Aujourd'hui est un jour particulier pour moi. C'est
en quelque sorte un anniversaire. Pas le mien, ni celui d'un ami ou
d'un parent, ni même d'un éventuel mariage. Non, c'est bien moins
glorieux. Aujourd'hui, cela fait exactement onze ans que je n'ai pas
posé un pied en dehors de mon appartement pendant la journée, à
une exception près. Et histoire d’être clair, je précise que je
ne suis pas un vampire.
Quelqu'un de sensé se demandera sans doute comment
cela est possible, comment un homme peut vivre ainsi, et surtout
pourquoi. Je peux très facilement répondre à cette dernière
question : je suis malade. Je souffre de scopophobie, c'est à dire
que j'ai une peur irrépressible d’être vu. Vous comprendrez que
dans ces conditions ma vie quotidienne n'a jamais été aisée. Les
premiers symptômes sont apparus à l’adolescence. Rapidement, il
m'est devenu impossible de suivre une scolarité normale. Mes parents
m'ont inscrit à des cours à distance, et je faisais de mon mieux.
J'étais même plutôt doué. Mais même d'eux je ne pouvais
supporter le regard, je les fuyais, je vivais reclus dans ma chambre.
Quel avenir pouvait s'offrir à un homme qui n'était même pas
capable de communiquer avec sa mère et son père ? Le hasard a
décidé pour moi. Un jour, j'ai appris que mon parrain était mort.
Je ne l'avais jamais connu, c’était un ami d'enfance de ma mère,
et il était parti à l'étranger quelques années après ma
naissance. J'ai cru comprendre qu'il vivait en Équateur et qu'il
travaillait pour une grosse compagnie pétrolière. Et je déduisis
de la somme qui me revint en héritage qu'il n'était pas en bas de
l'échelle.
Je me retrouvai donc, jeune homme associable et sans
avenir, en possession d'un très gros paquet de fric. En raison de ma
phobie, une seule voie s'offrait à moi : poursuivre la vie
monastique que je menais déjà. Mais pour organiser ma nouvelle
existence, j'étais bien conscient qu'il me faudrait sortir,
interagir avec d'autres personnes. Nous étions en janvier, il
faisait froid : cela m'offrait une bonne excuse pour couvrir chaque
parcelle de mon corps de nombreuses couches de vêtement. Les
lunettes noires étaient une originalité en cette saison et me
faisaient courir le risque d'attirer les regards, mais sans elles je
n'aurai jamais pu tenir, il me fallait impérativement cacher mes
yeux. L'agent immobilier doit encore se souvenir de moi. Imaginez :
un homme emmitouflé sous un épais manteau et un gros bonnet, même
en intérieur. Lui tournant le dos en permanence, se cachant derrière
des lunettes de soleil, et ne s'exprimant que par quelques mots
prononcés à peine audiblement seulement quand c'était
indispensable. Et par dessus tout, n’hésitant pas à payer un gros
supplément pour avoir des rendez-vous à cinq heure du matin pour
profiter des rues tranquilles.
Il m'était impossible d'habiter dans une maison :
je n'aurai pu assurer l'entretien extérieur sans trembler à chaque
seconde en imaginant posé sur moi le regard indiscret d'un voisin ou
d'un passant. Mon choix se porta donc sur un appartement situé dans
une banlieue aussi tranquille que possible d'une ville de taille
moyenne. Idéalement, j'aurais habité dans un coin perdu de la
campagne du centre de la France, mais malheureusement, j'étais bien
conscient que je devrais me reposer sur les autres pour survivre, il
me fallait compter sur la livraison à domicile pour absolument tout
mes besoins.
Ces onze années sont donc passées, et plutôt
rapidement. N'allez pas croire que je m'ennuyais, non, j'avais nombre
de passions et d'occupations. Mon temps se partageait entre la
lecture, l'écriture, la musique ... Je m'initiais aussi entre autres
au dessin, au graphisme, à la programmation ... Cette dernière
activité me réussissait particulièrement bien, et un petit revenu
presque régulier me vient des services que je rend sur le web, bien
utile pour compléter le pactole du parrain, qui diminue
régulièrement. En effet, communiquer sur des forums ou des chats
est non seulement possible pour moi, mais c'est aussi ma seule façon
d'échanger avec mes semblables. J'ai même pu ainsi me faire
quelques amis virtuels.
