le jeu. Puis, une fois le long voyage terminé, Antoine m’exhortait régulièrement à lire la Montagne. Le moment est enfin venu récemment, au cours d'un autre voyage : un sac à dos, une amie autrichienne, et les chemins de pèlerinage espagnols. Vraiment, c'est une lecture adaptée à l'itinérance : alors que l'on bouge en permanence, que l'on est hyperactif, se plonger dans l'immobilité de Hans est comme un retour à l'équilibre. Pour nous, chaque jour est riche en nouveautés, et ainsi le temps s'allonge, chaque heure est plus riche. Mais pour Hans, chaque jour est le même, répété à l'infini, et pour lui le temps disparait, une année devient un mois, puis une heure, et, à force de ne rien faire, le temps perd tout sens. Je lisais ainsi, dans les auberges, jouissant de l'écriture superbement habile de Mann qui décrit une journée en cent pages et des années en une ligne.

Mais, vers la fin de la marche, surprise : j'ai oublié ma Montagne dans l'auberge précédente. Coup du sort, cette révélation intervient à la fin d'une journée particulièrement intense : 40km de marche en montagne, au cœur du Camino Salvador. Je suis épuisé, vidé, et sans mon livre, je me laisse aller à rester allongé sur le lit à baldaquin dont j’occupe l'étage supérieur, comme Hans pendant les cures de repos qui occupent la plupart de ses journées. Mais lui se complait dans la passivité, à tel point que le repos devient l'activité, tandis que moi, à ce moment précis, mon repos est mérité, nécessaire. Mon corps hurle son mécontentement pour la façon dont je l'ai traité, mais au fond, il est secrètement ravi : il a eu l'occasion de se rappeler ce dont il était capable, ce qu'il pouvait endurer, et il en retire une nouvelle énergie. A l'avenir, il pourra ajouter ce souvenir à quelques autres, et se dire : « Oui, j'ai fait ça ! Ha ha ! » Hans, à l'occasion d'une ballade en ski, effleure ce genre de sentiments : il est pris dans une tempête de neige, et alors que son cerveau est envahi par des signaux chimiques d'urgence, le temps se dilate, ralentit, et l'existence se fait plus dense, solide, réelle. Il aurait dû en tirer une leçon : fuir le sanatorium. Nous aussi, sur le chemin, somme pris dans une tempête de neige. Certes, pas en montagne, mais tout de même : un vent puissant et glacial, une neige étonnamment dense, et rien pour s'abriter. Comme Hans avec ses skis, il nous faut malgré tout avancer, avaler les kilomètres, s'entêter pendant des heures, trempés, dévorés par le froid, rigolant nerveusement. Et le rire n'est pas que nerveux, il est sincère, volontaire, car nos sens et notre esprit sont en éveil d'une façon délicieusement primaire.

Enfin bref, j'ai perdu ma Montagne. Le voyage prend fin, je rentre chez moi, et quelques jours plus tard, je m'achemine à la bibliothèque pour trouver un nouvel exemplaire. Mais l'écriture de Mann, dans la chaise longue entre les vastes rayons de livres, ou dans la boite qui me sert d’appartement, dans l'immobilité de mon fauteuil Ikea, me pèse plus que jamais. Les moments de narration les plus brillants, comme les longues et croustillantes discussions entre Hans et Clawdia, son « amante », ou ce superbe point final apporté à la relation entre l'humaniste Settembrini et le négatif Naphta, sont toujours aussi fins et percutants. Mais, dans les intervalles, on butte sur les interminables discussions abstraites, sur les digressions intempestives, les développements disproportionnés, et la prose de Mann n'emporte plus guère, elle bloque. Tant pis : maintenant que ma vie est à nouveau statique, sédentaire, je suis redevenu moins tolérant à l'étirement, mon temps est désormais une marchandise pour laquelle une infinité d'acheteurs sont en compétition, et j'ai l'impression que Mann le traite à la légère. Alors, de la même façon que Hans, la pensée paresseuse, n'écoute ses deux mentors que d'une façon floue et confuse, je m'abaisse à lire quelques pages en diagonale. Cependant, je me sens tout excusé : c'est comme si Mann, explorant le rapport au temps, jouait avec la façon son lecteur le perçoit. Ainsi, c'est peut-être le seul roman où l'inégalité entre les passages captivants et d'autres, bien moins accessibles, ou même franchement ennuyeux, me semble faire intégralement et consciemment faire partie de l’œuvre. Mais je crois que je me fais des idées.  

990 pages, 1924, livre de poche

3 commentaires:

  1. Qu'est-ce que j'avais aimé ce livre !
    C'est marrant comme le contexte a son importance dans l'appréciation ou non d'un livre.
    Joli voyage, au passage.

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    1. Je ne sais pas s'il de meilleur contexte, pour n'importe quel livre, que le luxe trop rare de lire en voyage !

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  2. Bonjour, voilà un roman que m'avait conseillé ma maman. J'ai découvert Thomas Mann à cette occasion. Un immense roman. En revanche, lire en voyageant, j'ai du mal. Bonne journée.

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