samedi 5 janvier 2013

L'évasion

     Aujourd'hui est un jour particulier pour moi. C'est en quelque sorte un anniversaire. Pas le mien, ni celui d'un ami ou d'un parent, ni même d'un éventuel mariage. Non, c'est bien moins glorieux. Aujourd'hui, cela fait exactement onze ans que je n'ai pas posé un pied en dehors de mon appartement pendant la journée, à une exception près. Et histoire d’être clair, je précise que je ne suis pas un vampire.
     Quelqu'un de sensé se demandera sans doute comment cela est possible, comment un homme peut vivre ainsi, et surtout pourquoi. Je peux très facilement répondre à cette dernière question : je suis malade. Je souffre de scopophobie, c'est à dire que j'ai une peur irrépressible d’être vu. Vous comprendrez que dans ces conditions ma vie quotidienne n'a jamais été aisée. Les premiers symptômes sont apparus à l’adolescence. Rapidement, il m'est devenu impossible de suivre une scolarité normale. Mes parents m'ont inscrit à des cours à distance, et je faisais de mon mieux. J'étais même plutôt doué. Mais même d'eux je ne pouvais supporter le regard, je les fuyais, je vivais reclus dans ma chambre. Quel avenir pouvait s'offrir à un homme qui n'était même pas capable de communiquer avec sa mère et son père ? Le hasard a décidé pour moi. Un jour, j'ai appris que mon parrain était mort. Je ne l'avais jamais connu, c’était un ami d'enfance de ma mère, et il était parti à l'étranger quelques années après ma naissance. J'ai cru comprendre qu'il vivait en Équateur et qu'il travaillait pour une grosse compagnie pétrolière. Et je déduisis de la somme qui me revint en héritage qu'il n'était pas en bas de l'échelle.
     Je me retrouvai donc, jeune homme associable et sans avenir, en possession d'un très gros paquet de fric. En raison de ma phobie, une seule voie s'offrait à moi : poursuivre la vie monastique que je menais déjà. Mais pour organiser ma nouvelle existence, j'étais bien conscient qu'il me faudrait sortir, interagir avec d'autres personnes. Nous étions en janvier, il faisait froid : cela m'offrait une bonne excuse pour couvrir chaque parcelle de mon corps de nombreuses couches de vêtement. Les lunettes noires étaient une originalité en cette saison et me faisaient courir le risque d'attirer les regards, mais sans elles je n'aurai jamais pu tenir, il me fallait impérativement cacher mes yeux. L'agent immobilier doit encore se souvenir de moi. Imaginez : un homme emmitouflé sous un épais manteau et un gros bonnet, même en intérieur. Lui tournant le dos en permanence, se cachant derrière des lunettes de soleil, et ne s'exprimant que par quelques mots prononcés à peine audiblement seulement quand c'était indispensable. Et par dessus tout, n’hésitant pas à payer un gros supplément pour avoir des rendez-vous à cinq heure du matin pour profiter des rues tranquilles. 
     Il m'était impossible d'habiter dans une maison : je n'aurai pu assurer l'entretien extérieur sans trembler à chaque seconde en imaginant posé sur moi le regard indiscret d'un voisin ou d'un passant. Mon choix se porta donc sur un appartement situé dans une banlieue aussi tranquille que possible d'une ville de taille moyenne. Idéalement, j'aurais habité dans un coin perdu de la campagne du centre de la France, mais malheureusement, j'étais bien conscient que je devrais me reposer sur les autres pour survivre, il me fallait compter sur la livraison à domicile pour absolument tout mes besoins.
