dimanche 28 juillet 2024

Océanique - Greg Egan

Océanique - Greg Egan

Troisième recueil des nouvelles de Greg Egan en français, après les brillants Axiomatique et Radieux. Ici j'ai trouvé le niveau moyen peut-être légèrement inférieur (sans doute car je commence à être très familier avec l'auteur) mais ça reste le haut du haut du panier de la SF contemporaine.

Gardes-frontières (2/5)

Une suite à En Apprenant à être moi et Plus près de toi, nouvelles présentes dans Axiomatique. C'est un choix étonnant pour ouvrir ce recueil : ce statut de suite ne rend pas cette nouvelle très accessible, d'autant plus qu'elle débute par une longue scène de « football quantique » difficilement compréhensible. Ensuite, on retrouve un contexte habituel de Greg Egan : un univers post-mort où des humains virtualisés vivent éternellement dans des cités virtuelles, et ce contexte est pour moi quoi toujours aussi plaisant à explorer. Ici, chacun se livre donc à des jeux et à l'étude. Le focus de la nouvelle est sur un personnage qui a connu l'ancienne humanité et qui se souvient de la puissante et stimulante épée de Damoclès qu'était la mort ; 7000 ans plus tard, cette personne est toujours traumatisée par des horreurs vécues au cours de son antique vie charnelle. J'ai hélas trouvé que, cette fois, Greg Egan ne parvenait pas à convaincre sur le plan humain et ce drame intime n'a pas su me toucher.

Les Entiers sombres (4/5)

Encore une suite, cette fois à Radieux, du recueil éponyme. Il n'y a plus le charme de la découverte, ni la qualité d'une narration aussi esthétique et limpide, mais on replonge avec plaisir dans les mystères de ces mathématiques alternatifs qui hébergent une civilisation aux intentions ambiguës.

Mortelles ritournelles (5/5)

Une petite nouvelle simple et réussie. Le narrateur est spécialisé dans la musique publicitaire, et voilà qu'une nouvelle méthode de génération algorithmique de musique se propose de révolutionner l'industrie. Et ça marche : des mélodies horriblement inoubliables. Par contre, pour les quelques malheureux, tel notre narrateur, qui ont le malheur d'avoir une profonde sensibilité musicale, c'est le début de l'enfer. Le final boucle cette petite histoire avec une grande élégance : si entre la génération de richesse et la préservation de la sensibilité artistique il fallait choisir une alternative et éliminer définitivement l'autre... eh bien, tant pis pour les sensibles. La parabole fonctionne, c'est indéniable.

Le Réserviste (3,5/5)

Comme dans d'autres nouvelles de Greg Egan, les riches utilisent la bio-ingénierie pour s'élever encore plus loin des simples mortels, cette fois en cultivant des clones qui servent de stocks d'organes et de corps de substitution pour s'y faire greffer leur cerveau et ainsi avoir un joli corps tout neuf. L'idée n'est pas neuve, mais Egan la traite bien et peint efficacement ce petit monde de richissimes imbus d'eux-mêmes qui font tout pour atteindre l'immortalité et profiter de leurs dividendes jusqu’à la fin des temps. Dommage que la chute, où le protagoniste se retrouve piégé dans un corps indésirable, soit prévisible et, surtout, trop peu justifiée, ce qui la rend peu efficace narrativement.

Poussière (2/5)

Bizarre : j'ai l'impression d'avoir déjà lu cette nouvelle. Le coup du gars qui virtualise une copie de lui-même pour faire des expériences, la copie qui ne tolère pas sa situation et veut se désactiver, sauf que l'original ne le laisse pas faire... c'est terriblement familier. Cette nouvelle étant apparemment inédite dans ce recueil, peut-être Greg Egan a-t-il utilisé la même idée dans un de ses romans ? Quoi qu'il en soit, ces expériences entre copie et original ne sont guère passionnantes et mènent à l'idée à mon sens très douteuse, et peu satisfaisante narrativement, qui occupait le cœur de La Cité des Permutants.

