samedi 30 août 2025

Biologie de Campbell #30 - La diversité des végétaux II : l'évolution des plantes à graine

LES GRAINES ET LES GRAINS DE POLLEN SONT DES ADAPTATIONS DÉTERMINANTES DE LA VIE SUR TERRE

Graine = embryon + réserve de nourriture + enveloppe protectrice

Apparues il y a 360 millions d'années, les plantes à graine ont acquis, par rapport aux plantes non vasculaires et aux vasculaires sans graines, de nouvelles adaptations à la vie sur la terre ferme :

  • Gamétophytes de taille réduite. En effet, les gamétophytes de beaucoup de vasculaires à graines sont microscopiques. L'avantage est que ces petits gamétophytes peuvent profiter de la protection du sporophyte pour se développer. Chez les plantes à graine, les spores ne se développent plus seuls en extérieur : les gamétophytes sont le plus souvent protégés de l'environnement extérieur. Les spores germent dans un organe (les sporanges) du sporophyte pour former des gamétophytes (pollen ou sac embryonnaire). Après fécondation, les embryons sont protégés à l'intérieur des graines formées dans ce cadre protégé. Les graines sont bien plus aptes à résister ensuite à l'environnement extérieur que les spores eux-mêmes.
  • Hétérosporie : la capacité de produire des spores femelles et des spores mâles (pas forcément par le même individu).
  • Ovules : ils sont constitués du mégaspore, qui se trouve dans le mégasporange, et le tout est protégé par une enveloppe ou deux de tissu du sporophyte, le tégument. C'est cet ensemble qu'on appelle ovule.
  • Pollen : Les grains de pollen ne sont pas des gamètes, ce sont des gamétophytes mâles qui produisent et stockent les gamètes mâles. Ils font partie de la phase haploïde (une seule série de chromosomes) du cycle de vie des plantes à graines. Chez les plantes non vasculaires et les vasculaires sans graines, comme les fougères, des gamétophytes autonomes libèrent des spermatozoïdes qui doivent impérativement se déplacer dans de l'eau. En revanche, un grain de pollen peut être transporté par le vent ou les animaux, ce qui libère les plantes à graines de la dépendance aux milieux humides. La pollinisation est le transfert du pollen à la partie d'une autre plante (ou de la même) abritant les ovules. Si un grain de pollen germe, il fabrique un tube qui transporte des spermatozoïdes dans le gamétophyte femelle, qui est dans l'ovule. La fécondation déclenche la transformation de l'ovule en une graine.

Avant l'apparition des graines, le spore était le stade le plus protégé des cycles de développement de tous les végétaux. Par exemple, les spores des mousses sont plus résistants (froid, chaleur, etc.) que les mousses elles-mêmes. Ils ont aussi la capacité de se disperser. Les spores ont été le principal moyen de propagation des plantes terrestres pendant leurs 100 premiers millions d'années d'existence.

La graine, grâce à ses réserves nutritives et enveloppe, peut survivre bien plus longtemps qu'un spore. Quand elles germent, elles puisent directement dans leurs réserves les éléments nutritifs nécessaire à leur développement initial.

CHEZ LES GYMNOSPERMES, LES GRAINES SONT GÉNÉRALEMENT "NUES" ET PORTÉES SUR DES CÔNES

Les vasculaires à graines modernes forment deux clades frères :

  • Les gymnospermes, dont la plupart sont des conifères
  • Les angiospermes, qui forment des fleurs et des fruits

En exemple, le cycle de développement du pin rigide est détaillé. Notons juste que les spores mâles sont produits dans des petits cônes, et les spores femelles dans de gros cônes, ceux qu'on appelle typiquement pommes de pin. Le pollen (mâle) est transporté en grande quantité par le vent.

Au moment de la pollinisation, les écailles du cône femelle s'écartent pour laisser pénétrer les grains de pollen ; puis elles se referment. Elles s'écartent à nouveau quand les graines (ailées pour cette espèce) sont matures et que les vent les emporte.

Les premiers vasculaires à graine ont disparu et on ignore de quelle lignée éteinte viennent les gymnospermes. Les plus vieux fossiles de gymnospermes datent de 305 millions d'années. Au cours de la transition entre le Carbonifère et le Permien, le climat est devenu plus aride, ce qui a favorisé les gymnospermes, plus adaptés à ce nouveau climat moins humide pour les raisons vues plus haut, mais aussi grâce, comme c'est le cas pour les conifères, à leurs aiguilles recouverte d'une épaisse cuticule dont les stomates sont enfoncés dans l'épiderme.

Les différents groupes de gymnospermes :

  • Les cycadophytes, qui ressemblent à des palmiers, sont particulièrement menacés par la destruction de leur habitat (tropiques et hémisphère sud).
  • Les gnétophytes, dans les zones tropicales ou désertiques.
  • Les ginkgophytes, dont la seule espèce actuelle est le Ginkgo biloba, qui n'existerait plus à l'état sauvage.
  • Les pinophytes (conifères) constituent le plus vaste embranchement des gymnospermes. La majorité garde leurs feuilles toute l'année.

CHEZ LES ANGIOSPERMES, LES FLEURS ET LES FRUITS SONT DES ADAPTATIONS A LA REPRODUCTION

Aujourd'hui, ce sont de loin les végétaux les plus variés et répandus sur Terre.

La fleur est la structure unique qui sert à la reproduction des angiospermes. Chez nombre d'entre eux, ce sont les insectes qui sont responsables de la transmission du pollen. On trouve aussi des anémophiles (pollinisation par le vent), notamment chez les graminées et les arbres qui forment des populations denses. Après fécondation, l'ovaire se transforme en fruit, qui protège les graines et contribue à leur dispersion.

Le cycle de développement type des angiospermes est détaillé. Rappelons que la plupart des fleurs possèdent des mécanismes encourageant la pollinisation croisée (contraire d'autopollinisation) qui assure la variabilité génétique, facteur capital pour la survie et l'évolution d'une espèce. Par exemple, les étamines et les carpelles peuvent ne pas atteindre leur maturité en même temps, ou la disposition des organes fait obstacle physique à l'autopollinisation, ou bien il y a auto-incompatibilité entre le pollen et le stigmate (organe visqueux qui reçoit le pollen) d'une même plante en raison de la similarité de leurs allèles.

Une fois collé au stigmate, le grain de pollen absorbe de l'eau et germe. La cellule végétative fabrique un tube pollinique qui s'insinue dans le style (tube) jusqu'à l'ovaire.

Ensuite s'effectue une double fécondation, caractéristique des angiospermes. En gros, deux spermatozoïdes sont déposés et s'unissent avec des organes différents. L'un s'unit avec l'oosphère, ce qui produit un zygote, qui devient un embryon de sporophyte portant une racine rudimentaire et une ou deux feuilles embryonnaires, les cotylédons. L'autre spermatozoïde s'unit avec deux noyaux polaires et forme l'albumen, la réserve de nutriments composés de cellules triploïdes.

La double fécondation est peut-être une adaptation évolutionnaire qui évite aux plantes d'avoir à fabriquer un albumen pour rien en cas de non fécondation.

Les angiospermes sont apparues au début du Crétacé, il y a environ 140 millions d'années. Ainsi les végétaux et les animaux interagissent depuis des centaines de millions d'années et ces interactions ont eu une importance capitale dans les trajectoires prises par ces organismes. On peut penser à tous les herbivores qui poussent les végétaux à développer des résistances, à toutes les interactions autour de la pollinisation...  

Les angiospermes comptent actuellement plus de 250000 espèces (potentiellement bien plus encore). Jusqu'à la fin des années 1990, on s'accordait généralement pour les classer entre monocotylédones et dicotylédones, entre autres caractéristiques. Des études génétiques récentes remettent en cause ce système. Aujourd'hui, la classification ressemble à ça :

  • Les angiospermes basales ne comptent qu'une centaine d'espèces, notamment le nymphéa tubéreux. 
  • Les magnoliidées comptent environ 8000 espèces, dont le magnolia, le laurier et le poivrier. 
  • Les monocotylédones, qui incluent plus du quart des angiospermes, soit 70000 espèces, dont les orchidées, les palmiers et les graminées, dont le riz et le blé. 
  • Les eudicotylédones contiennent plus de deux tiers des espèces d'angiospermes, dont la plupart des arbres à fleur les plus connus, les rosacés et les légumineuses. 

Comme on le sait, la vie humaine est étroitement liée à celle des plantes vasculaires à graines. La plupart des aliments que nous consommons viennent des plantes à graines. De même pour l'alimentation du bétail. Les plantes à fleur fournissent également thé et café, le cacao, de nombreuses épices, médicaments... Les vasculaires à graines sont également les seules plantes à fournir du bois.

lundi 25 août 2025

De la tranquillité de l'âme - Sénèque

Répondant à un ami (Sérénus, le même que dans De la constance du sage) qui cherche son conseil, Sénèque l'édifie sur la tranquillité de l'âme.

Décrivant d'abord la nature du mal dont risque de souffrir son ami, Sénèque décrit l'intranquilité qui hante le genre humain. C'est une agitation vaine, une accumulation de mouvements sans but, une perte de soi dans la confusion. Toujours on croit trouver la satisfaction dans le prochain voyage, le prochain raffinement, mais c'est inévitablement illusion. Il y a le défaut d'inconstance, mais aussi son pendant, le défaut de passivité placide : « Ils vivent non comme ils veulent, mais comme ils ont commencé à vivre. » 

A travers les remèdes conseillés par Sénèque, il est frappant de constater à quel point le stoïcisme est une philosophie de l'intégration constructive dans la société. Certes, parfois, face aux conditions politiques et aux menaces qui pèsent, la retraite est l'alternative souhaitable. De même, pour certains, c'est l'étude qui est le choix judicieux.