     Ces onze années sont donc passées, et plutôt rapidement. N'allez pas croire que je m'ennuyais, non, j'avais nombre de passions et d'occupations. Mon temps se partageait entre la lecture, l'écriture, la musique ... Je m'initiais aussi entre autres au dessin, au graphisme, à la programmation ... Cette dernière activité me réussissait particulièrement bien, et un petit revenu presque régulier me vient des services que je rend sur le web, bien utile pour compléter le pactole du parrain, qui diminue régulièrement. En effet, communiquer sur des forums ou des chats est non seulement possible pour moi, mais c'est aussi ma seule façon d'échanger avec mes semblables. J'ai même pu ainsi me faire quelques amis virtuels.
     Bref, vous pourriez croire que cette vie n'étais pas si terrible, qu'elle me convenait. Vous auriez tort. Je ne tenais plus. La solitude m'écrasait, mon isolement me brisait aussi lentement que sûrement, les murs envahis de bibliothèques de mon appartement se refermaient chaque jour un peu plus sur moi, jusqu’à menacer de m’étouffer. Oui, c'est le mot juste : j'étouffais. Tant d'années en ne prononçant quasiment aucune parole, mes seuls contacts humains se faisant avec le plombier ou l'électricien, de qui je me cachais dans une autre pièce pendant qu'ils travaillaient. Toucher une femme n’était pour moi même pas un rêve, c’était une impossibilité, et cela m'était insupportable.
     Il fallait que je sorte, que je sente le vent sur ma peau, le soleil sur mon visage, la pluie sur dans mes cheveux, l'herbe sous mes pieds ... Je me demandais même comment ces sensations subsistaient encore dans ma mémoire, si elles n'étaient pas pure imagination.
     Donc, un jour, je pris ma décision. Je n'avais cessé de retourner le problème dans ma tête, mais c'était seulement pour retarder le moment inévitable, aucune solution miraculeuse ne m'est apparue. Le jour suivant, c'était décidé, à sept heure du matin, je me lèverai. Je ferai mes exercices, je prendrais mon petit déjeuner puis une douche. Enfin, j'enfilerai des vêtements un peu plus dignes que ceux que je porte au quotidien. J'ouvrirai la porte de mon appartement, je m'engagerais dans le couloir, je descendrais les escaliers, et j'irai dans la rue. J'avais pour objectif une médiathèque, à environ cinq cent mètres de mon appartement. Cela me semblait un coin tranquille adapté à une première expédition.
     J'ai suivi les premières étapes de mon plan sans difficulté : j'étais motivé. Par contre, le simple fait de franchir le palier de ma porte et de m'engouffrer dans le couloir de l'immeuble puis dans la cage d'escalier fut une véritable épreuve. Je ne m'étais jamais vraiment rendu compte jusqu'à présent à quel point le fait d’avoir un vide ordure dans mon appartement était un luxe. Ce couloir me faisait peur. Mais ce qui me terrifiait totalement, c'était les portes alignées de mes voisins. Je me souvenais des quelques fois où l'un d'eux était venu frapper chez moi pour me demander je ne sais quel service ou simplement pour une tentative de communication cordiale. Moi, bien sur, je faisais le mort. Je m'immobilisais, le plus silencieusement possible, et j'attendais patiemment que le visiteur s'éloigne. Et là, chacune de ces portes menaçait à chaque instant de s'ouvrir, révélant un curieux qui me fixerai avant de me saluer et peut être même de me poser des questions.
     Je respirai profondément, et je me lançai. Je descendis les deux étages qui me séparaient du rez-de-chaussée et me figeai stupidement devant la porte d'entrée – ou plutôt la porte de sortie. Juste derrière, il y avait un monde qui n'était pas le mien, mais que je désirai plus que tout. A cet instant, je n’avais plus peur, j'étais simplement émerveillé par la renaissance qui s'offrait à moi. Je tendis vivement la main vers la poignée et j'ouvris la porte en grand.
