Axiomatique de Greg Egan, recueil de 18 nouvelles que j'avais déjà lu il y a, quoi, 12 ans ? J'en avais un excellent souvenir, mais un peu vague, bien que certaines des nouvelles ci-dessous soient parvenues à se graver durablement dans ma mémoire. Depuis, j'ai lu plusieurs de ses romans, et si certains sont décevants, les meilleurs sont brillants. Je n'ai pas l'impression d'avoir épuisé Greg Egan, c'est un des rares auteurs que j'ai activement envie de lire plus. Axiomatique maintient un niveau remarquable, et même les nouvelles les plus faibles ont une bonne raison d'exister.
L'assassin infini (4,5/5)
Un thème classique de Greg Egan, déjà exploré dans son roman Isolation : les univers parallèles. Ici, certains mutants ont la capacité de créer un vortex, un point dans l'espace où se rencontrent les univers parallèles. Le narrateur est chargé de naviguer dans cet environnement hostile pour éliminer la menace à la source. C'est avant tout un concept, une idée très visuelle, qui fonctionne : plus on avance dans le vortex, plus la réalité se délite, et l'identité risque de se déliter avec elle. En ce sens, ça m'a rappelé le classique français L'œil du purgatoire de Spitz.
Lumière des évènements (4,5/5)
Je ne crois pas au libre arbitre, mais, inévitablement, je vis dans l'illusion du libre arbitre. Cette illusion me semble être une partie essentielle de la condition humaine, dans le sens où la conscience de soi ne peut pas être couplée à une parfaite conscience du déterminisme absolu. Pour utiliser un terme plus fort encore : la conscience est soi est incompatible avec une parfaite conscience du déterminisme absolu, et donc avec une parfaite conscience de la réalité, car l'idée du soi, l'impression d'être un individu, est inséparable de la perception d'un futur flou. Toute l'évolution de la psychologie du vivant est justement orientée vers la maximisation des chances de reproduction des gènes de l'individu dans ce futur flou. L'individu est la girouette qui à chaque instant l'oriente dans un futur flou ; si cette girouette devient une ligne figée, il n'y a plus d'individu.
Que deviendrait l'individu, et sa conscience de soi, dans un monde où il peut directement percevoir le déterminisme absolu ?
Dans la nouvelle, suite à une pirouette physique un peu obscure, le présent est en contact avec le futur, ou plus exactement le futur peut parler au présent. Il est découvert que 1) il est physiquement impossible pour tout humain de changer le futur, ce qui expose l'individu à la réalisation du déterminisme absolu, mais 2), les messages que le futur envoie au présent sont en bonne partie des mensonges purs et simples, ce qui maintient l'illusion du libre arbitre. Greg Egan n'aborde pas ces questions avec l'angle qui m'aurait parlé le plus (les ravages psychologiques causés par le point 1), mais très bon néanmoins, hautement stimulant.
Eugène (4,5/5)
Vous vous souvenez de cette vieille nouvelle d'Asimov, ou le souhait le plus profond de la première IA est de mourir ? Ici, c'est la même histoire, mais avec des humains hyper intelligents. « Je ne vois aucune utilité à l'existence quand je peux faire tant en son absence. » Notons la peinture hautement réussie d'un couple tout à fait banal qui se retrouve à flirter avec l'exceptionnel.
La Caresse (4/5)
Un milliardaire esthète utilise son pouvoir et sa fortune pour reproduire dans le réel des œuvres fameuses, quitte à écraser et détruire froidement la vie d'autrui. C'est sombre dans la peinture de cette impunité, et en plus de l'horreur humaine, ce sont les idées accumulées qui donnent au récit son intérêt : les flics drogués pour réduire leur émotionnalité, l'algorithme qui trie les témoignages téléphoniques par probabilité, la chimère au cœur de la trame...
Sœurs de sang (2/5)
Cette fois, l'idée (des tests médicamenteux en triple aveugle qui donnent des placebos à des patients sans leur consentement et à très grande échelle) n'est pas suffisante pour compenser la trame très plate qui a été construite autour.
Axiomatique (5/5)
Celle-là m'avait beaucoup marqué il y a toutes ces années, lors de ma première lecture. Il y est encore question de libre arbitre, et d'implants qu'on peut acheter librement pour choisir ses propres opinions et croyances. Des nanomachines qui font quelques connexions dans le cerveau, et voilà, on croit telle ou telle chose. Greg Egan est revenu à cette idée dans Isolation, et c'est un thème récurrent chez Iain Banks comme ailleurs, mais cette démonstration est particulièrement dense et efficace. La personnalité comme simple état de la matière qui a la capacité de se changer elle-même. Reste à examiner ce qui pousse à se procurer un implant.
Le Coffre-fort (4,5/5)
La perspective de quelqu'un qui, depuis toujours, se réveille chaque jour dans un corps différent, le corps de gens qui réels, qui ont leur propre vie, et, eux, leur propre corps. Le narrateur essaie de comprendre sa condition, et va trouver le fin mot. Le seul problème narratif, c'est que le lecteur comprend instantanément la révélation que le narrateur met un peu de temps à accepter, mais c'est un détail : excellent et touchant.
Le Point de vue du plafond (4/5)
Il m'est déjà arrivé l'expérience extracorporelle précise qui arrive au narrateur : se voir d'au-dessus. Par contre, notre narrateur se retrouve obligé de vivre avec à long terme. On sent poindre le problème classique de Greg Egan : arriver à transformer l'idée en narration. Ici, il s'en sort, mais de justesse.
