Intimidé par le volume du Monde comme volonté et comme représentation, je découvre Schopenhauer avec un texte plus modeste. Et même si Schopenhauer va taper régulièrement et assez inutilement sur l'homme du commun, et si la quatrième partie est juste un entassement de citations assez indigestes, j'ai pris plaisir à lire Sur la liberté de la volonté humaine, premier des deux essais regroupés dans Les deux problèmes fondamentaux de l'éthique. En somme, Schopenhauer s'y montre radicalement essentialiste et déterministe, avec quelques phrases percutantes. Je crois n'avoir compris qu'à moitié sa conclusion à tendance métaphysique.
Commençons par un morceau de sa longue définition de la liberté :
Le concept empirique de liberté dit par conséquent : « Je suis libre si je peux faire ce que je veux » : et c'est alors le « ce que je veux » qui décide d'avance la liberté. Mais si nous interrogeons maintenant la liberté du vouloir lui-même, la question se formulerait ainsi : « Peux-tu aussi vouloir ce que tu veux ? » — ce qui donne l'impression que le vouloir dépend encore d'un autre vouloir qui se trouverait derrière lui.Et ainsi à l'infini : on peut éternellement remonter la chaine de la volonté jusqu'à ce que seule la question « Peux-tu vouloir ? » subsiste. Schopenhauer applique ensuite la causalité à cette volonté humaine : les actes ne seraient pas libres, mais nécessaires. Si la conscience peut examiner en détail le monde extérieur, elle peut difficilement s'examiner elle-même : « rien d'autre ne se présente au sens dit interne que notre volonté propre, aux mouvements de laquelle se réduisent en vérité tous les sentiments dits intérieurs. » Vision très sombre si selon lui, comme j'ai cru le comprendre, cette volonté est entièrement déterminée : c'est presque une vision mécaniste de l'esprit humain.
Notion importante : la séparation de la causalité en trois éléments de complexité croissante.
- La cause : les changements mécaniques, physiques, chimiques. La matière et les énergies réagissent avec les matières et les énergies. Les corps inorganiques sont essentiellement déterminés de cette façon.
- L’excitation : il n'y a plus nécessairement de réaction proportionnelle entre cause et conséquence. Schopenhauer y associe les plantes, mais aussi nous autres animaux. Exemple : un peu de vin stimule, un verre de plus assomme.
- La motivation ou le motif : c'est la causalité qui passe par la connaissance. La force motrice que nous appelons volonté.
C'est exactement comme si l'eau disait : « Je peux faire de hautes vagues (mais oui ! quand la mer est agitée par une tempête), je peux me précipiter comme un torrent impétueux (mais oui ! dans le lit d'un fleuve), je peux retomber en écumant et en bouillonnant (mais oui ! dans une cascade), (...) mais je ne fais rien de tout cela, et je reste volontairement, tranquille et limpide, dans mon étang miroitant. » Comme l'eau ne peut faire toutes ces choses que si des causes déterminantes se produisent et l'amènent à faire ceci ou cela, tout homme ne peut faire ce qu'il prétend pouvoir faire que dans les mêmes conditions. Il lui est impossible d'agir jusqu'à ce que les causes se produisent : mais dès qu'elles sont produites, il doit agir, tout comme l'eau, lorsque les circonstances sont appropriées.Et si Schopenhauer se tenait derrière cet homme pour philosopher sur son compte, il introduirait une nouvelle cause qui modifierait l'action de l'homme, qui agirait en réaction de façon à démontrer sa liberté...
Comme il est impossible de se faire une image de la volonté en soi, ce n'est que par ses propres actes que l'on apprend à connaitre son caractère, c'est à dire la façon dont les causes extérieures produisent en nous un motif. Et ce caractère pour Schopenhauer est constant et immuable : « L'homme ne change jamais. » Ainsi il n'est clairement pas un partisan de, disons, la justice réhabilitatrice : « Aucune influence morale ne peut aller plus loin qu'une correction de la connaissance, et le projet de supprimer les défauts du caractère d'un homme par des discours et des sermons de morale, afin de changer son caractère même, sa moralité à proprement parler, revient à vouloir transformer le plomb en or par quelque action extérieure. » Il me semble qu'on peut aujourd'hui être aisément plus nuancé sur question (voire la notion de neuroplasticité), mais j'aime cette opposition entre le savoir et l'être qui, elle, est intemporelle : la dissonance entre le savoir et l'être est bien souvent considérable, et celui qui s'aventure à la réduire se lance dans un projet de longue haleine qui peut mener à un suicide social.
Schopenhauer défend son essentialisme : si le caractère s'apprenait, « le caractère devrait se fixer bien tard (alors qu'en fait on peut déjà le reconnaitre chez les enfants). » Son deuxième argument est encore plus étrange : en gros, il affirme que si le caractère vient des circonstances (c'est à dire s'il est acquis) alors toute responsabilité morale envers ce caractère disparait (question éternellement d'actualité) mais aussi que ce caractère provient du hasard, de la Providence. Étrange, puisque justement tout l'intérêt de la position constructiviste est la possibilité de modifier le caractère en modifiant les circonstances, ce qui n'a pas l'air de traverser l'esprit de Schopenhauer.
Une belle phrase pour conclure : « Par ce que nous faisons, nous n'apprenons que ce que nous sommes. »
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