Juste un papier écrit pour la fac qui, je crois, n'est pas trop mauvais, du coup je le stocke ici avant qu'il ne disparaisse quand mon pc rendra l’âme sans prévenir. Hop.
Le roman
2001 L’odyssée de l'Espace n'existerait
pas sans Stanley Kubrick. En effet, le réalisateur, décidé à
faire un film de science fiction, prend contact au printemps 1964
avec Arthur C. Clarke, considéré à l'époque comme une référence
du genre en littérature. Ensemble, les deux hommes vont créer une
histoire qu'ils adapteront chacun dans leur média de prédilection.
Clarke indique dans la préface à 2010 Odyssée Deux
que « les deux projets ont été menés de front,
chacun venant influencer l'autre ».
C'est ainsi qu'en 1968 verront le jour le film et le roman qui
partagent le même nom et la même trame globale, même si de
nombreux détails diffèrent. Clarke est crédité avec Kubrick comme
co-scénariste du film, et ce dernier, dont le nom ne figure pas dans
le livre, si ce n'est dans la dédicace « à
Stanley », a eu un rôle
essentiel dans sa création. Il ne s'agira pas ici de savoir qui est
à l'origine de quoi, mais d'explorer les liens entre le roman et une
nouvelle de Clarke écrite en 1948, La Sentinelle.
Ce court récit est en effet un véritable prototype de 2001
et semble déjà en contenir
l'essence. On peut trouver dans d'autres nouvelles de Clarke des
signes précurseurs du roman à venir, mais nous essaierons de
montrer en quoi cette nouvelle est particulièrement intéressante.
Commençons par un
résumé des œuvres pour montrer les liens les plus évidents entre
la nouvelle et le roman. 2001
s'ouvre sur une scène préhistorique. Une tribu d' « hommes
singes » fait la rencontre
d'un monolithe venu de l'espace qui, après quelques expériences,
tente d’insuffler à ces créatures un commencement d'intelligence.
Il est clairement indiqué que de nombreux monolithes se livrent à
des activités similaires partout sur la Terre. L’artefact retourne
d'où il est venu après avoir accompli sa mission avec succès.
Séquence suivante, cette fois dans un futur proche. Un scientifique
se dirige d'urgence vers la base que l'humanité a installé sur la
lune. On apprend qu'un étrange monolithe noir a été découvert
dans le sol lunaire, un objet vieux de trois millions d'années
manifestement créé par une intelligence inconnue. Une fois mis au
jour, le monolithe envoie un puissant signal vers les étoiles. Les
hommes savent désormais qu'ils ne sont pas seuls, et de nombreuses
spéculations quant à la nature de ces autres êtres intelligents
ponctuent le roman à partir de ce point. Le lecteur suivra ensuite
le vaisseau d’exploration Explorateur 1 (Discovery One en version
originale) parti en mission vers Japet, lune de Saturne, qui semble
avoir été le point visé par le signal émit par le monolithe.
Après quelques déboires avec l'intelligence artificielle du
vaisseau, David Bowman, seul survivant de l'expédition, découvre
sur Japet un autre monolithe. Il sera transporté très loin dans
l'espace par des forces dépassant les capacités de compréhension
humaine, rencontrera une intelligence extraterrestre bien plus
avancée que l'Homme sur la longue route de l'évolution, et
retournera à proximité de la Terre en étant devenu un être plus
proche du dieu que de l'humain. La Sentinelle
étant une nouvelle, son échelle est bien plus limitée. Dans ce
récit, lors d'une exploration de routine de la lune, le narrateur
découvre un artefact en forme de pyramide qui apparaît clairement
comme étant un objet extraterrestre extrêmement ancien mais
pourtant parfaitement conservé. Le narrateur se livre ensuite à des
conjectures quand à la nature de la pyramide et des êtres qui l'ont
construite. Les deux récits impliquent donc la découverte d'un
objet mystérieux sur la lune et diverses réflexions sur la nature
de l'intelligence et de son évolution à travers le temps. Nous
essaierons de détailler ces liens de façon progressive, en
commençant par les éléments plus anecdotiques pour aller vers les
grandes idées structurelles.