Mais jamais cette retraite, cette étude, n'apparaissent comme une fuite face aux complexités ombrageuses de la société dans son ensemble, ce sont au contraire des façons d'être citoyen ; ou du moins d'être utiles à soi, et donc à autrui. Le soldat, dit Sénèque, ne fait pas son devoir qu'en allant à la guerre, il y a de nombreuses autres tâches à accomplir au quotidien, ou, même en période de guerre, à l'arrière.

Il est explicite :

« Car si nous renonçons à tout rapport social, si nous rompons avec le genre humain, si nous vivons tournés seulement vers nous-mêmes, cette solitude, privée de tout soin, aura pour résultat un désœuvrement absolu. [...] Combien voit-on de vieillards chargés d'ans, qui n'ont d'autres preuves à fournir de la longueur de leur vie, que le nombre de leurs années ! »

Quelle que soit la place dans la société qui nous ait été donnée par la fortune, Sénèque exhorte à toujours trouver de quoi déployer sa vertu. A travers une sentence étonnamment universaliste (et pourrait-on dire peu compatible avec certains de ses propos sur les esclaves et les femmes), Sénèque cherche à ne pas limiter l'usage de la vertu à ce qui nous est proche, et ceux qui nous sont proches :

« Nous mettons notre fierté, nous autres, à ne pas nous enfermer dans les murs d'une seule ville ; nous étendons notre société à tout l'univers ; et nous déclarons que notre patrie est le monde, afin de pouvoir donner un champ plus vaste à notre vertu. »

On s'approche des thèmes les plus classiques du stoïcisme, et je ne peux m'empêcher de relever quelques sentences particulièrement esthétiques :

« Nous sommes tous liés à la fortune, les uns par une chaine d'or toute lâche, les autres par une chaine étroite et de vil métal. Mais qu'importe ? Une seule et même prison nous contient tous ; même ceux qui nous enchainent sont eux aussi enchainés (...). L'un est lié par les honneurs, l'autre par ses richesses ; c'est tantôt notre noblesse, tantôt notre humble condition qui nous asservit ; on est parfois soumis à la tyrannie d'un autre et parfois à la sienne propre ; c'est parfois l'exil qui nous impose notre résidence, c'est parfois aussi le sacerdoce. Toute vie est servitude. »

On pourrait rétorquer à Sénèque qu'il vaut pourtant mieux être aisé que miséreux. Ceci dit, le confort de vie peut augmenter, la latitude elle aussi, et c'est certes mieux, mais ces avantages n'apportent pas une nouvelle condition à l'existence. La clé de voute, c'est de comprendre et accepter cette condition universelle : « Il faut d'abord enlever son prix à la vie et compter l'existence parmi les choses sans valeur. » Le sage est déjà mort, et ainsi seul vivant. Mieux dit encore, fondation inébranlable :

« Voici la maladie, l'emprisonnement, la destruction, l'incendie : rien de tout cela n'arrive à l'improviste. je savais bien dans quelle chambrée remuante la nature m'avait enfermé. »

Anecdotes, pour l'importance de personnifier l'idéal :

« Quand on lui annonça le naufrage où tous ses biens avaient sombré, notre grand Zénon dit : "La Fortune m'invite à philosopher plus à mon aise." Un tyran menaçait de mort le philosophe Théodore, et de mort sans sépulture : "Voilà, dit-il, un moyen de t'offrir un plaisir ; tu as un demi-setier de sang en ton pouvoir ; quand à la sépulture, quel sot tu fais, si tu crois qu'il ne m'est pas indifférent de pourrir sur terre, ou dessous." »

Nombreux sont les livres modernes de, disons, développement personnel, qui font l'apologie de pensée positive, en diverses élucubrations qui souvent rivalisent de niaiserie voire d'obscurantisme. Quelques mots de Sénèque qui balaient des bibliothèques :

« Après avoir contemplé toutes choses, il y a plus de grandeur d'âme à ne pas retenir son rire qu'à ne pas retenir ses larmes ; on ne ressent alors qu'une émotion superficielle, et l'on ne pense pas que rien d'important, rien de sérieux, rien de triste non plus puisse résulter de tout l'appareil de la vie humaine. Que chacun se représente une à une les choses qui le rende gai ou triste, et qu'il apprenne ainsi la vérité de ce mot de Bion : "Toutes les affaires des hommes ressemblent au point d'où ils partent, et leur vie n'a rien de plus respectable ni de plus sérieux que leur conception : nés du néant, ils retombent dans le néant." »

Sur quels conseils Sénèque conclut-il ? Tout d'abord, l'équilibre entre l'inclusion dans la société et l'étude solitaire :

« Solitude et société doivent se composer et se succéder. La solitude nous donnera le désir de fréquenter les hommes, la société, celui de nous fréquenter nous-mêmes, et chacune sera l'antidote de l'autre, la solitude nous guérissant de l'horreur de la foule, et la foule de l'ennui de la solitude. »

Que j'aime ces mots. Puis, Sénèque termine sur... une apologie modérée de l'alcool, étonnamment. L'alcool, comme je l'ai vue et continue de la voir : un moyen de parfois nous sortir de nous-même, afin de ne pas risquer de s'y retrouver coincer :

« L'âme doit quitter le train accoutumé, sortir d'elle-même, prendre le mors aux dents et entrainer son cavalier pour le mener là où, de lui-même, il aurait craint de monter. »


mercredi 20 août 2025

Biologie de Campbell #29 - La diversité des végétaux I : la colonisation des milieux terrestres

 

Publié aussi sur le site de la pépinière (vu qu'on passe clairement au végétal).

LES VÉGÉTAUX SE SONT DÉVELOPPÉS A PARTIR DES ALGUES VERTES

De nombreuses preuves morphologiques et biochimiques attestent de cette ascendance, notamment des preuves portant sur les ADN nucléaires, chloroplastiques et mitochondriaux d'un grand nombre de végétaux et algues.

Un grand nombre d'espèces de charophytes (ancêtres des plantes) vivent en eau peu profonde, au niveau des rivages. Dans ce milieu sujet à l'assèchement, la sélection naturelle favorise les individus capables de survivre à des périodes d'immersion partielle. Ils ont notamment évolué une couche de polymère, la sporopollénine, qui permet d'éviter la déshydratation des zygotes (cellule formée par l'union de deux gamètes) suite à l'exposition à l'air.

L'environnement terrestre pour les plantes naissantes s'est accompagné d'avantages (beaucoup plus de lumière, beaucoup plus de CO2, sol des rivages riche en minéraux) mais aussi d'inconvénients (rareté de l'eau, manque du soutien structurel offert par l'eau) qui ont mené à des adaptations évolutives.

Rappelons qu'il ne semble pas y avoir de frontière claire entre les végétaux "officiels" et leurs proches parents les charophytes. La limite qu'on trace entre les deux est forcément arbitraire.

Ceci dit, de nombreuses caractéristiques sont uniques aux végétaux (même tous ne sont pas possédés par tous les végétaux) :

  • Avoir un épiderme recouvert d'une cuticule composée de cire et d'autres polymères afin d'éviter le dessèchement au contact de l'air.
  • Avoir des stomates, pores spécialisés qui permettent la photosynthèse, en facilitant l'échange de CO2 et d'O2 avec l'air ambiant, et l'évaporation d'eau.
  • L'alternance de générations : ce n'est pas forcément très visible, notamment chez les plantes à fleur, mais le cycle de développement de tous les végétaux alterne deux générations d'organismes multicellulaires. Ce sont les gamétophytes (souvent microscopiques et hébergés dans les organes reproducteurs de la plante), et non directement le sporophyte (souvent ce qu'on perçoit comme la "plante"), qui produisent les gamètes. C'est franchement contre-intuitif et je ne rentre pas dans les détails.
  • Les méristèmes apicaux : zones situées aux extrémités croissantes des plantes (racines comprises), là ùu une ou plusieurs cellules se divisent continuellement. Ces cellules produites par le méristème se différencient pour donner les différents tissus de la plante.

Il en existe d'autres, plus compliquées encore.

Si des micro-organismes avaient déjà colonisé la terre ferme il y a 1,2 milliard d'années, les spores des premiers végétaux semblent apparaitre il y a 470 millions d'années. Les fossiles de structures végétales de plus grande taille datent de 425 millions d'années.

Une façon de caractériser les végétaux repose sur l'absence ou la présence d'un réseau complexe de tissu conducteur (ou vasculaire) composé de cellules formant des canalisations dans lesquelles l'eau et les nutriments circulent dans la plante. La plupart des végétaux modernes sont ainsi des plantes vasculaires. Les végétaux qui en sont dépourvus sont souvent qualifiés de bryophytes.

Les vasculaires forment un clade rassemblant environ 93 % de toutes les espèces de végétaux existants.

Je place ci-dessous le tableau qui récapitule la classification des végétaux :

Mais n'oublions pas qu'il existe aussi des lignées disparues.

