Un très, très gros morceau avec L'origine des espèces (1859) de Charles Darwin. Sans doute l'un des livres les plus importants de l'histoire de l'humanité, rien que ça. Il se trouve qu'au fil des années, j'ai acquis un lien puissant avec ce qu'on appelle la théorie de l'évolution : c'est devenu pour moi, je crois, le principal filtre théorique faisant sens de la réalité. C'est-à-dire que quand on s'interroge sur le sens de tel ou tel comportement humain, ou de presque n'importe quoi d'autre ayant un vague rapport avec le vivant, la perspective évolutionnaire est, à coup sûr, une importante clé explicative. J'avais sans doute des prédispositions pour apprécier cette perspective, mais c'est par mon goût précoce pour la science-fiction, puis par la lecture de nombreux livres scientifiques, ceux présents sur ce blog et d'autres (comme le renversant Evolutionary Psychology de David Buss), qu'elle s'est ancrée en moi.
Revenons à Darwin. Je le savais avant de m'y plonger : lire des livres scientifiques qui ont plus de 150 ans, aussi important soient-ils, ce n'est pas toujours la joie. Darwin, évidemment, à l'époque, devait convaincre de sa théorie d'une façon minutieuse. Ainsi, il passe des dizaines de pages sur ce qui, aujourd'hui, pour certaines personnes du moins, va de soi, ou ne mérite pas une telle quantité d'argumentation. Et en même temps, il écrit d'une façon pressée, car quelqu'un d'autre menace de faire connaitre des idées similaires (acquises en toute indépendance de Darwin). C'est d'autant plus bancal que, bien entendu, Darwin, en tant que précurseur, manquait, en comparaison avec le contemporain, d'informations et d'outils. Par exemple, on s'en doute, il n'est pas question de génétique. A la place, Darwin doit batailler en utilisant l'observation et la logique. Bien entendu, il faut replacer dans le contexte, et ainsi L'origine des espèces est fascinant, mais ça ne m'a pas empêché d'avoir du mal à le traverser. J'ai aussi sauté quelques chapitres sur la fin, notamment celui sur l'hybridité (parce que je n'y comprenais pas grand-chose) et celui sur l’insuffisance des archives géologiques (parce qu'au contraire j'étais déjà plus que convaincu).
Ainsi, pour qui veut comprendre l'évolution, il y a sans aucun doute des livres contemporains plus pertinents. Mais d'un point de vue philosophique et d'histoire des idées, il y a là de quoi faire.
Darwin ne sort pas ses idées de nulle part, elles sont notamment basées sur celles de Lamark, qui, dès 1800, suggère une théorie de la transformation des espèces de la simplicité vers la complexité, et en fonction de leur environnement. (Mais, pour contextualiser, Larmark croyait encore en la génération spontanée.) Le contre-argument principal est l'absence de formes « intermédiaires » entre les espèces, argument que Darwin passe une bonne partie de son livre à réfuter. Après ses 5 ans sur le Beagle (1831-1836), Darwin se fait connaitre avec le récit de son voyage, puis, libéré des questions financières grâce à la fortune de sa femme, il se consacre à plein temps à ses passions.
Il est frappant de constater à quel point, dans L'origine des espèces, Darwin se fait modeste sur ses connaissances. Il mentionne régulièrement que les lois de la nature, de l’hérédité, sont en bonne partie inconnues. Il utilise beaucoup les pigeons domestiques et les chiens pour mettre en avant la sélection effectuée par l'homme, avant d'en arriver à la sélection naturelle. Apparemment, la plupart des éleveurs n'avaient pas clairement conscience de ce travail de sélection et pensaient que la plupart des races (ou variétés) d'une même espèce ne pouvaient pas venir d’ancêtres communs. Darwin résume :
La nature fournit les variations successives, l'homme les accumule dans certaines directions qui lui sont utiles. La valeur de ce principe de sélection n'est pas hypothétique. Il est certain que plusieurs de nos éleveurs les plus éminents ont, pendant le cours d'une seule vie d'homme, considérablement modifié leurs bestiaux et leurs moutons.
