Quoi de plus naturel pour un petit traité sur l'amitié que de prendre la forme d'un dialogue entre amis ? C'était un format classique dans l'antiquité romaine, mais c'est bien un sujet où il est plus qu'adapté. Cicéron fait parler vieil ami à lui et s'emploie à mettre en place une définition de l'amitié idéale. Bien entendu, c'est exclusivement masculin et concerne surtout les patriciens, les hommes de haut rang. Mais outre l'agréable prose de Cicéron et quelques jolis morceaux de sagesse, ce petit traité évoque un sujet intemporel : la soumission des rapports humains à la société dans laquelle ils prennent place. Ainsi si Cicéron ne nie pas que la notion de services soit importante entre amis, il encourage à une certaine pureté des rapports interpersonnels. Et, preuve de l'importance capitale accordée à l’amitié, Cicéron la place en seconde priorité de la vie après la vertu. Pas mal ! Et encore, la vertu est un prérequis pour être un bon ami. Il est aussi amusant de lire Cicéron taper à demi-mots sur l'épicurisme dont il ne se fait pas une bonne image, croyant que cette philosophie encourage uniquement l’amitié sous son aspect utilitaire. Ci-dessous quelques passages sélectionnés de ce petit texte.
10. Je suis forcément peiné d'être privé d'un ami comme, je crois, on n'en verra jamais plus et, je peux le certifier, comme jamais on en vit. Pourtant je n'ai pas besoin de remède. Je me console moi-même et par la meilleur des consolations : en me retenant de donner dans l'erreur qui tourmente généralement les gens après le décès de leurs amis. Je ne pense pas qu'un malheur ait atteint Scipion : il m'a atteint, moi, s'il a atteint quelqu’un ; souffrir affreusement de ses propres misères, ce n'est pas aimer un ami : c'est s'aimer soi-même.
19. Il me semble, en ce sens, discerner que nous sommes faits pour qu'il existe entre tous les humains quelque chose de social, et d'autant plus fort que les individus ont accès à une proximité plus étroite. Ainsi nos concitoyens comptent davantage pour nous que les étrangers; nos parents proches, plus que les autres personnes. Entre parents, la nature a ménagé en effet une sorte d'amitié ; mais elle n'est pas d'une résistance à toute épreuve. Ainsi l'amitié vaut mieux que la parenté, du fait que la parenté peut se vider de toute affection, l'amitié, non : qu'on ôte l'affection, il n'y a plus d'amitié digne de ce nom, mais la parenté demeure.
20. Ainsi l'amitié n'est rien d'autre qu'une unanimité en toutes choses, divines et humaines, assortie d'affection et de bienveillance : je me demande si elle ne serait pas, la sagesse exceptée, ce que l'homme a reçu de meilleur des dieux immortels. Certains aiment mieux les richesses, d'autres la santé, d'autres le pouvoir, d'autres les honneurs, beaucoup de gens aussi lui préfèrent les plaisirs. Ce dernier choix est celui des brutes, mais les choix précédents sont précaires et incertains, reposent moins sur nos résolutions que sur les fantaisies de la fortune. Quant à ceux qui placent dans la vertu le souverain bien, leur choix est certes lumineux, puisque c'est cette même vertu qui fait naître l'amitié et la retient, et que sans vertu, il n'est pas d'amitié possible !
26. Le plus souvent, donc, en réfléchissant à l'amitié, j'ai l'habitude d'en revenir au point qui me semble fondamental : est-ce par faiblesse et indigence qu'on recherche l'amitié, chacun visant tour à tour, à travers une réciprocité des services, à recevoir d'un autre et à lui rendre telle ou telle chose qu'il ne peut obtenir par ses propres moyens, ou cela ne serait-il qu' une de ses manifestations, l'amitié ayant principalement une autre origine, plus intéressante et plus belle, enfouie dans la nature elle-même ? L'amour en effet, d'où provient le mot amitié, est au fondement premier de la sympathie réciproque. Quant aux faveurs, il n'est pas rare qu'on en obtienne aussi de gens qu'on berce d'un semblant d'amitié et d'un empressement de circonstance : or, dans l'amitié, rien n'est feint, rien n'est simulé, tout est vrai et spontané.
27. Cela tendrait à prouver que l'amitié est issue de la nature, me semble-t-il, plutôt que de l'indigence; qu'elle est une inclination de l'âme associée à un certain sentiment d'amour, plutôt qu'une spéculation sur l'ampleur des bénéfices qu'on en tirera.
55. Mais quoi de plus stupide, quand on a sous la main richesses, facilités, considération, que de s'offrir tout ce que peut procurer l'argent, chevaux, domestiques, habits luxueux, vaisselle précieuse, et de ne pas se faire d'amis, qui sont comme je l'ai dit le meilleur et le plus bel ornement de la vie ? Car en s'offrant tous ces biens matériels, ils ne savent ni qui en faire profiter, ni pour qui ils travaillent si dur : n'importe lequel de ces biens matériels est à qui saura s'en emparer de force, mais dans ses amitiés chacun conserve un droit de propriété ferme et inaliénable, de sorte que, même s'il nous reste les biens matériels, qui sont plus ou moins des dons de la Fortune, une vie délaissée et désertée par les amis ne peut guère offrir un aspect très riant.
80. En effet, chacun aime sa propre personne, non pour percevoir de soi les dividendes de cette affection, mais parce que sa personne en soi lui est chère. Si l'on ne transpose cela à l'identique dans le domaine de l'amitié, on ne découvrira jamais de véritable ami.
94 pages, -44, mille et une nuits
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