LES GAMÉTOPHYTES DOMINENT LES CYCLES DE DÉVELOPPEMENT DES MOUSSES ET D'AUTRES PLANTES NON VASCULAIRES

Les mousses sont les bryophytes les plus emblématiques, cependant, certaines plantes communément appelées "mousses" sont en fait des algues rouges, des lichens, ou même des plantes à fleurs. Dans l'histoire évolutionnaire, les mousses pré-datent les plantes vasculaires.

Contrairement à ce qu'on observe chez les plantes vasculaires, dans le cadre de l'alternance des générations, chez les mousses, ce sont les gamétophytes haploïdes (une seule série de chromosomes) qui sont plus gros et vivent plus longtemps que les sporophytes diploïdes (double série de chromosomes, en paires).

Chez les mousses, la germination de la spore produit la plupart temps un filament qui a l'aspect d'une algue verte et qui n'a qu'une cellule d'épaisseur, le protonéma. Il a une surface étendue qui favorise l'absorption d'eau et de minéraux. Quand les ressources sont suffisantes, il émet un "bourgeon" pourvu d'un méristème apical. Celui-ci engendre la structure qui porte les gamètes, le gamétophore, qui est la structure visible. Protonéma et gamétophore constituent ensemble le gamétophyte.

Les gamétophytes n'ont pas de racines, mais des rhizoïdes, qui ne possèdent pas de cellules conductrices spécialisées et n'interviennent que peu dans l'absorption d'eau et minéraux. Leur rôle concerne surtout la fixation de la plante.

J'essaie de simplifier la description de la vie sexuelle des mousses, mais de nombreuses espèces peuvent également se reproduire de façon asexuée.

De toutes les plantes modernes, les bryophytes sont celles qui possèdent les sporophytes les plus petits (la partie de la plante qui est diploïde et qui constitue l'essentiel de la plupart des autres types de plantes). Ils possèdent des plastes (donc sont capables de photosynthèse) et sont généralement incapables de vie autonome, ils restent accrochés à leur gamétophyte maternel, qui fournit les nutriments.

Par exemple, chez les mousses communes qui nous sont familières, le tapis vert est le gamétophyte, haploïde et sont les "feuilles" n'ont parfois qu'une cellule d'épaisseur, et les petites tiges surmontées d'une capsule, qui grimpent en hauteur pour libérer leurs spores, sont les sporophytes, diploïdes.

Ces spores donnent naissance à des gamétophytes mâles ou femelles, et produisent des "tapis de mousse" mâles ou femelles. Les "tapis de mousse" mâles émettent des spermatozoïdes qui ont besoin de se déplacer dans une mince couche d'eau pour rejoindre et féconder l'oosphère des "tapis de mousse" femelles. Après fécondation, une nouvelle tige à spore est créée et le cycle continue.

Grâce au vent et à la légèreté de leurs spores, les bryophytes peuvent se disséminer sur toute la planète. Certaines espèces entrent en symbiose avec des bactéries. D'autres encore peuvent coloniser des milieux extrêmes en tolérant une déshydratation presque complète pour se réhydrater quand de l'eau devient disponible. 

Les mousses du genre Sphagnum (sphaignes) constituent souvent une part importante des dépôts de matière organique à demi décomposée qui forment la tourbe. 

LES FOUGÈRES ET D'AUTRES VASCULAIRES SANS GRAINES ONT ÉTÉ LES PREMIERS VÉGÉTAUX DE GRANDE TAILLE

Les bryophytes ont dominé le monde végétal pendant les premières dizaines de millions d'années de l'existence des plantes, mais aujourd’hui, ce sont les vasculaires qui dominent. Leurs plus anciens fossiles remontent à 425 millions d'années.

Comme c'est le cas pour les bryophytes, les spermatozoïdes des fougères et des autres grandes vasculaires sans graines doivent "nager" dans une mince couche d'eau pour atteindre les oosphères. Ces plantes sont donc dépendantes des milieux humides.  

  • Chez les vasculaires modernes, les sporophytes prédominent dans les cycles de développement ; c'est la partie de la plante la plus volumineuse.
  • Les vasculaires ont deux types de tissus conducteurs : le xylème, qui assure la majeure partie du transport de l'eau et des minéraux, et le phloème, qui distribue les monosaccharides, les acides aminés et d'autres produits organiques de leur lieu de production dans la plante à leur lieu d'utilisation. Le xylème est généralement constitué de cellules lignifiées, donc solides et pouvant résister à la gravité. Cette capacité d'atteindre une grande taille a donné aux plantes vasculaires un avantage évolutionnaire : meilleur accès à la lumière, meilleure dispersion des spores... Ce processus a mené aux premières forêts il y a 385 millions d'années.
  • Les racines sont des organes qui absorbent l'eau et les nutriments provenant du sol. Elles permettent aussi de fixer solidement en place des plantes qui peuvent maintenant atteindre de grandes tailles. Il semblerait que les racines ont été sujettes à un phénomène d'évolution convergente dans plusieurs lignées.
  • Les feuilles sont le principal organe photosynthétique des vasculaires. Les microphylles (410 MA), aux petites feuilles en forme d'aiguille, précèdent les mégaphyles (370 MA), aux feuilles larges et ramifiées.

Je passe sur les détails de la vie sexuelle de ces plantes vasculaires sans graine. Disons simplement que la plupart des espèces sont homosporées (elles ont un seul type de spore qui donne un gamétophyte bisexué).

Panorama rapide de la diversité des vasculaires sans graines :

  • Les lycophytes sont généralement des plantes tropicales épiphytes (c'est-à-dire qu'elles utilisent un autre organisme comme substrat, sans que cela relève du parasitisme) qui croissent sur des arbres. D'autres espèces vivent sur le sol des forêts tempérées. Durant le Carbonifère, cette lignée comprenait aussi bien des plantes minuscules que des géantes dépassant les 40m. Leur diversité a régressé lorsque le climat s'est refroidi. Il en existe aujourd'hui 1200 espèces.
  • Les monilophytes :
    • Les fougères sont bien connues. Certaines peuvent produire plus d'un billion (un million de million) de spores au cours de leur vie. Il en existe plus de 12000 espèces aujourd'hui. Ce sont les vasculaires sans graines les plus répandues.
    • Les prêles. Fun fact : les prêles des champs sont comestibles (d'autre espèces sont toxiques), ça ressemble à des asperges riches en silice. C'est leur tige à spores qu'on mange, pas les feuilles, qui servaient autrefois à aiguiser des lames, car elles sont aussi riches en silice. J'ai quelques bons souvenirs de récoltes de prêles sauvages. Au carbonifère, elles pouvaient atteindre 15m. Aujourd'hui, il n'y en a plus qu'une quinzaine d'espèces, qui vivent en milieu humide.
    • Les psilotes et autres restent des plantes dépourvues de racines.

Les ancêtres de ces plantes modernes ont formé les premières forêts. Elles ont contribué à l'importante diminution de la concentration en CO2 survenue durant le Carbonifère, qui a entrainé un refroidissement global, puis la formation de glaciers très étendus. Les racines des vasculaires sécrètent des acides qui dégradent les roches, ce qui accélère la libération du calcium et du magnésium dans le sol, deux minéraux qui réagissent au contact du CO2 dissous dans l'eau de pluie et forment divers composés stables et à terme s'intègrent aux roches.

Ce sont également ces forêts qui, avec le temps, se sont transformées en tourbe, elle même s'étant transformée en charbon au fil des millions d'années. Ce carbone des forêts des premières plantes vasculaires retourne donc aujourd’hui dans l'atmosphère.

jeudi 14 août 2025

Determined : The Science of Life Without Free Will - Robert Sapolsky

Determined : The Science of Life Without Free Will - Robert Sapolsky

Avant de parler du livre, je vais essayer d'évoquer ce que je porte en moi avant de le lire.

Je suis complètement en accord avec l'idée centrale : le libre arbitre est 100 % une illusion et n'existe pas. Absolument pas. Ceux qui y croient, y croient pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la volonté de comprendre la réalité.

1. Tout ce qui arrive est la conséquence de causes précédentes. Il n'y a pas d'alternative à ce fait. Les choses humaines n'y échappent pas. Les lois fondamentales de la physique, l'évolution, la sélection naturelle, le hasard génétique, le hasard géographique, le hasard culturel, le hasard familial, les mécanismes complexes qui font la machine humaine, du fonctionnement de l'immunité à la régulation hormonale... Tous, nous sommes la somme de ces causes passées. Des machines biologiques.

2. Ce n'est aucunement contraire à l'idée de choix. Oui, les humains font des choix, mais les humains ne sont pas libres de choisir leurs choix, de choisir leurs désirs, de choisir leurs pulsions. Un choix, bien réel, n'est pas moins que le reste déterminé par des causes le précédant. Imaginez revenir dans le passé, au moment d'un choix important : il vous serait impossible d'agir autrement, car vous seriez dans l'exact même état qui a conditionné le choix la première fois. Les causes seraient les mêmes, et les conséquences aussi.

3. Cette réalité est perceptible par une compréhension des connaissances scientifiques, mais aussi, à un niveau plus accessible, par l'introspection. Il est aisé, à mon sens, de percevoir que ce que l'on s'imagine être soi n'est pas aux commandes. Il n'y a rien aux commandes, si ce n'est les causes infinies déjà évoquées. La conscience de soi, bien réelle, est compatible avec ce déterminisme total. Ce soi est la somme de toutes les causes qui l'ont façonné. Ce soi est un résultat, pas une cause. Ce soi est une propriété émergente de la vie complexe parmi tant d'autres. Ce soi est peut-être une impasse évolutionnaire — je ne le souhaite pas.