(J'ai vérifié : c'est la bien la nouvelle qui a été écrite avant La Cité des Permutants et que Greg Egan a ensuite développé en roman. Il s'y passe donc bien les mêmes choses, et oui, j'ai bien déjà lu tout ça.)

Les Tapis de Wang (probablement 5/5 mais...)

Comme pour la précédente nouvelle, il se trouve que j'ai déjà lu celle-là, sous une autre forme. C'est en fait la nouvelle qui est à l'origine du roman Diaspora, dans lequel elle a été insérée telle quelle, ou presque. C'est assez frustrant, il faut bien l'avouer. Ceci dit, cette nouvelle est fort riche, aussi bien avec le concept de la diaspora (qui méritait en effet d'être développé en roman) et la forme de vie computationnelle éponyme (concept fascinant mais je ne suis toujours pas certain d'avoir bien compris d'où sortaient les computations). 

Océanique (5/5 avec félicitations du jury)

Du grand Greg Egan. Si une bonne partie de ses textes évoquent un futur où les humains sont dématérialisés, virtualisés, il explore ici un retour au corps de ces humains blasés. La narration se déroule sur une planète qu'on devine terraformée puis peuplée par ces humains démiurgiques qui appartiennent désormais à un passé vieux de 20000 ans. Le narrateur, l'un des millions de leurs descendants, après une expérience religieuse subjective mais extrêmement forte, se tourne de tout son cœur vers l'une des religions locales (toutes ont tendances à diviniser certains de ces lointains humains démiurgiques). Toute la trame explore la lente déconstruction de sa religion par le narrateur, jusqu'à une compréhension intime de la biochimie de l'expérience religieuse.

Cette trame fonctionne à merveille, d'autant plus qu'Egan prend son temps : il installe les enjeux éthiques et philosophiques pour les dénouer esthétiquement par la suite tout en développant des détails dont il aurait aisément pu se passer, notamment les interrogations existentielles des autochtones concernant leur origine, et le bizarre échange de sexe qui pour ces humains-là a lieu à chaque relation sexuelle (« Et j'ai dit tout à l'heure que les Anges avaient bien fait les choses ! Dix mille ans sans corps et ils pensaient être qualifiés... »). Il y aurait là de quoi faire un roman, mais Greg Egan concentre les enjeux et les idées en une longue nouvelle qui devient l'une de mes préférées de l'auteur, notamment grâce à sa déconstruction à la fois empathique et intransigeante du fait religieux.

J'apprécie la double pique sur le relativisme culturel de l'anthropologue, qui affirme que « toute vérité est à échelle locale » avant de se faire rabrouer par... les religieux, qui ont nécessairement besoin d'absolu. Et pour conclure :

Vous ne pouvez plus jamais être enchainé, du moment que vous êtes prêt à envisager que tout ce qui vous exalte l'esprit, que tout ce qui vous réchauffe le cœur et vous remplit de joie, que tout ce qui vous rend la vie d'être vécue... que tout ça ne soit qu'un mensonge, une imposture, que tout ça soit dénué du moindre sens.

Fidélité (5/5)

Une variation sur le thème (déjà présent notamment dans Axiomatique) des implants neuronaux qui modifient la personnalité à la demande. Cette fois, il s'agit d'un contexte de couple et de la possibilité de figer pour toujours les sentiments que l'on éprouve pour l'autre. Oui, on s'assure la stabilité, mais on renonce à tout changement, et peut-être à soi-même au passage. Une nouvelle simple qui explore fort pertinemment cette question morale.

Lama (4/5)

La forme est celle d'une enquête policière, comme dans Cocon, et le fond ressemble : il s'agit là aussi de contrôler une avancée technologique pour contrôler l'avenir de l'humanité. Cette fois, il s'agit d'un implant qu'on pourrait qualifier de linguistique : il permet de transformer chaque concept possible en mot, aussi complexe et détaillé soit-il, et, surtout, chacun de ces concepts peut être au choix vécu aussi intensément que s'il était réel, ou au contraire analysé avec une distance purement rationnelle. C'est la clé aussi bien de l'expérience subjective que de la compréhension intime et froidement réaliste de toute chose : un outil puissant, donc.

