Il y a certainement plein de choses passionnantes dans Aux sources de la vie d'Éric Karsenti, mais pourtant je n'ai guère apprécié cette lecture, pour diverses raison. Déjà, l'auteur veut caser trop d'informations dans trop peu de texte. Le bouquin est trop court pour son propre bien, et de nombreux concepts qui mériteraient détails et développements pour être pleinement saisis sont abordés à la vitesse de l'éclair. Ce problème est lié à un autre : l'auteur ne maitrise pas l'art de la narration. Il n'y a pas vraiment de fil rouge ni de thèse claire à démontrer, on a a plutôt l'impression de lire un assemblage d'articles Wikipédia. Et l'auteur aurait facilement pu éviter cet écueil, par exemple en prenant comme fil conducteur ses années passées sur un navire qui a fait de longues croisières pour étudier les minuscules organismes marins. Il en parle un peu, mais en vrac, sans mener nul part. Il aurait pu utiliser cette expérience unique pour à la fois créer un fil narratif et des liens logiques vers les idées scientifiques qu'il veut transmettre.
Autre problème : l'auteur aime taper sur le néodarwinisme et la sélection naturelle. Pourquoi pas, encore faut-il avoir des arguments. Il est franchement dérangeant de voir un scientifique ayant une certaine stature manquer autant de capacité d'argumentation. Par exemple : « En fait, la complexification de l'œil n'a, à mon avis, rien à voir avec la sélection naturelle, comme je vais tenter de le démontrer : ce sont les phénomènes biochimiques et physiques qui permettent l'auto-organisation de telles structures et leur complexification. » C'est une sacrée affirmation. J'ai lu attentivement la suite, et s'il décrit en effet les mécanismes de création de l’œil, il n'offre aucune preuve contre la sélection naturelle. On dirait un plombier qui affirme que la gestion de l'eau est uniquement une question de tuyaux et n'a aucun rapport avec le budget de la municipalité ni les conditions climatiques. La conclusion est particulièrement gênante sur ce plan. Exemple : « L'évolution créatrice est faite de complémentarité et de partage, de coopération, de fécondité collective dans le grand mixer océanique, pas de compétition, d'une lutte débridée pour la vie où seul le plus apte survit ! » C'est un pur sophisme de type homme de paille, hélas très commun : la sélection naturelle n'exclut en rien la coopération à diverses échelles (voir notamment Le gène égoïste). Et quelques pages plus loin :
Selon moi, l'efficacité de ces différents fuseaux ne provient donc pas de leur amélioration progressive par sélection naturelle de gènes, mais plus probablement de la robustesse intrinsèque des mécanismes physiques et moléculaires auto-organisés, contraints par le reste de la cellule – ce que les physiciens appellent un « attracteur ».
Quoi ? Une « robustesse intrinsèque » ? Mais le maintien à travers le temps et les générations de cette vivante robustesse au détriment de ce qui n'est pas robuste, n'est-ce pas pas justement la sélection naturelle ? Et quelques lignes plus bas, pour encore une fois attaquer la sélection naturelle :
De même, nous disons que les yeux à facette sont les mieux adaptés pour les insectes car ils leur prodiguent une vision panoramique plus large que nos yeux, ce qui leur donne un avantage sélectif. Je dirais plutôt que c'est… juste comme ça. Il se trouve que la nature a essayé cette combinaison de gènes et que ça a marché ! Peut-être qu'une mouche ayant nos yeux de mammifères montés sur une machine rotative qui lui permettrait de scanner l'environnement à toute vitesse s'en tirerait tout aussi bien.
Dire une chose aussi grosse, dans sa conclusion, sans prendre le temps de développer le moindre argument ni raisonnement, c'est franchement pas sérieux. Il est possible que ce soit moi qui ne saisisse pas ce que je devrais saisir (après tout je n'ai pas fait d'études scientifiques), mais il ressort de tout ça l’impression que l'auteur essaie de mettre en avant cette triste interprétation moraliste de la biologie : que la sélection naturelle serait une vision égoïste de la vie et qu'il faudrait la balayer au profit d'une vision coopérative.
Comme éléments plus intéressants, je ne vais pas rentrer dans les détails de la biologie cellulaire, mais il y a des pages éclairantes sur la mitose. Notion plus facile à retenir, le mouvement brownien, ou le fait que la physique de notre univers permet le mouvent aléatoire des particules dans un fluide. Tout vie naît dans les bordures, les interactions, et le mouvement brownien aurait pu permettre les interactions ayant initié la vie. Notons aussi l'expérience de Miller, qui serait à l'origine de la classique idée de « soupe primitive », qui voit la vie naître dans la chaleur des profondeurs marines, près des fumeurs noirs. Pour finir, je retiens cette explication particulièrement claire des découvertes du moine Mendel qui, en expérimentant sur les petits pois, a été un pionnier de la génétique :
Première loi, au sein des organismes, il existe des « particules » (le généticien et botaniste danois Wilhelm Johannsen les appellera « gènes » en 1909) qui peuvent exister sous deux formes, A ou a. La première, A, est la forme « dominante » : elle passe « chez l'hybride complètement ou presque sans modification » ; a est la forme « récessive » : elle « s'efface ou disparaît complètement chez les hybrides pour reparaître sans modifications chez leurs descendants ». Dans notre exemple, des pois ronds et fripés, le caractère rond est dominant (A), puisqu'après un croisement de la plante avec une plante à pois fripés (a), la première génération ne produit que des pois ronds.
Deuxième loi, chaque organisme adulte possède une paire de particules A. Cette paire peut être AA, Aa ou aa. Dans notre exemple, la plante AA produit des pois ayant une forme ronde, une plante Aa a donne aussi des pois ronds (A est dominant), les plantes aa produisent des pois fripés. C'est la raison pour laquelle le croisement de pois ronds avec des pois fripés ne fournit que des pois ronds à la première génération : les plantes sont toutes Aa. En revanche, la seconde génération donne statistiquement ¾ de ronds, car les plantes AA (¼) et Aa (½) fabriquent des pois ronds, et seules les plantes aa font des pois fripés. Chaque plante a donc un « génotype » composé de deux formes d'un même gène (A ou a). Une forme, un « phénotype », lui est donnée par l'activité de ces gènes, transmis de façon aléatoire par les gamètes, le spermatozoïde et l'ovule des parents, qui n'ont qu'une des deux formes du gène, soit A soit a.