4.  Il y a des raisons de penser que l'illusion du libre arbitre, à l'image de la religiosité, est un avantage sur le plan de la sélection naturelle. 

5. Cette idée — que le libre arbitre n'existe pas — est un fait amoral.

6. Je ne crois pas que cette idée soit destinée à un grand succès. Peut-être encore moins que l'athéisme, ou l'absence de religiosité. Mais elle mérite de l'être, ne serait-ce que parce qu'elle est (probablement) corrélée à l'éducation et à la compréhension scientifique du monde, qui sont des biens intrinsèques.

C'est peut-être parce que je pars avec déjà un peu de bagage sur la question que je n'ai pas apprécié Determined autant que le livre précédent de Robert Sapolsky, Behave. J'ai eu du mal à rentrer dedans et l'ensemble m'a semblé beaucoup trop long ; il me semble que ces 400 pages auraient gagné à être amputées de moitié. L'idée est simple, et j'ai trouvé que les arguments, par ailleurs hautement pertinents, sont dilués dans de nombreuses digressions superflues. J'ai régulièrement lu en diagonale, mais ce qui m'a plu m'a beaucoup plu.

La science est limpide : l'univers est déterministe. Les choses ont des causes. Pourtant, si la plupart des gens qui s'intéressent à ça acceptent cet état de fait, ça ne les empêche pas d'être des compatibilistes : l'univers déterministe serait, pour une raison ou une autre, compatible avec le libre arbitre. Les incompatibilistes (univers déterministe et libre arbitre sont incompatibles), même si toutes les connaissances pointent dans cette direction, semblent être minoritaires, à la manière de Robert Sapolsky, Sam Harris, ou moi-même.

Si Robert Sapolsky conclut son livre sur une tentative — à mon sens maladroite — de promouvoir l'incompatibilisme comme vision à forte valeur ajoutée sur le plan sociétal, il parvient néanmoins à démontrer — aisément cette fois — que l'histoire du progrès humain est une histoire du recul du libre arbitre. Il utilise les exemples de l'épilepsie, la schizophrénie, l'autisme, les PTSD, etc., pour prouver que ce qui était autrefois envisagé comme relevant du libre arbitre s'est, avec le progrès scientifique, transformé en causes biologiques et sociales ayant des conséquences comportementales.

Causes entrainant conséquences : c'est ce que sont toutes les découvertes.

De causes simples, avec l'aide de la sélection naturelle, peuvent émerger des comportements complexes. L'exemple des abeilles est particulièrement fascinant. Leur comportement complexe est causé par un ensemble de règles simples. La complexité, c'est la quantité. Les abeilles communiquent par une "danse" les coordonnées des sources de nourriture. Chaque abeille qui rentre d'une exploration fait cette danse, et cette danse est perçue aléatoirement (en gros) par les abeilles qui se trouvent être là. Plus la source de nourriture est de qualité, plus une partie de la danse dure longtemps ; l'information de qualité est transmise par la durée. Donc, les abeilles qui dansent à propos de bonnes sources de nourriture ont plus de chance de transmettre cette information que les abeilles qui dansent à propos d'une source de nourriture médiocre, et ces abeilles "convaincues" reviendront elles-mêmes en faisant une danse longue pour signifier la qualité... Autre facteur : plus la source de nourriture est proche, plus les abeilles exploratrices auront l'occasion de passer à la ruche transmettre l'information, et donc plus cette information sera transmise. On voit donc que des règles simples permettent à la ruche d'optimiser son obtention de nourriture sans qu'aucune abeille n'ait eu à prendre la moindre décision. C'est un fonctionnement purement mécanique. L'idée, c'est que les phénomènes émergents complexes qui nous sont plus chers — comme la conscience — fonctionnent d'une façon similaire.

Sapolsky dit un mot sur les défenseurs du libre arbitre qui utilisent des pirouettes relevant de la physique quantique. Ce chapitre m'a ennuyé car il est assez évident que ces explications relèvent de l'arnaque, mais, en gros, les évènements quantiques, qui constituent la fondation de la matière, sont, à l'échelle d'un truc comme un humain, complètement perdus dans le bruit de fond. A grande échelle, la physique quantique devient la physique classique. De toute façons, le déterminisme émerge du hasard. Le hasard n'a rien à voir avec le libre arbitre.

En revanche, j'ai beaucoup aimé le chapitre sur la théorie du chaos, qui pourrait se lire à part avec plaisir. 

On comprend les mécanismes neuronaux qui rendent fonctionnels certains organismes simples (est détaillé le cas d'Aplysia californica). On comprend comment, mécaniquement, ces créatures agissent, et même apprennent en réponse à un environnement changeant. Nous ne sommes pas différents, juste plus complexes, et moins faciles à décortiquer.

We don't change our minds. Our minds, which are the products of all the biological moments that came before, are changed by the circumstances around us. 

mardi 5 août 2025

Des arbres fruitiers dans mon jardin - Jean-Marie Lespinasse & Danielle Depierre-Martin

Article publié sur le site de ma pépinière, et cette fois je vais l'y laisser.

En ce moment, il fait chaud, et ça tombe bien, c'est l'été qu'il y a le moins de choses à faire à la pépinière.

Le matin, tôt, je passe du temps à arroser et à gérer les diverses tâches d'entretien. Parfois, j'y retourne le soir. En journée, ces temps-ci, je prépare les nouvelles fiches produit sur le site, pour toutes les nouvelles espèces et variétés que j'aurai à la vente cette hiver.

Les mirabelles donnent par centaines. Je mange aussi quelques nashis, et les pommes sont presque mûres. J'ai ramassé des poires précoces. Je fais tartes et crumbles. Les petits fruits ont cramé. Les ronces domestiques, les groseilliers, les baies de mai, semblent avoir traversé un incendie.

Tout est extrêmement sec. Pas mal de jeunes arbres plantés sont morts. J'espère qu'il pleuvra en fin d'été, que je puisse faire les greffes en écusson à œil dormant pas trop tard. Il faut que les portes-greffe soient bien en sève, et donc qu'ils aient eu à boire.

Je n'ai pas encore de système d'irrigation autre que mes bras. J'aimerais pouvoir m'en passer, alors je tente une année sèche sans, et on verra si c'est tenable. Je ne crois pas avoir jamais vu l'étang aussi bas. Au moins, je pourrai facilement récolter une partie de la matière organique qui y traine, ça fera de l'amendement.

Il y a plein de libellules. Des insectes me grimpent dessus. Des sauterelles s'accouplent sur les feuilles des scions. Le long du chemin de la pépinière, il y a une zone à menthe, à côté du mûrier pleureur, et à chaque fois que j'y passe, des dizaines de papillons orangés s'éparpillent. 

Chez un voisin qui vient de fêter ses 81 ans, le verger est dans un état de sécheresse qu'il n'a jamais vu auparavant. Je me réjouis d'être un peu plus bas sur la colline. Un autre vieux de plus de 80 ans, qui passe ses journées dans les bois à entretenir un grand verger, projette un système d'irrigation. Avant, me dit-il, il y avait des pluies fiables, l'été. Maintenant, des fois il pleut énormément, et la plupart du temps, ça crame. Il faut que je retourne le voir bientôt, gouter les pêches de vigne, variétés greffées blanches et jaunes — si elles ont survécu.

vendredi 1 août 2025

De la constance du sage - Sénèque

Je me suis procuré ce recueil pour (re)relire les stoïciens dans ce que j'estime être la meilleure traduction (du moins pour Marc-Aurèle, j'ai moins eu l'occasion de regarder attentivement le reste). Ce sera peut-être aussi l'opportunité de lire les Entretiens d'Épictète en entier cette fois. Mais pour l'instant, les petits traités de Sénèque, à priori en ordre chronologique.

De la constance du sage n'est peut-être pas le texte le plus mature de Sénèque, mais ça reste plein de passages brillants. C'est hélas entaché par une forte misogynie et une perspective méprisante envers les esclaves, mais ce sont bien les seules choses superflues, plus de 2000 ans plus tard. 

La figure du sage, quasi divine, est l'idéal à atteindre. Le sage trône au-dessus des bassesses humaines, et Sénèque multiplie les sentences pour exhorter le lecteur. On retrouve rapidement la classique dichotomie entre les évènements et les effets qu'ont ces mêmes évènements sur l'individu : « Est invulnérable non pas l'être qui n'est pas frappé, mais celui qui ne subit pas de dommages. » 

Car, selon la doctrine stoïcienne, « On est tourmenté non par la douleur, mais par l'opinion de douleur, à la manière des enfants qui ont peur d'une ombre. »

Quid de souhaiter que l'injustice ne soit pas ? « Tu souhaites une chose difficile au genre humain, ne pas avoir l'intention de nuire. » J'aime cette lucidité, qui, bien sûr, ne signifie pas fatalisme. Le stoïcisme inclut la proactivité vers la vertu.

Selon Sénèque, cette vertu est indépendante de la fortune. Elle est, ai-je envie de dire (et c'est moi qui parle, pas Sénèque), le seul fragment de l'existence compatible avec le libre arbitre :

Le sage ne peut rien perdre ; il a tout en lui-même ; il ne se confie pas à la fortune ; les biens qu'il possède sont solides ; il se contente de la vertu qui ne dépend pas évènements fortuits ; aussi ne peut-elle ni augmenter, ni diminuer (car arrivée à son terme, elle n'a pas de place pour croitre, et la fortune n'enlève rien que ce qu'elle a donné, or elle ne donne pas la vertu et par conséquent ne la retire pas). [...] Le sage ne possède qu'une seule chose, la vertu, dont jamais il ne peut être dépouillé ; les autres choses, il en use à titre précaire ; or pourquoi s'émouvoir de la perte de ce qui n'est pas à soi ?