     Dehors, le soleil était à mi chemin de sa course vers le zénith et brillait dans un ciel d'été sans nuage. Le vent était léger et chaud, agréable. J'entendais des oiseaux gazouiller par dessus les grognements diffus mais omniprésents des voitures. Je fermai les yeux pendant quelques instants pour m'imprégner de ces impressions. L'air me semblait frais, sain. Alors qu'il aurait semblé d'une incomparable banalité à n'importe quel citadin, il était pour moi, habitué à l’atmosphère viciée de mon appartement dont je n'ouvrais guère les fenêtres, comme venu de je ne sais quelle montagne épargnée par l'Homme. Je rouvris les yeux. À ma gauche, il y avait une pelouse bien verte agrémentée de quelques bosquets fleuris. Je franchis en quelques pas impatients l’espace qui m'en séparait, et après avoir enlevé mes chaussures, je m'allongeais sur l'herbe. Mon bras gauche était dans une partie encore à l'ombre, et je pouvais sentir l'humidité de la rosée sous mes doigts. Je crois que je suis resté ainsi quelques minutes, fixant le ciel d’un œil absent, plongeant mes mains dans les touffes d’herbe denses et grasses. Tout d'un coup, j'ai entendu des voix, et mon attention s'est reportée sur leur source. Deux hommes marchaient sur la route qui longeait la pelouse et me jetaient quelques regards discrets, le sourire aux lèvres. Je sentis m'envahir cette impression familière de panique folle, de nausée, qui me fait perdre tout contrôle de moi même. Ce mal-être dont je m'étais protégé avec un succès relatif depuis tant d'années. En un instant, je me suis redressé et j'ai foncé m’accroupir derrière un buisson salvateur. J'entendis des rires étouffés.
     Je compris immédiatement que ma tentative était vouée à l'échec. Tout en respirant de façon cadencée pour essayer de me calmer, la vérité m’apparue : j'étais définitivement incapable de vivre au contact de mes semblables. Cette pensée me causa un choc d'autant plus étonnant qu'elle n'était pas surprenante, c'était simplement la destruction par empirisme de mon dernier espoir.
      Une fois ma respiration redevenue normale, je me suis relevé et j'ai jeté vers le monde un regard désabusé. De l'autre coté de la rue, à une trentaine de mètres, deux agents municipaux taillaient un arbre. Entre deux chutes de branches, j'avais l'impression de voir leurs yeux s'orienter dans ma direction. Il y avait aussi quelques passants. Je ne m'attardais pas à les observer car je croyais voir leurs visages se tourner vers moi, leurs regard m'accrocher. Ma respiration était redevenue folle. Je me suis précipité vers mon immeuble, et au moment ou j'allai me jeter sur la porte, celle ci s'est ouverte, et une jeune femme est apparue. Je me suis figé. Elle me regardait droit dans les yeux, avec un mélange de curiosité et d'amusement. Je ne me souviens pas très bien de la suite. Je crois que je me suis glissé entre elle et le mur, que j'ai grimpé les escaliers presque à quatre pattes, et que j'ai traversé le couloir en me cognant aux murs. Une fois dans ma tanière, je me suis allongé, et j'ai passé plusieurs heures à essayer de me calmer. Je crois que j'ai beaucoup pleuré.
     Pendant les quelques jours qui ont suivis, je ne me suis pas lavé, je n'ai pas changé de vêtements, et je ne suis sorti de mon lit que pour manger ce qui me tombait sous la main et aller aux toilettes. Je vous épargne un récit plus détaillé de mon abattement, cela n'en vaut pas la peine.
     Ce qui par contre est important, c'est la petite idée qui m'est apparue. Si je ne pouvais sortir de chez moi le jour sous peine de tomber sous la violence des regards, pourquoi ne pas sortir quand il n'y avait personne pour me voir ? En pleine nuit, par exemple. Quelques années auparavant, j'aurais sans doute méprisé cette idée, y voyant une pale tentative de combler le manque que mon mal me causait en me contentant de l'ombre de ce que je ne pouvais pas avoir. Mais je n'étais plus en position de faire le difficile par amour propre : il me fallait m'échapper.