Bref, vous pourriez croire que cette vie n'étais
pas si terrible, qu'elle me convenait. Vous auriez tort. Je ne tenais plus. La solitude m'écrasait, mon
isolement me brisait aussi lentement que sûrement, les murs envahis
de bibliothèques de mon appartement se refermaient chaque jour un
peu plus sur moi, jusqu’à menacer de m’étouffer. Oui, c'est le
mot juste : j'étouffais. Tant d'années en ne prononçant quasiment
aucune parole, mes seuls contacts humains se faisant avec le plombier
ou l'électricien, de qui je me cachais dans une autre pièce pendant
qu'ils travaillaient. Toucher une femme n’était pour moi même pas
un rêve, c’était une impossibilité, et cela m'était
insupportable.
Il fallait que je sorte, que je sente le vent sur ma
peau, le soleil sur mon visage, la pluie sur dans mes cheveux,
l'herbe sous mes pieds ... Je me demandais même comment ces
sensations subsistaient encore dans ma mémoire, si elles n'étaient
pas pure imagination.
Donc, un jour, je pris ma décision. Je n'avais
cessé de retourner le problème dans ma tête, mais c'était
seulement pour retarder le moment inévitable, aucune solution
miraculeuse ne m'est apparue. Le jour suivant, c'était décidé, à
sept heure du matin, je me lèverai. Je ferai mes exercices, je
prendrais mon petit déjeuner puis une douche. Enfin, j'enfilerai des
vêtements un peu plus dignes que ceux que je porte au quotidien.
J'ouvrirai la porte de mon appartement, je m'engagerais dans le
couloir, je descendrais les escaliers, et j'irai dans la rue. J'avais
pour objectif une médiathèque, à environ cinq cent mètres de mon
appartement. Cela me semblait un coin tranquille adapté à une
première expédition.
J'ai suivi les premières étapes de mon plan sans
difficulté : j'étais motivé. Par contre, le simple fait de
franchir le palier de ma porte et de m'engouffrer dans le couloir de
l'immeuble puis dans la cage d'escalier fut une véritable épreuve.
Je ne m'étais jamais vraiment rendu compte jusqu'à présent à quel
point le fait d’avoir un vide ordure dans mon appartement était un
luxe. Ce couloir me faisait peur. Mais ce qui me terrifiait
totalement, c'était les portes alignées de mes voisins. Je me
souvenais des quelques fois où l'un d'eux était venu frapper chez
moi pour me demander je ne sais quel service ou simplement pour une
tentative de communication cordiale. Moi, bien sur, je faisais le
mort. Je m'immobilisais, le plus silencieusement possible, et
j'attendais patiemment que le visiteur s'éloigne. Et là, chacune de
ces portes menaçait à chaque instant de s'ouvrir, révélant un
curieux qui me fixerai avant de me saluer et peut être même de me
poser des questions.
Je respirai profondément, et je me lançai. Je
descendis les deux étages qui me séparaient du rez-de-chaussée et
me figeai stupidement devant la porte d'entrée – ou plutôt la
porte de sortie. Juste derrière, il y avait un monde qui n'était
pas le mien, mais que je désirai plus que tout. A cet instant, je
n’avais plus peur, j'étais simplement émerveillé par la
renaissance qui s'offrait à moi. Je tendis vivement la main vers la
poignée et j'ouvris la porte en grand.