Ainsi quand les évènements se déroulent, ils ne sont que le torrent chaotique et insensé de la fortune, et si le sage ne peut dévier ce torrent, il le connait, il le comprend, et ce torrent ne peut le pénétrer :

Ta fortune l'a emporté sur la mienne ; mais ces choses fragiles qui changent de maitre, je ne sais où elles sont, quant aux choses qui sont miennes, elle sont avec moi et elles seront avec moi.

Je relève le passage suivant sur la confusion des esprits et l'illusion de liberté. A noter que si le sage semble être le seul capable de libre arbitre, le sage est un idéal, et si on peut s'en approcher, cette perspective place, comme on l'a déjà vu, le libre arbitre pour l'essentiel hors de la portée humaine. Les comportements humains sont partie intégrante du torrent de la fortune, branches et feuillages portés par les tourbillons :

Ainsi il accepte tout comme il supporte le froid de l'hiver, l'inclémence du ciel, la chaleur, les maladies et tous les autres accidents, et il ne pense pas de chaque homme assez de bien pour croire que celui-ci agit par dessein réfléchi, ce qui se trouve seulement chez le sage. Chez les autres, il n'y a pas de réflexion, mais des mensonges et des trahisons ; les mouvements de leurs âmes sont désordonnés ; le sage les met donc au nombre des hasards ; or les violences et les dommages qui viennent du hasard restent au-dessous de nous.

Le sage « ignore l'espoir et la crainte ». La crainte, bien sûr, mais l'espoir ? L'espoir est le revers de la crainte, il n'est pas moins intégralement soumis aux caprices de la fortune. Son caractère positif ne lui donne pas plus d'emprise sur le réel que son pendant négatif. Si la crainte est la souffrance présente causée par un futur imaginaire, l'espoir est une passion et leurre, une erreur, qui fausse le rapport au réel et au présent.

Une nuance sur cette distance du sage :

Ce sont d'autres coups qui frappent le sage, mais sans l'ébranler : c'est la douleur corporelle, l'affaiblissement, la perte de ses amis et de ses enfants, les malheurs de sa patrie lorsqu'elle est en proie à la guerre. Ces choses-là, le sage les sent, je ne le nie pas, car nous ne lui prêtons pas la dureté du fer ou de la pierre. Il n'y a aucune vertu à supporter ce qu'on ne sent pas.

Un rappel que ce sage idéal est profondément intégré à la vie sociale : oui, il est attaché aux gens autour de lui. (Notons d'ailleurs que les seuls sujets de l'attachement sont les gens et la société dans son ensemble, pas le statut, les biens matériel, etc.) L'une des principales différences entre le stoïcisme et l'épicurisme est d'ailleurs la question du détachement ou non de la société. Donc, cet attachement du sage stoïcien à son cadre social est compatible avec son invulnérabilité aux tourments qui pourraient accompagner la perte de tout ce à quoi il est attaché. Épicure d'ailleurs est cité, et Sénèque le défend face à ceux qui confondent épicurisme et hédonisme. Il cite Épicure disant : « Rarement la fortune est sur le chemin du sage. » Et il continue :

Vois la maison du sage ; elle est étroite, sans confort, silencieuse et simple ; elle n'est point gardée par des portiers, qui écartent la foule avec arrogance et qu'il faut acheter ; mais, ce seuil vide et sans portiers, la fortune ne le franchit pas. Elle sait que là où rien n'est a elle, il n'y pas de place pour elle.

Sous cette image de la maison du sage se trouve une des bases des deux philosophies : c'est l'attachement qui crée la souffrance. Il n'est pas nécessaire d'avoir cette maison-là, mais est nécessaire que nos attachements soient aussi dénudés. Et pour conclure :

Selon Épicure, le sage peut supporter les injustices ; selon nous, il n'y a pas d'injustices.

L'injustice n'est qu'une erreur d'autrui. Je dirais même que, les humains étant tout autant l'incarnation de la fortune que les évènement aléatoires qui ne relèvent pas du social, leurs actions sont à placer au même niveau que celles d'un merle, d'un scarabée, d'un chêne, d'un ruisseau. Un ruisseau en crue peut détruire tout ce qui nous est cher, mais il n'y pas là d'injustice — juste la fortune.

lundi 28 juillet 2025

Biologie de Campbell #28 - Les protistes

Biologie de Campbell #28 : Les protistes

Les protistes, comme les végétaux, les animaux et les eumycètes, sont des eucaryotes (leurs cellules ont un noyau et des organites tels que les mitochondries). Les cellules eucaryotes ont également un cytosquelette, qui permet le soutien d'une structure irrégulière et leur permet de changer de forme au fil de leur nutrition, déplacement, etc.

La majorité des organismes issus des lignées eucaryotes sont des protistes, et la majorité des protistes sont unicellulaires.

Les grands organismes multicellulaires (végétaux, animaux, eumycètes) ne constituent que les extrémités de quelques branches du grand arbre de la vie.

En gros, les protistes regroupent tous les eucaryotes qui ne sont ni des animaux, ni des plantes, ni des champignons. 

C'est un groupe fourre-tout. Les spécialistes utilisent des classifications plus précises basées sur la génétique. 

Les protistes sont extrêmement variés. La plupart étant unicellulaires, on les considère comme les plus simples des organismes eucaryotes, mais à l'échelle cellulaire, bon nombre constituent en fait les cellules les plus perfectionnées qui soient. Les protistes unicellulaires remplissent les mêmes fonctions essentielles que les organismes multicellulaires, mais en recourant à des organites infracellulaires plutôt qu'à des organes multicellulaires.

Certains protistes sont photo-autotrophes et renferment des chloroplastes, alors que d'autres sont hétérotrophes et absorbent des molécules organiques. D'autres, les mixotrophes, pratiquent les deux méthodes. Les différents modes de nutrition seraient apparus indépendamment dans différentes lignées (évolution convergente). Certains se reproduisent par voie sexuée, d'autres par voie asexuée.

Contrairement à ce qu'on a cru dans le passé, bon nombre de protistes possèdent des mitochondries. La phylogenèse des protistes est encore incertaine et changeante. Ici, l'hypothèse retenue classe les protistes en 4 groupes.

La diversité des protistes serait permise par l'endosymbiose, relation étroite entre deux organismes, l'un situé à l'intérieur de l'autre (comme les mitochondries et les plastes, qui dériveraient de procaryotes absorbés par les ancêtres des eucaryotes).

De plus, dans le cas des algues par exemple, il y a eu endosymbiose secondaire : les eucaryotes ayant une endosymbiose ont eux-mêmes été absorbés par un autre eucaryote pour devenir eux-mêmes des endosymbioses

La suite du chapitre décrit les différents clades qui composent les protistes. Je ne vais pas trop m'attarder sur la description de toute cette complexité, je vais juste essayer de relever des points particulièrement intéressants. 

Certains protistes sont des parasites, comme T. vaginalis, qui se déplace sur les muqueuses avec ses flagelles.

Les diatomées, par exemple, un groupe de protistes photosynthétiques, sont des algues unicellulaires qui possèdent une paroi de silice, ressemblant à du verre, qui leur confère une énorme résistance à la pression. Il existerait 100 000 espèces de ce simple groupe. Un seau d'eau marine peut contenir des millions de ces organismes. La diversité invisible de la vie ne manque jamais d'étonner. Et il existe encore d'autres groupes de protiste appelés algues (algues dorées, algues brunes...). D'ailleurs, techniquement, les algues en général sont des protistes photosynthétiques, non des plantes. Et la vie sexuelle des algues, c'est encore tout un truc, avec alternance de générations. On retrouve d'autres complications sexuelles chez d'autres protistes.

Deux anecdotes sur deux groupes de rhizariens. Les fossiles de foraminifères servent à comprendre les évolutions de température de l'océan dans le passé. En effet, ces organismes captent plus de magnésium dans les eaux plus chaudes que dans les eaux plus froides. Les cercozoaires, eux, pourraient être issus d'une symbiose photosynthétique avec une bactérie différente de celle des plastes (et donc des plantes telles qu'on les connait). Évolution convergente !

Les algues rouges et les algues vertes sont les organismes les plus proches des végétaux. Les algues rouges doivent pour la plupart leur couleur rougeâtre à un pigment photosynthétique appelé phycoérythrine, qui masque le vert de la chlorophylle. Ces pigments (et d'autres) leur permettent d'absorber la lumière bleue et la lumière verte, qui pénètrent assez profondément dans l'eau. On en a trouvé jusqu'à 260m de profondeur, un record pour un organisme photosynthétique.   

Sont détaillés aussi les unichontes, groupe extrêmement diversifié qui comprend les animaux et les eumycètes.

Les protistes remplissent des fonctions essentielles au sein des communautés écologiques. La plupart d'entre eux sont aquatiques, qui vivent dans l'eau ou juste des environnements humides. Ils constituent une part importante du plancton par exemple. Certains forment des relations symbiotiques avec d'autres espèces, par exemple les protistes qui colonisent l'intestin de nombreuses espèces de thermites leur permettent de digérer le bois. Certains sont des symbiotiques parasites, comme celui qui cause le paludisme, ou un autre à l'origine du mildiou de la pomme de terre. Certains sont photosynthétiques et sont d'importants producteurs de composés organiques à partir de CO2, ainsi 30 % de la photosynthèse serait accomplie par des protistes aquatiques.