A l'origine du projet,
la création commune de Kubrick et de Clarke avait pour titre
« Journey Beyond the Stars ».
Le titre final a le mérite d’être moins générique tout en
reprenant explicitement la thématique du grand voyage en renvoyant à
L'odyssée d'Homère.
La nouvelle La Sentinelle
se déroule à la « fin de l'été 1996 ».
C'est une date très proche de celle à laquelle se passe le roman,
mais on comprend que 1996 L'odyssée de l'Espace
aurait été un titre moins percutant que 2001,
qui symbolise l'entrée dans nouveau millénaire, un nouveau départ
pour l'humanité, une ère où tout semble possible (du moins en se
replaçant dans le contexte des années soixante). Le titre original
de la nouvelle avait un sens plus concret, en rapport direct avec son
contenu. Mais on ne peut comprendre ce qu'est cette sentinelle qu'une
fois le récit lu. Au contraire, un titre comme 2001
L’odyssée de l'Espace
véhicule avec succès des idées générales indiquant clairement la
nature de l’œuvre : dans un futur suffisamment proche pour
qu'on se sente concerné mais suffisamment éloigné pour que tout
soit possible, l'homme part explorer l'espace. La date choisie a donc
une fonction symbolique tout en donnant trois décennies à
l'écrivain pour rendre crédible les progrès scientifiques qu'il
lui plaira de mettre en scène.
La nouvelle et le roman partagent un lieu capital :
la lune. Si l'intégralité de La Sentinelle y prend place,
dans 2001, la lune n'est qu'un lieu de passage. En effet, à
l'époque de rédaction du roman (1964-1968), le satellite est
presque conquis, l’Homme s’apprête à y poser le pied. Pour que
le récit reste pertinent sur le long terme et offre un sentiment de
plongée vers l'inconnu, il importe donc de faire voyager le lecteur
plus loin que ce que la réalité offrira sous peu. On constate de
nombreux points communs dans la description du satellite. Ainsi, dans
la nouvelle de 1948, l'exploration lunaire est décrite comme étant
« une routine assommante » ne présentant « aucun
caractère périlleux ou même excitant ». On retrouve cet
aspect dans 2001, où les voyages Terre-lune ne semblent
qu'une formalité, la base lunaire ressemblant à une véritable
petite ville dans laquelle vivent même des enfants ne connaissant la
Terre que de réputation. Les moyens de déplacement sur le sol
lunaire se ressemblent aussi beaucoup. Dans la nouvelle le véhicule
d'exploration dans lequel « tout est si banal, si familier,
à l'exception de la sensation de légèreté et de la lenteur
insolite à laquelle tombent les objets » ressemble à une
maison croisée avec un tracteur à chenilles. Dans 2001, les
personnages utilisent un « laboratoire mobile »,
« une véritable base autonome dans laquelle vingt hommes
pouvaient vivre et travailler durant plusieurs semaines ».
On constate cependant une amélioration notable par rapport au
véhicule de la nouvelle : celui-ci dispose de fusées et est en
fait « une sorte d'astronef qui se déplaçait au sol et
pouvait décoller en cas de besoin ». Si les progrès
technologiques font évoluer les moyens de transport, ils ne changent
pas les paysages lunaires. Ceux-ci, dans La Sentinelle, sont
décrits comme emplis de « terrifiantes montagnes, bien plus
acérées que les douces collines de la Terre » et de
« murailles montagneuses ». Dans 2001, ce
« paysage pétrifié » débordant de « pics
acérés » reste le même. Il est agrémenté d'un détail
frappant l'imagination : le clair de Terre. Déjà évoqué dans
la nouvelle, « le croissant de la Terre, blotti dans berceau
d'étoiles » prend une dimension nouvelle dans 2001.