Dehors, le soleil était à mi chemin de sa course
vers le zénith et brillait dans un ciel d'été sans nuage. Le vent
était léger et chaud, agréable. J'entendais des oiseaux gazouiller
par dessus les grognements diffus mais omniprésents des voitures. Je
fermai les yeux pendant quelques instants pour m'imprégner de ces
impressions. L'air me semblait frais, sain. Alors qu'il aurait semblé
d'une incomparable banalité à n'importe quel citadin, il était
pour moi, habitué à l’atmosphère viciée de mon appartement dont
je n'ouvrais guère les fenêtres, comme venu de je ne sais quelle
montagne épargnée par l'Homme. Je rouvris les yeux. À ma gauche,
il y avait une pelouse bien verte agrémentée de quelques bosquets
fleuris. Je franchis en quelques pas impatients l’espace qui m'en
séparait, et après avoir enlevé mes chaussures, je m'allongeais
sur l'herbe. Mon bras gauche était dans une partie encore à
l'ombre, et je pouvais sentir l'humidité de la rosée sous mes
doigts. Je crois que je suis resté ainsi quelques minutes, fixant le
ciel d’un œil absent, plongeant mes mains dans les touffes d’herbe
denses et grasses. Tout d'un coup, j'ai entendu des voix, et mon
attention s'est reportée sur leur source. Deux hommes marchaient sur
la route qui longeait la pelouse et me jetaient quelques regards
discrets, le sourire aux lèvres. Je sentis m'envahir cette
impression familière de panique folle, de nausée, qui me fait
perdre tout contrôle de moi même. Ce mal-être dont je m'étais
protégé avec un succès relatif depuis tant d'années. En un
instant, je me suis redressé et j'ai foncé m’accroupir derrière
un buisson salvateur. J'entendis des rires étouffés.
Je compris immédiatement que ma tentative était
vouée à l'échec. Tout en respirant de façon cadencée pour
essayer de me calmer, la vérité m’apparue : j'étais
définitivement incapable de vivre au contact de mes semblables.
Cette pensée me causa un choc d'autant plus étonnant qu'elle
n'était pas surprenante, c'était simplement la destruction par
empirisme de mon dernier espoir.
Une fois ma respiration redevenue normale, je me
suis relevé et j'ai jeté vers le monde un regard désabusé. De
l'autre coté de la rue, à une trentaine de mètres, deux agents
municipaux taillaient un arbre. Entre deux chutes de branches,
j'avais l'impression de voir leurs yeux s'orienter dans ma direction. Il y
avait aussi quelques passants. Je ne m'attardais pas à les observer
car je croyais voir leurs visages se tourner vers moi, leurs regard
m'accrocher. Ma respiration était redevenue folle. Je me suis
précipité vers mon immeuble, et au moment ou j'allai me jeter sur
la porte, celle ci s'est ouverte, et une jeune femme est apparue. Je
me suis figé. Elle me regardait droit dans les yeux, avec un mélange
de curiosité et d'amusement. Je ne me souviens pas très bien de la
suite. Je crois que je me suis glissé entre elle et le mur, que j'ai
grimpé les escaliers presque à quatre pattes, et que j'ai traversé
le couloir en me cognant aux murs. Une fois dans ma tanière, je me
suis allongé, et j'ai passé plusieurs heures à essayer de me
calmer. Je crois que j'ai beaucoup pleuré.
Pendant les quelques jours qui ont suivis, je ne me
suis pas lavé, je n'ai pas changé de vêtements, et je ne suis
sorti de mon lit que pour manger ce qui me tombait sous la main et
aller aux toilettes. Je vous épargne un récit plus détaillé de
mon abattement, cela n'en vaut pas la peine.
Ce qui par contre est important, c'est la petite
idée qui m'est apparue. Si je ne pouvais sortir de chez moi le jour
sous peine de tomber sous la violence des regards, pourquoi ne pas
sortir quand il n'y avait personne pour me voir ? En pleine
nuit, par exemple. Quelques années auparavant, j'aurais sans doute
méprisé cette idée, y voyant une pale tentative de combler le
manque que mon mal me causait en me contentant de l'ombre de ce que
je ne pouvais pas avoir. Mais je n'étais plus en position de faire
le difficile par amour propre : il me fallait m'échapper.