     Mon nouveau rythme de vie a ainsi pu commencer, tout en douceur. Désormais, mon créneau dédié au sommeil s'étalait généralement de quatre ou cinq heures du matin jusqu'à onze heure ou midi. Je consacrais le reste de la journée à mes occupations habituelles, puis, vers une ou deux heures, je sortais.
     Une nouvelle sensation de liberté m'envahit. Pendant les heures les plus profondes de la nuit, il m’arrivait certes de croiser de petits groupes de fêtards éméchés, de silencieux travailleurs nocturnes ou quelques âmes solitaires, fantômes éthérés qui me renvoyaient mon image, mais je pouvais les voir venir de loin, j'avais le temps de me glisser parmi les ombres. Et même si parfois j'étais surpris, les ténèbres ambiantes me fournissaient un bouclier acceptable, sans compter que la nuit rend naturellement plus méfiant, les gens gardent instinctivement leurs distances. Sauf ceux qui ont une trop grande quantité d'alcool dans le sang … mais ils étaient repérables par leurs élucubrations incessantes.
     Je m'émerveillais devant les vitrines illuminées des boutiques les plus diverses, les mannequins, figés et sans visage, ne me faisaient pas peur, je restais de longues minutes à les fixer, imaginant que j'étais en face de personnes de chair et d'os, que je pouvais les regarder et les laisser me regarder, leur parler. Bien sur, aucun d'eux n'a jamais répondu à mes avances, mais c’était une illusion agréable que je m'accordais non sans une dose d’auto-dérision, pensant à ces récits où le héros, seul au monde, trouve dans des mannequins de parfaits amis imaginaires. Je n'en étais pas encore là.
     J'aimais aussi me balader dans des endroits moins éclairés, que ce soient de tranquilles routes désertes ou des jardins, publics ou non. Je l'avoue, il m'arrivait régulièrement de franchir les murs de quelques propriétés privées. Je n'étais pas un voyeur (à cette heure là les gens dorment) mais découvrir ne serai-ce que de loin le mode de vie classique de mes semblables me procurait une certaine satisfaction. Je pouvais voir par les fenêtres non voilées par un rideau de petits morceaux d'intérieur, et j'imaginais la vie qui devait s'y dérouler au quotidien. Chaque canapé entraperçu éveillait en moi des idées de conversation au coin du feu, un verre à la main, chaque table de cuisine me faisait penser aux déjeuners que je pourrais préparer pour les enfants que je n'aurais jamais.
     En quelque sorte, je vivais par procuration, observant le monde et laissant mon esprit faire le lien entre moi et ces choses concrètes. Chaque nuit rentrer dans mon antre devenait plus difficile, et le jour, savoir ce monde plein de promesses si près et si inaccessible me faisait perdre tout goût à mes activités. Les livres me tombaient des mains, chacun de leurs mots me semblant refléter un univers qui me restait étranger, je ne pouvais plus écrire car mon ignorance des réalités me sautait aux yeux et rendait chacune de mes lignes sans valeur. Mon comportement commençait à friser l’apathie : je ne faisais plus rien.
     Je devais me résoudre à agir, et c'est ce que j'ai fait. J'ai raconté sur ces pages ma petite histoire égocentrique, ce fut très instructif : prendre autant de recul sur ma vie ne pouvait que me pousser à la détester, à avoir honte de moi, honte de mes peurs irrationnelles, de ma solitude permanente et de mes fantasmes désespérés de normalité. J'ai passé une dernière commande, je viens d’ouvrir le colis : une paire de menottes, parfaitement à ma taille. Et la clé, en deux exemplaires. Un seul me suffira. Je vais aller de nuit dans une rue piétonne assez fréquentée, au centre ville. Je trouverai bien un endroit pour où accrocher l'un des bracelets. L'autre sera à mon poignet. Après avoir verrouillé les menottes, je jetterai la clé hors de ma porté. Puis j'attendrai le matin.
     Il est quatre heure, les rues sont vides. J'y vais.

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