dimanche 11 mars 2018

La conquête sociale de la terre - Edward O. Wilson


La conquête sociale de la terre - Edward O. Wilson

Un mélange de biologie de l'évolution et de psychologie cognitive qui explore l’aspect social de l'évolution humaine. La principale thèse de l'auteur, c'est la sélection à niveaux multiples. C'est à dire que l'évolution humaine serait due à un mélange entre la sélection individuelle, la plus connue, et la sélection de groupe. Une autre notion qui revient en permanence, c'est l'eusocialité, qui définit l'humanité et quelques autres animaux sociaux (fourmis, abeilles...). Pour se développer, l'eusocialité a besoin d'un groupe qui protège un nid en coopérant. Elle se réalise quand « les membres d'un groupe appartiennent à plus d'une génération et divisent le travail d'une façon qui sacrifie au moins une partie de leurs intérêts personnels à l'intérêt du groupe. » (p.184) L'auteur passe aussi pas mal de temps à parler des fourmis, qui sont à mes yeux nettement moins passionnantes que les humains. Ci-dessous, un petit relevé des éléments les plus marquants du livre.

En revenant au début du labyrinthe de l'évolution, Wilson rappelle les « préadaptations » (caractéristiques qui permettront à l'espèce qui les possède de se développer) extrêmement improbables qui ont permises à l'humanité de prendre les bons virages dans le labyrinthe et de devenir ce qu'elle est :
  • L'existence sur la terre ferme. En effet, pas de feu, de soufflet ou de forge sous l'eau.
  • La grande taille du corps. Seule une infime partie des organismes terrestres font notre taille ou plus. Et pour les organismes trop petits, il n'est pas possible d'avoir un cerveau suffisamment grand ni d'allumer et maîtriser un feu.
  • Les mains préhensiles. C'est la particularité des primates, et sans doigts souples (ou tentacules), il n'est pas possible de fabriquer ou d'utiliser des outils complexes.
  • La position debout qui permet de libérer les mains, qui peuvent du coup servir à manipuler des objets avec adresse.
  • L'adaptation à un régime alimentaire incluant de la viande, très dense en calories.
  • La coopération, notamment dans la chasse, qui permet la formation de groupes organisés.
  • La maîtrise du feu, pour la cuisson, la chasse et bien d'autres choses.
  • Le feu permet une certaine sédentarité, et autour des ces « nids » a pu se développer l'eusocialité.
  • La division du travail.

L'auteur consacre un chapitre particulièrement intéressant au tribalisme comme trait humain fondamental (pages 81 et suivantes). « Les gens ont besoin d'appartenir à une tribu. Ils reçoivent d'elle un nom qui s’ajoute au leur et une raison d'être sociale dans un univers chaotique. L'environnement devient par là moins déroutant et moins dangereux. » « De nos jours, à travers le monde, échaudés par la guerre dont ils redoutent les conséquences, les gens se sont tournés de plus en plus vers son équivalent moral : les sports d'équipes. Leur soif d'appartenir à un groupe gagnant peut-être comblée par la victoire de leurs guerriers au terme des affrontements qui ont lieu sur ces champs de bataille ritualisés. » « Le besoin élémentaire de former des groupes et de prendre grand plaisir à appartenir à un groupe se traduit facilement à un plus haut niveau dans le tribalisme. Les gens ont tendances à être ethnocentriques. » « Quand, au cours d'expériences, on a furtivement montré à des Américains blancs et à des Américains noirs des photos de l'autre race, leur amygdale, centre de la peur et de la colère, s'est activée si vite et si imperceptiblement que cette réaction a échappé aux centres conscients de leurs cerveaux. Les sujets, en effet, n'y pouvaient rien. Quand, au contraire, on a jouté un élément pertinent – par exemple le Noir était un médecin et le Blanc, son patient –, les autres sites du cerveau intégrés dans les centres supérieurs de l'apprentissage, le cortex cingulaire préférentiel dorso-latéral, se sont activés en réduisant l’amygdale au silence. Ainsi, le grégarisme est le fruit de l'évolution de parties différentes du cerveau par sélection de groupe. Celles-ci entrent en jeu dans la tendance innée à dévaloriser ceux d'autres groupes ou au contraire à refréner ses effets autonomes immédiats. »