Notre planète y « était des dizaines de fois plus
brillante que la pleine lune et recouvrait le paysage d'une froide
clarté bleu-vert », agissant comme un phare rappelant leur
origine à tous les humains de l'ère spatiale.
On trouve dans la vision de la lune des deux textes une
différence majeure : la vie. En 1948, l'idée que la lune
pouvait un jour avoir abrité quelques formes de vie semblait
acceptable. Le narrateur ne cesse de mentionner la présence massive
d'eau liquide sur la lune comme si elle allait de soi :
Nous avions déjà parcouru un peu moins de deux cents
kilomètres en une semaine, contournant les contreforts des montagnes
qui bordaient le rivage de ce qui, quelques millions d'années
auparavant, avait été une mer. Lorsque la vie en était sur Terre à
ses premiers balbutiements, ici, elle s’éteignait déjà. Les
flots se retiraient des flancs de ces formidables falaises pour
s’abîmer dans le cœur béant de la lune. Sur le sol même que
nous foulions, l'océan sans marée avait jadis atteint près d'un
kilomètre de profondeur.
Si pour lui les Mare de la lune étaient
autrefois de véritables mers, la présence de vie fait sens. Les
scientifiques, dont lui-même, sont persuadés que « les
seules créatures qui eussent jamais existé ici étaient quelques
plantes primaires et leurs ancêtres, à peine moins dégénérés ».
Ainsi on peut comprendre qu'en se retrouvant face à l’artefact
pyramidal, la principale hypothèse du narrateur soit celle d'une
civilisation lunaire. Pour lui, c'est une remise en cause de ses
conceptions, car il n'envisageait pas la vie intelligente sur la
lune, mais cela reste crédible, car il était déjà convaincu de
la présence d'eau liquide et de vie végétale dans le passé du
satellite. Son processus de pensée est progressif. Dans un premier
temps, il est envahi par une « étrange euphorie »
car il sait à présent qu'a bel et bien existé une « civilisation
lunaire ». Puis, petit à petit, constatant notamment que
la pyramide est totalement vierge de « poussière
cosmique » et d'impacts de météores, contrairement au
sol lunaire à coté d'elle, « comme si un mur invisible la
protégeait des ravages du temps », la vérité se fraie
un chemin dans son esprit. En revanche, dans 2001, il n'y a
jamais d’ambiguïté. La première partie du roman mettant en
scène quelques millions d'années plus tôt les confrères du
monolithe lunaire, il n'est pas question de surprise pour le
lecteur : il sait parfaitement que ses créateurs dépassent de
loin l'intelligence humaine et viennent d'un lieu bien plus éloigné
que la lune. Ainsi, si les hypothèses évoquées dans 2001 à
propos des extraterrestres ne manquent pas, elles partent toutes de
ces bases.
La façon dont est découvert l’artefact est
également représentative d'un progrès entre les deux textes. Dans
La Sentinelle, c'est la façon la plus primaire qui soit :
la vue. Un reflet étrange aperçu de loin et une personnalité
curieuse, on comprend qu'il s'agit d'un hasard. Il aurait été
possible que, dans toute l'Histoire à venir, jamais personne ne
passe dans ce coin stérile de lune. Dans 2001, le monolithe
est enfoui sous plusieurs mètres de sol lunaire, toute détection
par la vue est donc impossible. C'est par un moyen plus complexe que
la découverte sera faite : « l'exploration magnétique
de cette région à partir d'un satellite placé en orbite basse ».
Suite à la détection d'une déconcertante anomalie magnétique, une
équipe est envoyée sur place pour découvrir l'origine de cette
perturbation. Le premier constat que l'on peut faire sur ce
changement est celui de la mise en scène du progrès technologique.
Il est plus crédible que dans des environnements aussi vastes les
découvertes se fassent par le biais d'outils automatisés que par
les très limités sens humains. Ensuite, cela change complètement
les rôles possibles de l’artefact. S'il est discrètement posé
dans un coin, cela implique qu'il pourrait avoir été créé sans
prendre en compte sa possible découverte par une jeune espèce à
l'intelligence naissante comme l'humanité. Si, en revanche, il est
caché tout en émettant un signal identifiable, cela pourrait
signifier qu'il avait pour but d’être découvert. Pas trop tôt,
quand une jeune espèce ne pourrait compter que sur sa vue, mais
immanquablement quand elle commencerait à faire des recherches à
grande échelle impliquant un certain niveau technologique. On voit
donc que dans 2001 la façon dont est découvert le monolithe
est un élément capital de tout le récit à venir puisqu'il est
explicite qu'il avait pour but d’être trouvé.
Continuons sur la nature de l’artefact lunaire. Une
différence majeure entre la vision de la nouvelle et celle du roman
concerne la forme de l'objet. De « grossièrement
pyramidal », faisant « deux fois la hauteur d'un
homme », il devient « un bloc de matière noire,
dressé verticalement » et « parfaitement
symétrique » d'environ trois mètres. Premier constat, il
n'y a pas dans le monolithe de 2001 quoi que ce soit de
« grossier ». Au contraire, il est la perfection
incarnée. Après beaucoup d'analyses, il est même établi que le
rapport entre la hauteur, la largeur et l'épaisseur du monolithe est
de « 1 – 4 – 9, ce qui correspond au carré des trois
premiers nombres entiers », rapport qui se maintient
« jusqu'aux limites du mesurable ». Si ces détails
géométriques ne peuvent être compris, ils contribuent à donner à
l'objet une aura de supériorité mystique, comme si ses créateurs
avaient découvert une vérité mathématique imperceptible pour les
humains. De plus, on peut remarquer qu'un monolithe possède trois
axes de symétrie alors qu'une pyramide n'en a que deux, rapprochant
ainsi l’artefact d'une sorte d'idéal géométrique. Mais le
véritable sens de ce changement de forme pourrait être bien
différent. Le fait est que le marché de la pyramide était déjà
complètement saturé par l’Égypte antique. Le narrateur de La
Sentinelle, une fois sa découverte faite, ne manque pas de faire
le rapprochement : « les Égyptiens auraient pu le
faire, pensai-je, si leurs artisans avaient possédés des outils
identiques à ceux qu'avaient utilisés ces architectes biens plus
anciens ». Il est possible que ce soit le développement du
film en parallèle du roman qui soit à l'origine de ce changement.
Plus encore que le roman, le cinéma a besoin de visuels iconiques.
Une pyramide ancrerait dans l'esprit des spectateurs des
rapprochements qui pourraient nuire à leur perception du film. La
forme du monolithe était beaucoup plus disponible, encore neutre. Ce
qui, grâce à Clarke et Kubrick, n'est plus le cas aujourd'hui.
Quand par exemple Christopher Nolan dans Interstellar donne à
ses intelligences artificielles des corps qui ont la forme de
monolithes noirs, ce n'est pas innocent. La figure du monolithe,
comme celle de la pyramide avant elle, est désormais chargée d'un
puissant héritage.
L’artefact a changé et avec lui les méthodes
d'investigation humaine. Dans La Sentinelle, les méthodes
employées sont assez brutales :
Il nous a fallu vingt ans pour briser ce bouclier
invisible et atteindre la machine dissimulée à l'intérieur de ces
murs de cristal. Ce que nous ne pouvions comprendre, nous l'avons
détruit avec la puissance sauvage de l'arme atomique, et j'ai vu les
fragments du bel objet brillant que j'avais découvert, là-haut, sur
la montagne.
La technique d'ouverture de l'objet est ancrée dans le
contexte de rédaction, quand l'explosion des bombes atomiques dans
le ciel japonais ne datait que de quelques années et que la menace
de la guerre froide faisait ses débuts. Il faut reconnaître aux
scientifiques de Clarke d'avoir eu pendant vingt ans la patience de
tenter d'autres possibilités, mais aucune n'est mentionnée.
L'artefact semble donc particulièrement coriace, mais s'il a été
capable de résister aux forces de la nature pendant des centaines de
millions d'années, ne peut-on pas supposer qu'il pourrait également
supporter une petite explosion atomique ? Dans 2001, de
nombreux moyens plus subtils sont envisagés :
Jusqu'à présent, le bloc noir avait résisté à
toutes les tentatives de Michaels et de ses collègues pour prélever
des échantillons. Ils ne doutaient pas qu'un rayon laser put en
venir à bout – rien ne résistait à une telle concentration
d'énergie – mais la décision d'employer un moyen si radical
revenait à Floyd. D'ors et déjà, il était déterminé à essayer
les rayons X, les ultra-sons, les faisceaux ne neutrons et autres
moyens avant d'en venir au laser. C'était le propre du barbare de
détruire ce qu'il ne pouvait comprendre (…).
Cette fois la narration n'attendra pas vingt ans pour
donner les résultats de ces expériences, mais on peut les deviner.
Il est probable que ce déchaînement de technologie ne donne aucun
résultat. On peut supposer que cela correspond aux vingt ans de
recherches infructueuses qui sont évoquées dans La Sentinelle et
que les chercheurs de 2001 n'auront pas plus de succès.
Peut-être finiront-ils eux aussi par utiliser des moyens
destructeurs. Et même si l'arme atomique ou le laser parviennent à
ouvrir l'artefact, cela ne mènerait pas à grand chose, comme on
l'apprend dans la nouvelle : « les mécanismes – si
mécanisme il y a – de la pyramide appartiennent à une technologie
hors de notre portée ». Et en conséquence, pour
l'humanité, « ils n'ont aucun sens ». Ce serait
le cas aussi dans 2001, peu importe ce qui se trouve à
l'intérieur du monolithe, ce qu'il importe de savoir c'est que ce
serait certainement incompréhensible. Le récit peut donc
progresser, l'homme peut envoyer un vaisseau d'exploration vers
Japet, sans que l’énigme du monolithe ne paraisse irrésolue.
Ces vingt années de recherche, qui représentent une
partie non négligeable d'une vie humaine, ne sont pas grand chose à
l'échelle des intelligences à l'origine de l'artefact. Pourtant,
entre les deux récits, cette échelle a changé de façon
significative. Dans La Sentinelle, il est possible de
déterminer l'âge de la pyramide à partir de « l'épaisseur
de la poussière de météorite accumulée sur le plateau »
qu'elle occupe. Les résultats sont assez impressionnants :
« elle a été érigée à cet endroit avant même que la
vie n'émerge des océans terrestres ». Ce qui nous amène
à environ quatre cent millions d'années dans le passé de notre
planète, voire bien plus. Ce sont aussi les minéraux lunaires
environnants qui permettent de dater le monolithe dans 2001 :
« nous sommes en mesure de le dater avec précision par
rapport au site géologique ». Le monolithe a trois
millions d'années, ce qui le rend bien plus jeune que son confrère
pyramidal. Pourquoi une telle différence? On peut voir dans ce
changement d'échelle une tentative de rester crédible. Dans La
Sentinelle, les humains ne vont pas jusqu'au stade du premier
contact, événement qui arrive en revanche dans 2001. Trois
millions d'années, à l'échelle humaine, c'est énorme. Mais à
l'échelle de l'univers, ce n'est pas grand chose. L'idée que
certaines formes de vie puissent se maintenir reste acceptable, tout
en donnant à ces créatures un âge impressionnant qui laisse à
l'écrivain toute liberté pour imaginer leur évolution. Mais quatre
cent millions d'années représentent une portion non négligeable de
l'âge de l'univers. C'est peut-être simplement trop, ainsi cette
durée aurait été revue à la baisse pour rendre crédible une
rencontre avec les créateurs de l'artefact.
Ce changement a une autre conséquence : modifier
radicalement le rôle de ces intelligences extraterrestres. Le fait
que ce soit elles qui soient à l'origine de l'évolution humaine est
au cœur de 2001, et leur date d'arrivée dans le système
solaire en est un élément clé. Quelques millions d'années plus
tôt, et il n'y aurait peut-être pas eu sur Terre d'espèce
susceptible de recevoir le don de l'intelligence, et quelques
millions d'années plus tard, nos ancêtres auraient pu disparaître
sans avoir eu l'occasion de développer leur potentiel. Dans La
Sentinelle, il n'est jamais indiqué que ces entités puissent
être intervenues pour modifier la destinée de la Terre :
Ces voyageurs ont dû regarder la Terre, gravitant dans
l'étroite zone de sécurité comprise entre le feu et la glace. De
tous les enfants du soleil, ils devinèrent qu'elle était la
favorite. Là, dans un lointain futur, surgirait l'intelligence ;
mais d'innombrables étoiles les attendaient, et sans doute ne
reviendraient-ils jamais de ce coté. Alors, ils laissèrent une
sentinelle, une parmi les millions qu'ils ont dispersées à travers
l'Univers, veillant sur tous les mondes où existait une promesse de
vie.
Ici,
ils ne sont que témoins. Une fois que la sentinelle aura révélé
sa découverte, leur intervention est probable, mais cette
potentielle rencontre est laissée à l'imagination du lecteur.
Pourtant, est-ce un hasard si ces entités sont arrivées « avant
même que la vie n'émerge des océans terrestres » ?
Il est indiqué qu'elles ont été capables de percevoir l’immense
potentiel des organismes primaires habitant les mers. Mais peut-être
est-il possible que, comme dans 2001,
elles n'aient pas été simples spectatrices ? Peut-être
sont-elles intervenues, poussant une poignée de végétaux
à quitter le confort marin pour s'aventurer sur les plages, et
ensuite des créatures plus complexes, d'abord quelques instants
puis, au fil des millénaires, de plus en plus longtemps. Cette
hypothèse n'est jamais évoquée directement, mais n'oublions pas
que le récit est conté par un narrateur qui a déjà vu sa
conception du monde complétement chamboulée. On peut le supposer
incapable de faire ce pas supplémentaire vers l'inconcevable, Clarke
laissant ainsi au lecteur la possibilité de se faire ses propres
opinions. Il est également possible que cette théorie n'ait pas du
tout été prévue par l'auteur sur le coup et que ce ne soit que
plus tard, quand un réalisateur de talent vient le consulter,
partant en quête d'idées, que Clarke se soit souvenu des
possibilités entraperçues mais non explorées dans La
Sentinelle.
Passant de spectateurs à créateurs, les intelligences
extraterrestres se voient donc offrir une nature différente. Voici
un extrait des traits que leur donne l'imagination du narrateur dans
la nouvelle :
Prêt de cent mille millions d'étoiles gravitent dans
le cercle de la Voie lactée, et longtemps auparavant, d'autres
races, sur les mondes d'autres soleils, ont dû gravir et dépasser
les sommets que nous avons atteints. Songez à ces civilisations, se
profilant loin dans le temps contre les dernières lueurs déclinantes
de la Création, maîtresses d'un univers si jeune que la vie n'avait
encore effleuré qu'une poignée de mondes. Leur solitude devait être
inimaginable, la solitude des dieux scrutant l'infini, sans y trouver
personne qui pût partager leurs pensées.
Chose surprenante, le narrateur semble faire preuve de
compassion envers ces « dieux scrutant l'infini ».
