Un bouquin qui s'attaque à une certaine conception moderne du bonheur, celle du self-help, du développement personnel et de la pensée positive, qui se déploie aussi bien dans les entreprises que chez le grand public. Entre autres choses, les auteurs opposent une vision constructiviste à ce courant de pensée prônant la valeur ultime du moi et la toute puissance de l'individu sur ce moi. On pourrait résumer cette pensée positive ainsi : « il n'y aurait pas de société mais seulement des individus » (p.17).
Les auteurs commencent par s'attaquer aux sources de ce courant de pensée qui semble être financé en bonne partie par de massifs dons privés (anecdote : le cinquième congrès mondiale de psychologie positive est organisé à... Disneyworld (p.58)). Et pour cause : cette vision du bonheur comme un idéal à la fois absolu mais jamais véritablement atteignable recoupe parfaitement la vision néolibérale. Le bonheur est un marché, et ce courant de pensée permet d'ouvrir ce marché aux personnes « saines » et « normales » : elles sont peut-être heureuses, mais pourraient l'être encore plus. (p.43) Elles n'ont pas réalisé leur plein potentiel. Et cette quête d'actualisation permanente passe par le marché.
Les propos de la ministre du bonheur des Émirats arabes unis sont édifiants : « Je suis pour ma part très heureuse, je suis une personne positive, je choisi d'être heureuse tous les jours, car c'est ce qui me pousse en avant, me motive. » (p.68) Et à quoi bon modifier une société oppressive si pour être heureux il suffit de le décider ? Cette idée du bonheur venu de l'intérieur sert donc à faire disparaitre le rôle des sociétés et des institutions pour faire peser sur les individus tout le poids de leur état mental. Certes, ce n'est pas totalement faux (la philosophie s'attaque à ce problème depuis des millénaires), mais c'est surtout une simplification extrême de la réalité qui sert des intérêts idéologiques et économiques. En effet, pas besoin de changer la société, pas besoin de morale, si tout peut être vu de façon positive.
Le bonheur devient ainsi une nouvelle norme : on ne devient plus heureux en s'épanouissant au travail, par exemple, mais on s'épanouit au travail si on est heureux. Ainsi, peu importent les conditions de travail, puisqu'on peut se satisfaire de tout.Cette idéologie profite donc plus à ceux qui l'imposent qu'à ceux qui la subissent voire l'intériorisent. La précarité devient l'occasion de s'accomplir.
Les auteurs font preuve, à juste titre, de méfiance face à l'idée de bonheur, et ils rappellent la valeur des émotions négatives. Ce sont elles qui, en bonne partie, causent l'insatisfaction existentielle et l'esprit critique. La colère, la haine, la peur ou le regret sont à la fois des outils de changement et des indicateurs capitaux pour s'observer avec honnêteté. De plus, le pessimisme est lié à un plus grand réalisme que l'optimisme. En somme, le culte du bonheur est une laisse.
Le plaisir et la poursuite du bonheur ne peuvent l'emporter sur la réalité et la recherche du savoir – sur la pensée critique, sur la réflexion menée sur nous-mêmes et le monde qui nous entoure. (p.236)
Et, pour conclure de façon personnelle, j'ai toujours été prudent face à l'idée de bonheur. C'est à dire un état actif, positif, qui s'oppose au malheur. Il y a dans le bonheur une connotation presque extatique, insoutenable : peut-on être heureux si l'on ne sourit pas ? Peut-on être heureux si l'on a des accès de tristesse, de peine, de regret, de confusion ? Peut-on être heureux si l'on a sacrifié certaines options tentantes au profit d'autres ? Il y a d'autres façons de parler, notamment en utilisant le terme satisfaction. J'aime ce terme, parce qu'à l’inverse du bonheur qui est une force floue et indistincte, que l'on peut caresser mais jamais saisir, la satisfaction peut être un état stable vers lequel on peut activement travailler. Et rien n'empêche d'être à la fois satisfait de sa vie et insatisfait du monde qui nous entoure. Également indispensable, l'idée d'ataraxie : c'est à dire que le bonheur n'est pas un état positif, mais l'absence de malheur, de douleur. L'humain n'aurait pas à courir après une carotte métaphorique, mais simplement à se débarrasser de ses troubles.
236 pages, 2018, premier parallèle
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