De même pour les plantes où, avec la maitrise des croisements, les humains se sont rapidement mis à produire des tas de nouvelles variétés avantageuses. Il y a d'ailleurs tout un débat entre sur les frontières des notions d'espèces et de variété, question qui semblait avoir une grande importance à l'époque.
J'ai été surpris de constater que Darwin mentionnait déjà l'idée de coadaptation, exemples à la clé : c'est un bon point de départ pour expliquer à quel point les organismes évoluent non seulement par rapport à leur environnement, mais aussi les uns par rapport aux autres. C'est d'ailleurs quelques lignes plus loin que Darwin lance enfin le terme sélection naturelle (à moins que je n'aie pas pris en note une mention antérieure hors introduction) qui vient englober les idées déjà évoquées de lutte pour l'existence et de divergence des caractères. La sélection naturelle serait une « puissance aussi supérieure aux faibles efforts de l'homme que les ouvrages de la nature sont supérieures à ceux de l'art ». Et il mentionne la difficulté pour l'esprit humain, peu adapté aux vastes échelles du temps et de l'espace, que constitue cette perspective :
Rien de plus facile que d’admettre la vérité de ce principe : la lutte universelle pour la vie ; rien de plus difficile – je parle par expérience – que d’avoir toujours ce principe présent à l’esprit ; or, à moins qu’il n’en soit ainsi, ou bien on verra mal toute l’économie de la nature, ou on se méprendra sur le sens qu’il convient d’attribuer à tous les faits relatifs à la distribution, à la rareté, à l’abondance, à l’extinction et aux variations des êtres organisés.
Et une précision de vocabulaire :
Je dois faire remarquer que j’emploie le terme de lutte pour l’existence dans le sens général et métaphorique, ce qui implique les relations mutuelles de dépendance des êtres organisés, et, ce qui est plus important, non seulement la vie de l’individu, mais son aptitude ou sa réussite à laisser des descendants.
C'est une perspective de la complexité de de l'inter-connectivité du vivant. Darwin a notamment passé beaucoup de temps à observer fourmis et insectes : il a remarqué que seuls les bourdons butinent le trèfle rouge, que la population de bourdons dépend de la population de mulots (qui apparemment mangent leurs nids), que la population de mulots dépend de la population de chats, et que donc la présence et l'abondance de certaines fleurs est déterminée par le nombre de chats dans les environs.
Les grandes régions géographiques seraient plus favorables à l'évolution, à l'apparition d'espèces nouvelles, car dans un environnement plus vaste, les niches potentielles sont plus nombreuses et la concurrence est plus rude : c'est pour cette raison que, quand ils sont mis en contact, les animaux des continents tendent à écraser ceux des îles, plus spécialisés et habitués à une concurrence moins féroce.
Ensuite, une idée que je trouve un peu étrange : le non-usage de certaines parties du corps, certains organes, entrainerait leur disparition. Et c'est parfaitement exact : par exemple, sur certaines îles isolées, les oiseaux, faute de prédateurs, tendent à perdre leurs ailes et leur capacité à voler. En effet, d'un point de vue évolutionnaire, les oiseaux ayant tendance à par exemple être plus forts, ou à stocker plus de graisse, seraient avantagés par rapport à ceux qui conserveraient la capacité de voler au détriment de ces nouveaux avantages. Mais j'ai eu l'impression que Darwin accusait le non-usage lui-même, et pas la pression évolutionnaire. Que j'aie mal compris ou non, Darwin était sur la bonne piste.
Un argument particulièrement convainquant et limpide : la fait que les animaux adaptés à des environnements particuliers qu'on retrouve partout sur le globe, comme les cavernes, entretiennent des lien de parenté avec les animaux de leur région géographique plus qu'avec les autres animaux cavernicoles du monde entier. En effet, ce sont les formes de vie d'un endroit donné qui se sont peu à peu adaptées aux cavernes locales, et, contrairement à ce qu'impliquerait le créationnisme, il n'y a pas un modèle donné d'animaux pour un environnement donné (ici les cavernes), mais différentes espèces confrontées à des problèmes similaires tendent à évoluer des adaptations similaires.