Yeyuka (4/5)

Dans un futur où la technique a éliminé la plupart des maladies, du moins un occident, un chirurgien désœuvré va en Ouganda pour utiliser ses talents en sauvant les victimes d'un « virus du cancer ». Greg Egan décrit fort bien le métier, avec quelques excellentes scènes d'opération, et parvient à installer à la fois une question globale (le rôle dans cette épidémie de la technique qui guérit l'occident) et une tension morale pour le narrateur (aller ou non jusqu'au bout de son idéalisme). 

Singleton (4,5/5)

Je crois que c'est la nouvelle la plus longue du recueil, et ce n'est pas la plus facile. Elle a, comme Océanique, le mérite de la densité : elle se déroule sur plusieurs décennies et Greg Egan prend le temps de développer ses personnages comme ses idées sans superflu. On est familier avec le déterminisme classique : le comportement des êtres vivants est intégralement déterminé par un réseau infiniment complexe de causes et d'effets, de l'échelle moléculaire à l'échelle culturelle en passant par l'échelle biologique. Soit, mais il y a pire : le déterminisme quantique. La théorie des univers multiples s'avère réelle, il se trouve que tous les états possibles existent en parallèle, et que donc les choix humains (que l'on croie à l'idée de choix ou non) ne signifie strictement rien puisque, face à n'importe quel choix, il existe des versions de nous ayant réalisé toutes les possibilités : l'individu particulier que nous sommes n'est dont qu'un seul jet de dés parmi un univers total qui inclut tous les résultats possibles à ce jet de dé. Je l'avoue, je n'ai pas compris la physique quantique fictive qui prouve cet état de fait. 

Notre narrateur se met donc au travail pour créer Helen, une IA d'apparence humaine qui, grâce à un tour de passe-passe quantique (Egan en est très friand), ne subit pas de division à chaque choix, étant ainsi libérée du déterminisme quantique. Est-ce que ça change quoi que ce soit à l'expérience du quotidien ? Je ne crois pas : c'est avant tout un acte philosophique.

Oracle (4,5/5)

Une suite à la nouvelle précédente. Je suis rarement amateur d'histoires de voyage temporel, mais là, Greg Egan s'en sort admirablement. La Helen de Singleton voyage à travers les univers multiples pour aider chaque version de la terre à se libérer du déterminisme quantique. L'aspect technique du voyage temporel, ou plutôt multiversel, est expédié rapidement, et c'est tant mieux : je ne serai pas convaincu dans tous les cas.

On suit deux personnages, au milieu du vingtième siècle : Stoney, le scientifique inspiré par turing qu'Helen va prendre sous son aile pour lui insuffler la connaissance, et Hamilton, l'universitaire écrivain et catholique, qui fortement à C.S. Lewis. Le traitement de ces deux personnages et de leur relation est admirable. Stoney, génie marginal à la curiosité dévorante, incarne l'ouverture d'esprit et le progrès ; à l'inverse, Hamilton est piégé dans la toile gluante de la foi. La brillance de l'auteur est de faire de Hamilton un personnage cohérent et honnête à sa façon : il fait de son mieux pour faire le bien selon sa morale personnelle et il ose se frotter à la science de Stoney. La nouvelle culmine dans une excellente scène de débat entre les deux.

Le Contient perdu (3/5)

Ici, le concept SF (des failles temporelles instables qui permettent à des gens de se déplacer entre des Terres parallèles) n'est qu'un simple prétexte pour un récit qui prend le point de vue d'un réfugié. Le narrateur fuit son pays en guerre et se retrouve bloqué dans des camps. C'est bien documenté, Greg Egan s'étant engagé personnellement dans son Australie native pour la défense des réfugiés, mais il n'y a aucune conclusion satisfaisante et l'aspect idées est sans aucun doute pertinent mais néanmoins simpliste et convenu (pauvres réfugiés face à l'injustice). Greg Egan a dit à propos de cette nouvelle qu'il l'a écrite « just to get some of the anger out of my system and move on ».

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