Ce sentiment semble un peu hors de propos, et l'on pourrait peut-être
imaginer l'inverse, c'est à dire ces entités éprouver de la
compassion pour une race aussi primitive que l'humanité. Ou supposer
que le concept même de compassion ne pourrait pas s’appliquer à
ces êtres. Quoi qu'il en soit, on ne retrouve pas d'idée similaire
dans 2001. En revanche on y retrouve le terme de « dieux »,
et de façon peut-être plus justifiée. En effet, dans La
Sentinelle, ces entités n'ont pas d'autre caractéristique
divine qu'un énorme avantage technologique. Dans ce cas une race
divine n'est qu'une race plus avancée sur la route de l'évolution
qu'une autre. Cette situation peut donner l'illusion de la divinité,
comme des humains d'aujourd'hui pourraient, avec quelques armes
modernes, se faire passer pour des dieux s'ils rencontraient des
hommes préhistoriques. Dans ce cas la caractéristique divine ne
peut apparaître qu'en comparaison à une race plus jeune. Quand le
narrateur imagine ces dieux seuls dans l'univers, c'est de son point
de vue. Mais du point de vue de ces créatures, si elles sont seules,
il ne peut y avoir de tels concepts puisque leur stade de
développement leur apparaîtrait normal. Un univers peuplé de dieux
est un univers sans dieu. Dans 2001 le mot est parfois utilisé
dans un sens proche, notamment quand est développée l'hypothèse
d'une évolution commençant par la chair, puis la chair créant la
machine, l'esprit se libérant de la chair pour migrer dans la
machine, et enfin l'esprit se libérant de tout support physique.
Alors « ce qui se trouvait au-delà ne pouvait avoir qu'un
seul nom : Dieu ». On retrouve donc la même idée
d'un dieu étant le stade ultime de l'évolution naturelle. Mais les
dieux de 2001 ont un trait supplémentaire : ce sont des
cultivateurs d'intelligence. S'ils ne créent pas la vie, ils la
modèlent selon leurs idéaux. On se rapproche là d'une capacité
démiurgique, donnant aux entités de 2001 un statut plus
clairement divin que celles de La Sentinelle.
Une fois ces « dieux » identifiés,
il ne reste plus qu'à les rencontrer. Voyons comment ce premier
contact est envisagé à la fin de la nouvelle :
A présent, (…) ceux qui sont investis de cette
fonction vont se tourner vers la Terre. Peut-être désirent-ils
aider notre civilisation naissante, mais ils doivent être très,
très vieux, et souvent les vieux éprouvent à l'égard de leurs
cadets une jalousie insensée. Je ne peux plus contempler la Voix
lactée sans me demander duquel de ces nuages d'étoiles surgiront
les émissaires. Si vous voulez bien me pardonner un tel cliché, je
dirais que nous avons tiré la sonnette d'alarme et qu'il ne nous
reste plus qu'à attendre. Et notre attente sera de courte durée,
j'en suis certain.
On retrouve dans 2001 cette incertitude
concernant les intentions des entités : « actuellement,
nous ne savons pas s'il convient d'espérer ou de craindre ».
Mais les personnages du roman s’interrogent également sur les
conséquences que pourrait avoir une telle rencontre sur la société
humaine : « ainsi que l'histoire de notre monde nous
l'a souvent prouvé, les races primitives, en général, n'ont pas
survécu à la rencontre avec des civilisations supérieures ».
Bien que le concept de « civilisations supérieures »
dans l'histoire humaine puisse être sujet à débat, ces
préoccupations ajoutent une couche de profondeur à ces craintes.