Darwin évoque aussi la sélection sexuelle, c'est-à-dire, sous sa plume, les traits évolués dans le but d'attirer le sexe opposé. Je suis prudent sur le vocabulaire, car il me semble qu'aujourd'hui la sélection sexuelle est plus complexe que ça : ce qu'entend ici Darwin est je crois appelé sélectivité intersexuelle, mais le terme de sélection sexuelle peut aussi servir pour parler de compétition au sens large, c'est-à-dire que ce qui compte n'est pas la survie d'un individu, mais sa capacité à assurer sa descendance.
Et il me semble que Darwin évoque aussi, à propos des abeilles, ce qu'on appelle aujourd'hui sélection de groupe, pavant ainsi la voie pour la perspective de la sélection multi-niveaux : « En effet, si l’aptitude à piquer est utile à la communauté, elle réunit tous les éléments nécessaires pour donner prise à la sélection naturelle, bien qu’elle puisse causer la mort de quelques-uns de ses membre. »
Toujours à propos des abeilles, Darwin prend le temps d'expliquer comment leur ruches à priori si complexes et si géométriques peuvent être expliquées par la sélection naturelle : c'est, bien sûr, une question d'optimisation, la pression évolutionnaire ayant petit à petit guidé les abeilles vers une organisation particulièrement avantageuse où, par exemple, elles utilisent la quantité strictement minimale de cire pour former leurs rayons :
La cause déterminante de l’action de la sélection naturelle a été la construction de cellules solides, ayant la forme et la capacité voulues pour contenir les larves, réalisée avec le minimum de dépense de cire et de travail. L’essaim particulier qui a construit les cellules les plus parfaites avec le moindre travail et la moindre dépense de miel transformé en cire a le mieux réussi, et a transmisses instincts économiques nouvellement acquis à des essaims successifs qui, à leur tour aussi, ont eu plus de chances en leur faveur dans la lutte pour l’existence.
Abrégeons et venons-en à la conclusion, qui résume l'ensemble d'une façon efficace, et où Darwin rappelle les limitations humaines : « L’esprit ne peut concevoir toute la signification de ce terme : un million d’années ; il ne saurait davantage ni additionner ni percevoir les effets complets de beaucoup de variations légères, accumulées pendant un nombre presque infini de générations. » Plusieurs autres choses intéressantes. Déjà, ce petit passage qui ferait presque une citation crédible de Marc Aurèle :
« Toute l’histoire du monde qui nous est connue, bien que d’une durée presque incommensurable pour nous, n’apparaîtra que comme un simple fragment de temps, comparée aux âges qui se sont écoulés depuis que fut créée la première créature, ancêtre de descendants innombrables vivants et éteints. »
Il se trouve aussi que Darwin était chrétien, et que sa théorie évolutionnaire était, dans son esprit, en lutte avec sa religiosité. D'ailleurs, dans L'origine des espèces, il ne se fait pas athée : « Certains auteurs éminents semblent pleinement satisfaits de l’hypothèse que chaque espèce a été créée d’une manière indépendante. À mon avis, il me semble que ce que nous savons des lois imposées à la matière par le Créateur s’accorde mieux avec l’hypothèse que la production et l’extinction des habitants passés et présents du globe sont le résultat de causes secondaires, telles que celles qui déterminent la naissance et la mort de l’individu. » Et enfin, détail d'autant plus marquant qu'il s'agit de l'avant-dernier paragraphe du livre, Darwin évoque une perspective existentielle bizarrement optimiste et indubitablement dépassée :
Comme toutes les formes actuelles de la vie descendent en ligne directe de celles qui vivaient longtemps avant l’époque silurienne, nous pouvons être certains que la succession régulière des générations n’a jamais été interrompue, et qu’aucun cataclysme n’a bouleversé le monde entier. Nous pouvons donc compter avec quelque confiance sur un avenir d’une incalculable longueur. Or, comme la sélection naturelle n’agit que pour le bien de chaque individu, toutes les qualités corporelles et intellectuelles doivent tendre à progresser vers la perfection.
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