La suite logique à explorer après le tribalisme, c'est la guerre. « La meilleur façon d'obtenir le soutien du public est de faire appel aux passions que suscite la lutte à mort, et l'amygdale en est le grand ordonnateur. »

Wilson explore souvent la frontière entre le génétique et le culturel. Par exemple, on sait que la consanguinité n'offre pas de bonnes perspectives d'avenir, et il semble que cet instinct soit implanté génétiquement en nous, pas seulement culturellement. Dans ce cas, c'est « la coexistence étroite dans les trente premiers mois de la vie d'un des partenaires ou des deux » (p.259) qui éveille chez l'individu l'instinct qui l’empêche de considérer autrui comme un partenaire reproductif.

Dans des expériences, des humains de deux ans et demi semblent avoir les mêmes compétences que des chimpanzés pour résoudre des problèmes physiques et spatiaux. Pas contre, les enfants dominent très largement les singes dans les tests sociaux. Il semble donc que « les humains réussissent non pas parce qu'ils possèdent une intelligence supérieure qui trouve la solution à tous les défis, mais parce qu'ils sont de naissance des spécialistes ès compétences sociales. En coopérant par la communication et la lecture d'intention, les groupes font beaucoup mieux que les efforts de n'importe quel solitaire. » (p.290)

Une théorie particulièrement centrale et marquante de Wilson est la façon dont il utilise la sélection à niveaux multiples pour explorer la moralité humaine. « La sélection individuelle résulte de la compétition pour la survie et la reproduction entre les membres du même groupe. Elle façonne dans chacun des instincts fondamentalement égotistes, tant par des conflits directs que par des différences de compétences destinées à l'exploitation de l’environnent. La sélection de groupe façonne des instincts qui tendent à rendre les individus altruistes les uns envers les autres (mais pas envers les membres d'autres groupes). La sélection individuelle est responsables en grande partie de ce que l'on appelle péché, alors que la sélection de groupe l'est pour l'essentiel de la vertu. » (p.310) Mais pas forcément la vertu envers les autres groupes, je précise. Wilson continue sur le sujet : « il existe une règle impérative dans l'évolution sociale génétique : les individus égoïstes l'emportent sur les individus altruistes, alors que les groupes d'altruistes l'emportent sur les groupes d’égoïstes. La victoire ne peut jamais être totale, car l'équilibre des pressions de sélection ne va à aucun des deux extrêmes. » (p.354) On peut deviner les tensions qui résultent de ces deux forces, et Wilson ne manque pas d'y venir : « Il est inévitable que ces forces antagonistes de sélection à niveaux multiples provoquent dans l'esprit de l'être humain une distorsion permanente, qui s'expriment par d'innombrables scénarios à la faveur desquels les individus se lient, s'associent, se trahissent, partagent, se sacrifient, se volent, trompent, se rachètent, punissent, supplient et se prononcent. La lutte endémique qui se livre dans le cerveau de chacun et qui se reflète dans l'immense superstructure de l'évolution culturelle constituent la matière première des sciences humaines. Un Shakespeare dans le monde des fourmis, qui ignorent la lutte entre l’honneur et la trahison et que leurs instincts limitent à une minuscule palette de sentiments, ne pourrait écrire que deux tragédies, l'une célébrant une victoire et l'autre déplorant une défaite. En revanche, l'homme de la rue peut inventer une variété illimitée d'histoires de ce genre et composer une symphonie sans fin où les états d'âmes se modulent sur des registres inépuisables. » (p.349) Ainsi l'art peut aussi s'expliquer par cette théorie évolutionnaire.

Wilson parsème tout son livre, et particulièrement la fin, d'une réfutation rationnelle des religions. Je ne me suis pas attardé sur le sujet car même si c'est fort bien amené, je n'ai vraiment pas besoin d'être convaincu. Wilson conclut, sans le citer explicitement, sur le paradoxe de Fermi, qui décidément se retrouve partout. Son opinion est que l'humanité ne quittera sans doute jamais la Terre, que de toutes façons ça ne servirait pas à grand chose et que c'est au contraire un espoir dangereux car il peut servir d'excuse pour la destruction sans complexe de notre biosphère.

378 pages, 2012, flammarion

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire