mardi 15 octobre 2019

L'Expérience de la nuit - Marcel Béalu

L'Expérience de la nuit - Marcel Béalu

L'Expérience de la nuit (1945) de Marcel Béalu est un roman déconcertant. On est plus dans du surréalisme que du fantastique, servi par une écriture recherchée, voire désuète, qui n’hésite pas à employer l'imparfait du subjonctif. Au début, c'est efficace, intrigant. Le narrateur évolue dans un monde proche du nôtre, mais comme hors du temps et de l'espace, où tout semble vouloir le piéger. Il y a une véritable ambiance de solitude anxiogène. Au milieu du roman on rejoint étonnamment un classique du fantastique français : une perturbation de la vision. Le narrateur se fait donner de nouveaux yeux par un scientifique suspect, et ses perceptions en sont modifiées, il voit l'univers comme s'il était sous LSD. Tout lui semble plus vaste, plus beau, plus dense, il perçoit tout simplement plus. Mais il y a un prix à payer : tout ce qu'il touche tombe en poussière. On est là incroyablement proche de L’œil du purgatoire de Jacques Spitz, publié la même année, où là aussi le narrateur subit une modification radicale de la vision qui le condamne à ne plus pouvoir interagir avec le monde. On pense aussi à Un autre monde (1895) de Rosny ou L'homme truqué de Maurice Renard (1921)

Mais au final, L'Expérience de la nuit, malgré une écriture mystérieuse et accrocheuse, pèche par son côté expérimental. Plus la trame avance, et plus on se demande s'il y a une colonne vertébrale. Il y en a peut-être une, thématique, mais narrativement, le roman ne retombe jamais sur ses pattes. On a l'impression, comme trop souvent dans ce genre de littérature, d'une vaste esbroufe, d'un talent réel utilisé plus pour faire voler en éclat les codes que pour construire une œuvre solide.

Et quel dommage, parce que quand on lit des passages tels ceux ci-dessous, qui témoignent d'une vison riche et réelle —  et des moyens de l'exprimer — on aimerait qu'ils soient les briques d'une bâtisse robuste plutôt que des feuillets jetés au vent :
La raison ne sert qu'à justifier nos impulsions. Elle est l’inutile oriflamme clamant dans le vent : toute cette masse, au-dessous de moi, je la fais se mouvoir, c'est moi le maître du navire... pendant que la voilure se gonfle et travaille, silencieuse.

La plupart des hommes ne voient pas parce qu'ils sont trop accoutumés à voir. Guérir l’œil, soigner la vue... utopie de pédagogues à l'esprit lourd, qui confondent l'effet avec la cause. Il faut déplacer le regard, changer l'angle de vision pour que la vérité essentielle apparaisse dans un nouveau relief. Donner à chacun regard à sa mesure, puisqu'il est impossible de transformer le monde à la mesure de chaque regard...

Mieux valait trébucher dans les ténèbres vers le jour que courir allègrement sous la lumière vers la nuit.

2 commentaires:

  1. Je pourrais me laisser tenter par un roman comme celui-ci, surtout au regard des œuvres auxquelles tu le compares. Et j'aime bien l'idée de la "solitude anxiogène".

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    1. Je suis toujours surpris de la fréquence à laquelle L’œil du purgatoire de Spitz est une référence pertinente !

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