La grande leçon de ce chapitre extrêmement dense, auquel je n'ai pas fait honneur, est la stupéfiante diversité et richesse de la vie. Au-delà des classiques animaux, végétaux, champignons, bactéries, etc., il y a encore de vastes domaines du vivant auxquels nous sommes aveugles au quotidien. Chaque paragraphe de ce chapitre semble pouvoir se déployer en un domaine d'étude à part entière, qui occuperait une armée de chercheurs pendant toute leur vie sans l'épuiser.

jeudi 24 juillet 2025

How to - Randall Munroe

How to - Randall Munroe

Après What if ?, un autre bouquin très similaire de Randall Munroe, l'auteur de xkcd. Je serai bref : on y retrouve exactement les mêmes qualités et les mêmes défauts. C'est marrant, intelligent, surprenant, mais en même temps superficiel et décousu. J'aurais aimé que Randall Munroe mette ses multiples talents (d'auteur, de dessinateur, de vulgarisateur scientifique) au service d'une œuvre moins éparpillée, plus ambitieuse. Dans l'état, cette succession d'explorations scientifiques absurdes sans liens les unes avec les autres ne parvient pas à laisser de forte impression. C'est de la junk food (de qualité) pour nerd.

Tout en gardant exactement le même style, le même ton, je ne peux m'empêcher de penser que des bouquins plus structurés, avec un fil narratif, qui exploreraient thèmes et idées sur un temps plus long, seraient plus marquants. Par exemple une histoire absurde de la conquête spatiale jusqu'au au futur lointain, un absurde voyage dans le passé, une absurde quête de pouvoir dans le monde contemporain, etc. Enfin, j'ai bien conscience que c'est vouloir autre chose que ce que Munroe a activement choisi de faire. Et il fait ce qu'il veut, ça lui réussit bien assez.

Je ne prend que seule note : vous connaissiez le Kīlauea lava cricket ? Endémique à Hawaï, cette bestiole n'a été observée que sur de la lave volcanique récemment solidifiée. On ne la trouve que sur ces roches nues, où elle se nourrit de débris transportés par les vents causés par la chaleur. Une fois que la végétation reprend ses droits, la bestiole disparait, attendant une prochaine éruption pour se montrer à nouveau.

dimanche 20 juillet 2025

Le Banquier anarchiste - Fernando Pessoa

Le Banquier anarchiste - Fernando Pessoa

Le banquier anarchiste de ce petit texte de 1922 est un sacré sophiste. Pour justifier sa position invraisemblable, il multiplie les arguments fallacieux, et c'est d'autant plus dérangeant que ceux-ci sont entrecoupés de pointes de pertinence.

Je ne suis pas un expert de la théorie anarchiste, mais son point de départ me semble complètement à côté de la plaque. En gros, son anarchisme prône la destruction de toutes les fictions sociales et « n'admet pas d'autres lois que celles de la Nature ». On aimerait bien savoir à quoi ressemble cette vie qu'il prétend idéale, mais il n'essaie même pas de décrire. Quoi, les fictions sociales ne seraient pas partie intégrante de la nature humaine ? J'en doute. De même, son anarchisme prône un pur individualisme et rejette la solidarité et l'altruisme, sous le prétexte fallacieux qu'aider, ce serait réduire la liberté d'autrui. On dirait du Ayn Rand.

Là où sa perspective est pertinente, c'est qu'à travers son expérience de militant anarchiste, il a pu constater que dans les groupes militants à priori idéalistes se formaient inévitablement des rapports de domination ou — horreur contre-nature — d'altruisme. Dans cette même veine, il n'a aucun espoir à propos de la révolution russe, qui pourtant était encore jeune à l'époque. L'idéal peine à s'actualiser.

Ceci dit, il va de soi que cette imperfection inévitable de tout mouvement politique n'empêche pas ces mêmes mouvements d'avoir un impact significatif sur la réalité sociale. Lui cependant se sert de cette réalisation comme d'une excuse pour se lancer dans le combat anarchiste en solitaire. La suite de son raisonnement tordu, on le devine, le mène à la liberté individuelle, liberté conquise en embrassant le « système bourgeois ». Il se gargarise en affirmant n'avoir rien ajouté de nuisible qui n'existait déjà (le système en place) là où son engagement militant précédent rajoutait de la nuisance (les rapports de domination et d'entraide dans un mouvement qui pourrait aisément ne pas exister). Finalement, son « anarchisme » est celui de tous ceux qui cherchent pragmatiquement l'indépendance financière.

Il est toujours très facile de justifier à postériori ses actions, de trouver de la moralité et de la rationalité à sa situation présente. On le fait tous. Je suppose que c'est un pilier indispensable pour grappiller un minimum de santé mentale. Reste à essayer de ne pas être complètement dupes.

mercredi 16 juillet 2025

La Conquête de Plassans - Zola

Celui-là, il va vers le bas de ma liste des romans de Zola, par ordre de préférence. La faute à une trame plus paresseuse que d'habitude et à des personnages fades. L'abbé Faujas débarque à Plassans pour faire passer la ville au bonapartisme à l'occasion des élections à venir. Il s'installe avec sa mère, symboliquement entre les maisons qui servent de QG aux deux courants politiques qu'il doit manipuler, en locataire dans la maison de François et Marthe Mouret, deux bourgeois ennuyeux qui coulent vers la folie. Il est rejoint ensuite par sa sœur et son beau-frère, deux médiocres avides. En parallèle de la conquête de Plassans se déroule la conquête de cette maison.

Aucun personnage n'a véritablement su accrocher mon intérêt. Les Mouret sont sympathiques au tout début, dans leur petite vie bien rangée, et à travers la perspective curieuse de François sur cet abbé qui vient bousculer ses habitudes, mais ils sombrent rapidement dans une démence "naturaliste" qui leur enlève leur volition sans offrir grand-chose en retour. Si Marthe sert à Zola pour explorer un peu le concept de folie lucide, François, le personnage jusque-là le plus vivant, devient carrément catatonique. L'abbé lui-même ne prend pas le relai narratif, il est distant, froid, et on comprend difficilement ses motivations dans cette affaire. Que veut-il vraiment ? Qui est-il vraiment ? Restent la sœur et le beau-frère, qui n'ont pas le piquant d'autres médiocres de Zola. Certains personnages secondaires ont du potentiel, notamment ce couple de mondains cyniques, et la mère de Marthe, parvenue déjà héroïne de La Fortune des Rougon, mais on les voit trop peu.

Quant à cette conquête de Plassans, c'est un joli tour de force politique non dénué de force narrative, ni d'intemporalité dans les machinations décrites, mais ça reste trop distant à mon goût, trop flou, et surtout trop peu porté par les personnages centraux. Pourquoi est-on si peu dans la tête de Faujas, l'architecte de cette conquête ? On se contente d'assister de loin à ses actions. Zola m'a complètement perdu après la victoire aux élections, où il ne lui reste plus qu'à longuement décrire la sordide chute de ses personnages, qui sont déjà bien bas.

samedi 12 juillet 2025

Comment s'y prend la sève pour monter dans les arbres ? (vidéo)

 


Lien direct vers la vidéo sur Youtube.

Voilà que je me mets à ce qui ressemble dangereusement à de la vulgarisation scientifique. C'est très difficile : je m'efforce à la fois d'être aussi clair que possible et de ne pas dire de bêtises, mais je sais que je dis forcément des bêtises. En tous cas, l'exercice est stimulant. 

lundi 7 juillet 2025

The Urgency of Interpretability - Dario Amodei

John Martin - Manfred et la sorcière des Alpes
 

Un autre article très récent (avril 2025) de Dario Amodei, le patron d'Anthropic. Encore une fois, je précise que je n'ai pas d'opinion tranchée sur l'avenir des IA et des LLM. Quel que soit l'avenir de ces technologies, c'est passionnant, comme une injection de SF dans le quotidien. Sur ces mêmes questions, voir AI 2027 et Machines of Loving Grace.

Dans le fabuleux monde des grands modèles de language (LLM), l'interprétabilité consiste à comprendre le fonctionnement interne de ces systèmes. C'est potentiellement un enjeu considérable, car avec la compréhension vient non seulement la possibilité du contrôle, mais aussi de nouvelles opportunités de recherche et de développement.

Dario Amodei souligne que ce manque de compréhension est assez inédit dans l'histoire de la technologie informatique.

If an ordinary software program does something—for example, a character in a video game says a line of dialogue, or my food delivery app allows me to tip my driver—it does those things because a human specifically programmed them in.  Generative AI is not like that at all.  When a generative AI system does something, like summarize a financial document, we have no idea, at a specific or precise level, why it makes the choices it does—why it chooses certain words over others, or why it occasionally makes a mistake despite usually being accurate.  As my friend and co-founder Chris Olah is fond of saying, generative AI systems are grown more than they are built—their internal mechanisms are “emergent” rather than directly designed.  It’s a bit like growing a plant or a bacterial colony: we set the high-level conditions that direct and shape growth, but the exact structure which emerges is unpredictable and difficult to understand or explain.  Looking inside these systems, what we see are vast matrices of billions of numbers

Cette nature émergente rend difficile la prédiction des comportements des IA. 

Au-delà des questions de sécurité, Dario Amodei mentionne que l'interprétabilité permettrait de déterminer si les IA sont de simples pattern-matchers ou des créatures possédant ce qui s'approche d'une conscience. Personnellement, je ne suis pas certain que la frontière soit claire entre les deux : quand un humain converse, les mots ne sont pas choisis par une conscience décidante ; dans une certaine mesure, les mots apparaissent, sont générés, selon des enchainements logiques, probabilistiques. Il en va de même pour la pensée.

La discipline qui consiste à tenter d'ouvrir la boite noire que sont les réseaux de neurones artificiels s'appelle spécifiquement interprétabilité mécaniste. L'auteur en retrace brièvement l'histoire, avant d'évoquer les pistes actuelles qui permettent au domaine de progresser. Je cite quelques passages.

We quickly discovered that while some neurons were immediately interpretable, the vast majority were an incoherent pastiche of many different words and concepts.  We referred to this phenomenon as superposition,  and we quickly realized that the models likely contained billions of concepts, but in a hopelessly mixed-up fashion that we couldn’t make any sense of. The model uses superposition because this allows it to express more concepts than it has neurons, enabling it to learn more.  If superposition seems tangled and difficult to understand, that’s because, as ever, the learning and operation of AI models are not optimized in the slightest to be legible to humans.
The concepts that these combinations of neurons could express were far more subtle than those of the single-layer neural network: they included the concept of “literally or figuratively hedging or hesitating”, and the concept of “genres of music that express discontent”.  We called these concepts features, and used the sparse autoencoder method to map them in models of all sizes, including modern state-of-the-art models.  For example, we were able to find over 30 million features in a medium-sized commercial model (Claude 3 Sonnet).  Additionally, we employed a method called autointerpretability—which uses an AI system itself to analyze interpretability features—to scale the process of not just finding the features, but listing and identifying what they mean in human terms.
Finding and identifying 30 million features is a significant step forward, but we believe there may actually be a billion or more concepts in even a small model, so we’ve found only a small fraction of what is probably there, and work in this direction is ongoing.  Bigger models, like those used in Anthropic’s most capable products, are more complicated still. 
Once a feature is found, we can do more than just observe it in action—we can increase or decrease its importance in the neural network’s processing. The MRI of interpretability can help us develop and refine interventions—almost like zapping a precise part of someone’s brain. Most memorably, we used this method to create “Golden Gate Claude”, a version of one of Anthropic’s models where the “Golden Gate Bridge” feature was artificially amplified, causing the model to become obsessed with the bridge, bringing it up even in unrelated conversations.
L'objectif le plus important de l'interprétabilité étant probablement de pouvoir faire un scan des modèles afin de détecter des "maladies" (des mésalignements) et pouvoir les corriger. 

Une simple phrase pour résumer :
We are thus in a race between interpretability and model intelligence.  

mardi 1 juillet 2025

Supercommunicators - Charles Duhigg

Plongée rapide dans le développement personnel mainstream et américain #5

Le dernier livre de l'auteur de The Power of Habits. J'ai beaucoup aimé, sûrement parce que je suis peu familier avec ce genre de littérature ; c'est encore assez neuf pour moi. Comme toujours, il y a de longues anecdotes narratives pour illustrer le propos, mais Charles Duhigg parvient à les utiliser bien mieux que d'autres auteurs. J'ai trouvé la plupart de ces histoires claires, plaisantes à suivre et réellement édifiantes (sauf celle à la fin sur les questions d'inclusivité chez Netflix, très ancrée dans les problématiques américaines d'ethnicité et de genre, où certains mots sont totalement tabous). Quant aux propos et analyses de l'auteur, c'est inégal, mais globalement pertinent.

Il organise son livre le long de 3 problématiques qui, selon lui, seraient au centre de la communication humaine :

  • De quoi parle-t-on ? Ce début, non dépourvu d'intérêt, m'a cependant semblé trainer en longueur, faisant presque office d'une trop longue introduction.
  • Que ressent-on ? De loin la partie qui m'a le plus intéressé. Le cœur battant du livre.
  • Qui sommes-nous ? Le début de ce chapitre, qui explore tous les blocages qui peuvent être liés aux questions d'identité, continue à être captivant. Ensuite, les problématiques d'inclusivité évoquées me semblent sortir du propos du livre et le ton devient moralisant.

Un mot sur ce type de littérature. On peut avoir l'impression qu'un livre de ce genre tend à l'artificialisation et l'uniformisation de la communication ; l'impression que c'est comme un livre de recettes qu'il conviendrait d'appliquer aveuglément, gommant les précieuses idiosyncrasies. Je vois plutôt ça comme une quête de la compréhension. Il est toujours mieux, intrinsèquement, d'augmenter son niveau de compréhension. Les conséquences ne peuvent qu'être positives. 

Je relève ci-dessous quelques idées.

Identifier le genre de communication dans lequel on s'engage : pratique, émotionnelle ou social (sûrement la plus commune). Simplement percevoir cette disposition et y répondre par la même disposition (ou en changer, mais en toute conscience). Entrer en concordance de disposition ne signifie pas imiter cette disposition. C'est comprendre ce que l'interlocuteur attend, ou veut, de la conversation.

Les questions concernant les simples faits ont tendance à être des impasses. En revanche, il est toujours possible de transformer ces questions en impliquant les émotions. C'est la différence entre "Où habites-tu ?" et "Comment ce lieu de vie t'affecte ?". On invite les émotions, les préférences, les valeurs. Parfois, ces approfondissements rendent inconfortables, d'où l'importance de la réciprocité. Si une personne s'ouvre, s'ouvrir en retour est capital. Les questions intimes (et savoir en trouver l'intensité adéquate) permettent une ouverture émotionnelle beaucoup plus propice aux conversations "productives".

Par exemple, la différence est énorme entre présupposer l'état émotionnel d'une personne et travailler à comprendre cet état émotionnel par la conversation. Demander "Comment tu te sens ?" ou "Que ressens-tu ?" ne suffit pas, car souvent la personne n'en a elle-même aucune idée. Les questions peuvent gagner à être détournées, à examiner l'état émotionnel via le rapport à des évènements concrets. La façon la plus classique de faire comprendre qu'on s'intéresse sincèrement à ce que dit autrui est de le reformuler et de demander confirmation et/ou développement ; montrer sans ambiguïté qu'on comprend leur perspective.

Les émotions sont comme un aimant pour l'attention. Leur expression est limitée par la peur de la vulnérabilité (et j'ajouterai par le manque de connaissance de soi). Je suis persuadé que la plupart des gens souffrent d'un profond manque d'expression et de connexion intime et émotionnelle, souvent inconsciemment. La puissance d'une conversation intime, profonde et réciproque est sous-estimée. Peu de choses sont plus satisfaisantes.

En conversation, le rire existe moins comme une réaction à ce qui est drôle que comme outil de connexion émotionnel. D'où l'importance de toutes les nuances du rire : le rire n'a cet effet de connexion que quand ces nuances (intensité, ton, etc.) sont partagées. Les signes que l'on veut une connexion créent une partie de cette connexion.

Je repense à cette anecdote, peut-être trouvée chez Jared Diamond, et sans doute concernant la Nouvelle-Guinée : les humains primitifs en vadrouille, quand ils rencontraient un inconnu, s'installaient et prenaient le temps de se trouver des parents communs. Le premier réflexe, pour savoir quelle attitude adopter, et donc pour chercher la conciliation, était de se trouver une identité commune. On retrouve cette idée ici, avec la nuance que les groupes d'appartenance sont beaucoup plus nombreux. On fait tous partie de nombreux groupes d'appartenance. Nombre de conversations se résument d'ailleurs à chercher des identités communes. Établir ces identités communes est un puissant raccourci vers la connexion. De même pour les valeurs communes, qui peuvent être au fondement de comportements et d'opinions à priori opposées.

L'auteur conclut pertinemment sur l'importance capitale des relations sociales satisfaisantes dans le bien-être humain.  

vendredi 27 juin 2025

Machines of Loving Grace - Dario Amodei

John Martin - Les plaines du Paradis
 

Dario Amodei est le CEO d'Anthropic, société fondée après son départ d'OpenAI en 2021. Dans cet essai publié fin 2024, il développe une vision optimiste d'un avenir proche modelé par l'avènement de l'IA puissante, pour reprendre son terme. En somme, selon lui, l'IA puissante permettrait de condenser 100 ans de progrès techniques en 5 à 10 ans.

Il est très tentant de simplement balayer ces propos en n'y voyant rien d'autre que de l'auto-promotion. Ce serait raisonnable. Ceci dit, si jamais on accepte la possibilité du postulat de départ (l'inclusion d'une future IA puissante dans les affaires humaines), j'ai trouvé ses perspectives plutôt sensées et mesurées. Il y a un biais d'optimisme, certainement, mais j'ai apprécié la façon dont il sépare les potentialités de l'IA en deux blocs. D'un côté, il y a la pure science, et ses applications pour le bien-être matériel humain, notamment via la médecine. L'optimisme semble très raisonnable sur ces questions (si on accepte qu'une accélération massive de la croissance n'accélère pas de même le choc avec des limites physiques indépassables). Malgré les doutes idéologiques ou les rejets purement obscurantistes, les humains ont tendance, globalement, à accepter les avancées technologiques qui les arrangent. Ensuite, il y a les questions sociales et sociétales. Là, c'est plus délicat. Dario Amodei confronte ces problèmes sans trop les esquiver :

Unfortunately, I see no strong reason to believe AI will preferentially or structurally advance democracy and peace, in the same way that I think it will structurally advance human health and alleviate poverty. Human conflict is adversarial and AI can in principle help both the “good guys” and the “bad guys”. If anything, some structural factors seem worrying: AI seems likely to enable much better propaganda and surveillance, both major tools in the autocrat’s toolkit. It’s therefore up to us as individual actors to tilt things in the right direction: if we want AI to favor democracy and individual rights, we are going to have to fight for that outcome. I feel even more strongly about this than I do about international inequality: the triumph of liberal democracy and political stability is not guaranteed, perhaps not even likely, and will require great sacrifice and commitment on all of our parts, as it often has in the past. 