Mon nouveau rythme de vie a ainsi pu commencer, tout
en douceur. Désormais, mon créneau dédié au sommeil s'étalait
généralement de quatre ou cinq heures du matin jusqu'à onze heure
ou midi. Je consacrais le reste de la journée à mes occupations
habituelles, puis, vers une ou deux heures, je sortais.
Une nouvelle
sensation de liberté m'envahit. Pendant les heures les plus
profondes de la nuit, il m’arrivait certes de croiser de petits
groupes de fêtards éméchés, de silencieux travailleurs nocturnes
ou quelques âmes solitaires, fantômes éthérés qui me renvoyaient
mon image, mais je pouvais les voir venir de loin, j'avais le temps
de me glisser parmi les ombres. Et même si parfois j'étais surpris,
les ténèbres ambiantes me fournissaient un bouclier acceptable,
sans compter que la nuit rend naturellement plus méfiant, les gens
gardent instinctivement leurs distances. Sauf ceux qui ont une trop
grande quantité d'alcool dans le sang … mais ils étaient
repérables par leurs élucubrations incessantes.
Je m'émerveillais
devant les vitrines illuminées des boutiques les plus diverses, les
mannequins, figés et sans visage, ne me faisaient pas peur, je
restais de longues minutes à les fixer, imaginant que j'étais en
face de personnes de chair et d'os, que je pouvais les regarder et
les laisser me regarder, leur parler. Bien sur, aucun d'eux n'a
jamais répondu à mes avances, mais c’était une illusion agréable
que je m'accordais non sans une dose d’auto-dérision, pensant à
ces récits où le héros, seul au monde, trouve dans des mannequins
de parfaits amis imaginaires. Je n'en étais pas encore là.
J'aimais aussi me
balader dans des endroits moins éclairés, que ce soient de
tranquilles routes désertes ou des jardins, publics ou non. Je
l'avoue, il m'arrivait régulièrement de franchir les murs de
quelques propriétés privées. Je n'étais pas un voyeur (à cette
heure là les gens dorment) mais découvrir ne serai-ce que de loin
le mode de vie classique de mes semblables me procurait une certaine
satisfaction. Je pouvais voir par les fenêtres non voilées par un
rideau de petits morceaux d'intérieur, et j'imaginais la vie qui
devait s'y dérouler au quotidien. Chaque canapé entraperçu
éveillait en moi des idées de conversation au coin du feu, un verre
à la main, chaque table de cuisine me faisait penser aux déjeuners
que je pourrais préparer pour les enfants que je n'aurais jamais.
En quelque sorte,
je vivais par procuration, observant le monde et laissant mon esprit
faire le lien entre moi et ces choses concrètes. Chaque nuit rentrer
dans mon antre devenait plus difficile, et le jour, savoir ce monde
plein de promesses si près et si inaccessible me faisait perdre tout
goût à mes activités. Les livres me tombaient des mains, chacun de
leurs mots me semblant refléter un univers qui me restait étranger,
je ne pouvais plus écrire car mon ignorance des réalités me
sautait aux yeux et rendait chacune de mes lignes sans valeur. Mon
comportement commençait à friser l’apathie : je ne faisais
plus rien.
Je devais me
résoudre à agir, et c'est ce que j'ai fait. J'ai raconté sur ces
pages ma petite histoire égocentrique, ce fut très instructif :
prendre autant de recul sur ma vie ne pouvait que me pousser à la
détester, à avoir honte de moi, honte de mes peurs irrationnelles,
de ma solitude permanente et de mes fantasmes désespérés de
normalité. J'ai passé une dernière commande, je viens d’ouvrir
le colis : une paire de menottes, parfaitement à ma taille. Et
la clé, en deux exemplaires. Un seul me suffira. Je vais aller de
nuit dans une rue piétonne assez fréquentée, au centre ville. Je
trouverai bien un endroit pour où accrocher l'un des bracelets.
L'autre sera à mon poignet. Après avoir verrouillé les menottes,
je jetterai la clé hors de ma porté. Puis j'attendrai le matin.
Il est quatre
heure, les rues sont vides. J'y vais.
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