Ainsi les intentions des entités peuvent être totalement
bienveillantes mais provoquer malgré tout des conséquences
négatives. Le narrateur de La Sentinelle a l'air persuadé
que l'humanité ne va pas tarder à recevoir la visite de ces êtres
supérieurs. Mais quand on prend en compte l'âge colossal de la
pyramide et le nombre potentiellement énorme de formes de vie
éparpillées à travers la galaxie, il est aisé de douter de cet
espoir. Qu'est-ce qu'une énième planète abritant un frémissement
d'intelligence pour ces êtres si vieux qu'ils ont dû oublier depuis
longtemps ces vieilles préoccupations ? L'espoir du narrateur
est représentatif d'un fait important : dans La Sentinelle,
l'humanité n'a pas appris l'humilité. Il est tentant d'imaginer les
gouvernements humains se préparant à recevoir en fanfare des
« émissaires » venus s’intéresser à la
passionnante civilisation humaine. Mais cette vision des choses n'est
qu'une illusion, la vérité étant probablement que l'humanité est
insignifiante pour des êtres si vieux et ayant tant voyagé. Dans
2001, l'humanité est un peu plus modeste puisque c'est elle
qui envoie des émissaires vers Japet, n'attendant pas qu'on vienne à
elle. Cependant, il n'y a pas grand chose sur le satellite de Saturne
si ce n'est une version géante du monolithe. Quand David Bowman s'en
approche, il ne se passe rien pendant un moment. Puis le voilà
transporté à l'autre bout de la galaxie où une entité lui
accordera quelques instants pour lui faire franchir un grand pas
évolutif avant de le renvoyer d'où il vient. Ce premier contact est
très représentatif du peu d'importance de l'humanité. Ce ne sont
pas les autres qui viennent à nous, mais c'est l’émissaire humain
qui est amené à eux par ce qui ressemble plus à un système
automatique qu'a une volonté consciente. De leur mode de vie, de
leurs structures de pensées, on ne saura rien, juste qu'ils en
savent assez sur les humains pour pouvoir les transformer avec
aisance en êtres éthérés. Ils ne s’intéressent pas à l'homme,
mais à son potentiel futur. Ils ne viennent même pas voir la Terre,
pouvant certainement se la représenter aisément pour avoir vu un
grand nombre de ses semblables. La fin du roman sonne comme un écho
de son début, ces intelligences supérieures donnant à l'humanité
un second élan évolutif, puis laissant les choses se faire d'elles
même.
La
nouvelle La
Sentinelle
et le roman
2001
L’odyssée de l'Espace
sont
donc étroitement liés, que ce soit par leur trame générale, leur
vision de la lune, le fait d'avoir un ancien artefact au cœur de
leur intrigue ou l'aperçu d'intelligences supérieures. Mais entre
les deux textes la vision de l'auteur a changé et évolué,
influencée par les progrès technologiques et la création en
parallèle d'une œuvre jumelle utilisant un autre média. Mais
surtout on constate dans 2001
un vaste et riche développement d'idées qui n'avaient été
qu’effleurées dans la nouvelle. Entre ces deux textes on sent
comme un grand pas évolutif, à l'image de l'action du monolithe
dans 2001.
L'influence de cet œuvre se partageant deux médias est énorme dans
le domaine de la fiction, mais parfois aussi dans des domaines plus
surprenants. Ainsi, à les Eyzies en Dordogne, devant le musée
national de préhistoire, légèrement à l'écart, on peut
admirer un monolithe noir placé là l'air de rien, comme n'importe
quelle statue pourrait l’être. Un clin d’œil de l'Histoire à
l'histoire.
Sources
Arthur C. Clarke, La Sentinelle dans Les neuf
milliards de noms de Dieu et autres nouvelles, Librio
Arthur C. Clarke, 2001 l’odyssée de l'espace,
j'ai lu
Arthur C. Clarke, 2010 odyssée deux, j'ai lu
Piers Bizony, 2001 le futur selon Kubrick,
Cahiers du cinéma
Je ne réagis pas au contenu de ton article parce que je n'ai pas tout lu (ça demande un peu de temps et de concentration), mais juste : wouah, bravo !
RépondreSupprimerJe le mets de côté et je me penche dessus dès que j'ai un peu de cerveau disponible. ;)
Ce n'est pas parce que c'est gros que c'est intéressant, mais merci ;)
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