Revenons un peu vers les questions purement scientifiques. Le concept de « liberté biologique » m'a beaucoup rappelé la façon dont les membres de la Culture, la société galactique d'abondance développée par Ian Banks, peuvent librement changer de sexe ou synthétiser toutes sortes de drogues directement dans leur corps. D'ailleurs, Iain Banks est clairement une influence majeure, il est fortement cité en conclusion.

De même, l'idée que l'état de base de l'humain moyen pourrait être grandement amélioré. Pourquoi refuser d'augmenter l'occurrence de moments de révélation, d'inspiration, de beauté, d'amour, de paix, etc. ? J'ai retrouvé là un mouvement vers l'impératif hédonistique (bouquin captivant que je recommande chaudement). 

Sur les questions de neuroscience, à peu près tous les problèmes humains seraient compris et soignés, mais je note surtout le rôle potentiel des réseaux neuronaux artificiels. Leur compréhension est un enjeu majeur dans la course après l'alignement des IA, mais l'idée ici est qu'il est bien plus facile de réaliser expériences et observations sur des réseaux neuronaux artificiels que sur leur équivalent charnel, et les gains scientifiques réalisés dans l'artificiel serviraient dans le charnel.

Un concept fascinant : la leçon amère. En gros, historiquement, les chercheurs en IA ont eu tendance à chercher à reproduire les mécanismes de la pensée humaine — ou du moins leurs interprétations nécessairement limitées de la pensée humaine — pour créer des IA. Cette piste, bien que satisfaisante intellectuellement, s'est toujours heurtée à des impasses. Ce qui a prouvé son efficacité, c'est d'exploiter la loi de Moore : la capacité de calcul augmente drastiquement avec le temps, et aucune des tentatives pour répliquer les mécanismes de pensée humaine ne peut rivaliser avec ce développement de la puissance de calcul brute, et l'utilisation de cette puissance de calcul pour permettre au système d'apprendre par lui-même.

The bitter lesson is based on the historical observations that 1) AI researchers have often tried to build knowledge into their agents, 2) this always helps in the short term, and is personally satisfying to the researcher, but 3) in the long run it plateaus and even inhibits further progress, and 4) breakthrough progress eventually arrives by an opposing approach based on scaling computation by search and learning. The eventual success is tinged with bitterness, and often incompletely digested, because it is success over a favored, human-centric approach. 

Une superbe phrase pour résumer cette perspective : « We want AI agents that can discover like we can, not which contain what we have discovered. » 

Dans le cadre légal, l'IA puissante pourrait améliorer grandement l'application de la justice, pas forcément en remplaçant les humains et leurs biais, mais en fournissant aux humains une image aussi parfaite que possible de l'objectivité pure, une simple connaissance de la réalité. 

Le dernier gros morceau, exploré encore une fois par Iain Banks et de nombreux autres auteurs de SF, concerne la question du sens. J'apprécie que Dario Amodei mentionne que le sens vient avant tout du contact humain. Il y aurait tant à dire sur les perspectives qui s'ouvrent ainsi via l'IA puissante, mais il admet aussi que c'est incroyablement difficile à prédire. Après tout, les valeurs humaines ont considérablement changé et évolué dans les millénaires passés. Le fait est que Deep Blue n'a pas empêché les humains de toujours jouer aux échecs.

In any case I think meaning comes mostly from human relationships and connection, not from economic labor. People do want a sense of accomplishment, even a sense of competition, and in a post-AI world it will be perfectly possible to spend years attempting some very difficult task with a complex strategy, similar to what people do today when they embark on research projects, try to become Hollywood actors, or found companies. The facts that (a) an AI somewhere could in principle do this task better, and (b) this task is no longer an economically rewarded element of a global economy, don’t seem to me to matter very much.

Pour finir, j'ai trouvé au milieu de toutes ces grandes idées l'ébauche d'un produit aisément marketable à court terme : un "coach AI" qui connaitrait chaque personne mieux qu'elle même, étudierait nos interactions et fournirait de l'aide au quotidien. C'est, entre autres choses, ce qu'essaient de produire les grosses boites d'IA ces temps-ci, notamment en fantasmant sur un nouvel objet physique qui serait encore plus révolutionnaire (et rentable) que le smartphone.

mardi 24 juin 2025

The Charisma Myth - Olivia Fox Cabane

Plongée rapide dans le développement personnel mainstream et américain #4

Cette fois on est clairement dans ce que j'imagine être le grand classique du développement personnel : toi aussi, lecteur, tu peux devenir charismatique et atteindre le succès. Ne connaissant que peu ce genre de littérature, je peux difficilement comparer ce livre à d'autres. Je l'ai lu en diagonale. Il y a plein de choses horripilantes, et d'autres plus intéressantes. Je vais commencer par le négatif.

Il y a encore ce biais qui consiste à prendre les gens riches et puissants comme exemples de gens charismatiques. C'est totalement confondre qualités personnelles et position sociale. Si Bill Gates et le Dalaï-lama (je cite le livre) commandent l'attention, c'est parce que l'un est immensément riche, et parce que l'autre est un chef religieux, pas parce que l'un est intelligent et l'autre empathique (ce qu'ils sont sans doute par ailleurs).

Il y a une quantité effarante de fumisteries psychologico-mystiques. Du genre : inspirez profondément, transférez votre responsabilité à une entité bienveillante, visualisez des ailes d'anges sur les gens autour de vous, etc. Elle adore le coup des ailes d'ange.

Et ça va plus loin que ça : « Personally, I've chosen to believe in a benevolent universe, which has a grand master plan for me (an everything else). I've found this to suit me best. » En somme, il est encouragé de croire non pas en ce qui semble réel, mais en ce qui offre des bénéfices personnels. Pire encore : le lecteur est invité à totalement réécrire sa réalité. Par exemple à écrire des lettres à d'autres gens pour exprimer ses frustrations, à ne pas envoyer ces lettres, et ensuite à écrire les lettres de réponse de ces autres gens, d'une façon empathique. Du coup, paf, c'est comme si tous les problèmes interpersonnels étaient résolus ! Sauf que non, c'est de la pure folie. C'est choisir de vivre dans un monde fantaisiste qui nous sert.

Elle dit littéralement qu'il faut « réécrire la réalité ». Elle prend l'exemple d'un embouteillage qui nous met en retard (les exemples sont toujours liés au succès dans le monde du travail). Face à ce problème insoluble, elle conseille des actes de foi tels que : 1) croire que ce retard nous a permis d'éviter un accident mortel, 2) croire que ça rend en fait service aux gens avec qui on a RDV car eux-mêmes sont en retard, 3) croire que Dieu fait ce qui est le mieux pour nous dans tous les cas. C'est complètement délirant. Elle recommande même de se convaincre à postériori qu'un échec a été un succès...

Comparons rapidement avec le stoïcisme. Face à une situation comme l'embouteillage, la perspective est : Je n'ai pas de contrôle sur ces évènements, donc tout tourment est superflu, et je fais de mon mieux dans ma marge de contrôle. Et voilà, pas la peine de mettre des voiles obscurs entre soi et la réalité.

Olivia Fox Cabane utilise une technique rhétorique aussi transparente que grossière pour convaincre son lecteur : elle n'arrête pas de citer des exemples de ses succès avec ses clients. Untel avait tel problème, il est venu me voir, et après il est devenu super charismatique, etc.

Ok, quelques trucs positifs à retenir maintenant.

La perspective de base est que nous, humains, réagissons instinctivement face à des stimulus, ou signaux. Il s'agit donc d'améliorer la compréhension des signaux que l'on renvoie et de mieux lire ceux des autres. A ce niveau, ce genre de littérature a une vraie valeur : offrir un raccourci vers la compréhension de la façon dont les humains se perçoivent mutuellement.

J'aime bien la division du charisme en trois parties : présence (être perçu comme complètement présent dans l'interaction), puissance (être perçu comme capable d'affecter le monde autour de nous), chaleur (être perçu comme bienveillant).

Et le développement de quatre types de charisme différents : focus, visionnaire, gentillesse, autorité.  

Sinon, au milieu des trucs douteux, il y a des bons conseils. Notamment un rappel sur l'importance de la première impression : « Within a few seconds, with just a glance, people have judged you social and economic level, your level of education, and even your level of success. Within minutes, they've also decided your level of intelligence, trustwirthiness, competence, friendliness, and confidence. » 

De même, sur l'importance capitale du langage corporel, parfois plus important que le langage verbal.

J'ai aussi apprécié les conseils concernant la prise de parole en public, basiques mais qu'il faut bien apprendre à un moment.

Je serais curieux de trouver un autre livre explorant ces mêmes thèmes avec une perspective qui me parlerait plus.