L'Enlèvement (4,5/5)
Une thématique habituelle pour Greg Egan : la conscience simulée, et les questions existentielles qui vont avec. Cette fois, c'est une histoire de chantage : et si la personne enlevée contre rançon n'est pas une "vraie" personne, mais une simulation créée pour l'occasion, une simulation qui ressent tout ce que l'authentique ressentirait ? Quels sont les devoirs éthiques envers cette personne simulée ?
En Apprenant à être moi (5/5)
On reste sur le même thème : depuis le plus jeune age, les humains se voient implantés un "cristal" qui apprend à copier et reproduire le fonctionnement du cerveau de l'individu et sa mémoire, jusqu'à ce que, avant que le cerveau charnel ne commence à décliner, celui-ci soit gentiment excisé afin de laisser le cristal prendre le relai. L'exercice de pensée est radical et ne laisse pas indifférent, d'autant plus que Greg Egan développe l'horreur psychologique d'une rupture entre la conscience charnelle et celle du cristal. Excellent. Il n'y a pas beaucoup d'auteurs qui jonglent aussi brillamment avec la nature de la conscience et parviennent ainsi à impacter le lecteur de façon durable.
Les Douves (3,5/5)
Encore une nouvelle qui est une idée transformée en narration d'une façon un peu forcée : les 0,0001 % seraient-ils secrètement en train de faire sécession du reste de la population en modifiant leur biologie de façon à rendre leur reproduction sexuelle impossible avec le commun, les transformant de facto en une espèce à part ? Malgré l'aspect artificiel de la narration, Greg Egan parvient à rester passionnant.
La Marche (4/5)
Celle-là est une variation sur exactement le même thème qu'Axiomatique, dans un contexte marrant : un tueur à gages fait avancer sa victime vers sa mort dans les bois tout en essayant de la convaincre de sa position philosophique marginale qui justifie l'innocence de son métier. Mais sa foi en cette position n'existe que grâce à un implant qu'il a choisi de s'implanter, et quelle meilleure façon de convaincre autrui que de convaincre de prendre l'implant ? Il ne s'agit donc pas de convaincre d'une idée, mais de convaincre de choisir une idée comme on choisit un plat au resto.
Le P'tit-mignon (4/5)
Envie d'avoir une progéniture, mais les chats ou les chiens ne sont pas un succédané suffisant ? Le p'tit-mignon est une option : un nourrisson bien basé sur vos gènes, et qui peut se développer aussi bien dans un utérus classique que dans le ventre d'un homme avec un peu d'aide, mais artificialisé pour ne développer aucune intelligence et mourir bien gentiment. Le parcours de cet homme qui décide d'en avoir un est déjà suffisamment glauque pour que le twist semble superflu : le choix d'avoir un p'tit-mignon, et le fait de l'aimer, est déjà une horreur qui se passe de twist.
Vers les ténèbres (5/5)
Nouvelle superbement illustrée par Manchu en couverture, elle rappelle fortement la première de ce recueil, L'assassin infini. Exactement de la même façon, on y suit la perspective de quelqu'un qui doit plonger jusqu'au cœur d'une zone où les lois de la physique sont radicalement et dangereusement changées. Les détails qui viennent étayer et rendre palpable ce désordre physique sont particulièrement nombreux et pertinents, aussi bien à l'échelle expérientielle de l'individu qui s'y plonge que, d'une façon plus large, à l'échelle de l'humanité qui tente de s'organiser pour faire face à cette menace récurrente. On sent là assez de matière pour construire un roman.
Un amour approprié (3,5/5)
Nouvelle visuellement marquante : une femme accueille dans son utérus le cerveau de son compagnon gravement blessé, pendant deux ans, en attendant qu'on lui fabrique un nouveau corps. Après tout, c'est la technique de conservation la moins chère et la compagnie d'assurance ne paiera pas autre chose. Il n'y a pas grand-chose de plus que cette situation, mais elle est explorée en détail.
La Morale et le Virologue (3,5/5)
Celle-là, je m'en souvenais : un cul béni fanatique façonne un virus fort mortel qui ne s'attaquerait que aux « adultères et sodomites ». On comprend rapidement son projet et la nouvelle traine un peu, mais ça reste marrant. Enfin, sombrement marrant.
Plus près de toi (3/5)
Une continuation de En Apprenant à être moi. Profitant de leur immortalité, les humains expérimentent d'autres corps, et autres expériences permises par le cristal, mais ça ne suffit pas au protagoniste, qui est obsédé par l'idée de savoir ce que c'est que d'être quelqu'un d'autre. Avec sa compagne, il va se livrer à une expérience de fusion de l'esprit. Il aurait pu se douter des conséquences.
Orbites instables dans la sphère des illusions (5/5)
Une vision hautement frappante pour conclure le recueil : les religions comme des bassins d'attraction qui attirent de force les humains comme un trou noir piège la lumière. Un beau jour, les mèmes que sont les religions et autres croyances sont devenus contagieux, et après quelques jours de chaos, certains ont atteint une masse critique à laquelle il est impossible d'échapper. Et pourquoi vouloir y échapper ? C'est enfin l'occasion de vivre dans la certitude. Sauf pour une minorité de marginaux qui existent dans la frontière perpétuellement mouvante des sphères d'attraction, effleurés par les idéologies mais parvenant à éviter la zone de non-retour. A moins que... Le doute est-il sa propre idéologie qui piège autant que les autres ? « Peut-être que nous avons été capturés par ce que tu appelles liberté. » De la part de Greg Egan, il ne s'agit évidemment pas d'un relativisme culturel qui dirait qu'au fond, tout se vaut (idée atroce), mais d'une évocation saisissante de l'idée de mème et de l'illusion du libre arbitre.
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