mercredi 1 novembre 2017

Libérateur

  
Viktor Vasnetsov - Bogatyrs (1881)

     Fièrement dressé sur sa monture, depuis les hauteurs d'une colline verdoyante, le seigneur de guerre Akan contemplait la ville qui s'étalait devant lui.

     D'abord il y avait les minces remparts extérieurs, d'où quelques gardes paniqués gesticulaient en montrant du doigt les inquiétantes silhouettes immobiles qu'ils distinguaient à contre-jour. Avec sa longue-vue, relique d'une valeur incommensurable qui appartenait auparavant à un roi qu'il avait renversé trois saisons plus tôt, Akan pouvait distinguer leurs visages terrifiés. Ensuite venaient les champs et les potagers, parsemés de maisons de paysans. Quelques-unes, rassemblées, formaient des hameaux. Les chemins de terre, entrecoupés d'occasionnels moulins et enclos, menaient vers les remparts principaux. Ceux-ci étaient une défense sérieuse, menaçante. Ils faisaient au moins sept pas de hauteur. Akan apercevait des meurtrières, mais aucune machine dangereuse, comme des balistes. Rien d'insurmontable pour le seigneur de guerre et son armée.

     Et ensuite, la ville elle-même.

     Son objectif final, le dernier bastion à prendre.

     Ibrisse respirait le calme et la richesse. Même à cette distance, on voyait que ne se trouvaient pas derrière ces murs des rues crasseuses surchargées de masures minables. Les bâtiments étaient en pierre, les allées étaient larges. Dans cette grande cité, les Ibrissiens s'offraient même le luxe d'entretenir des parcs. Les silhouettes d'arbres taillés avec soin se découpaient sur l’horizon.

     D'autres silhouettes étaient visibles, celles-là bien moins innocentes. De loin, on aurait dit d'énormes moulins gris. Les constructions étaient gigantesques, elles faisaient au moins trois fois la taille du plus haut palais de la ville.

     Mais pourquoi construire des moulins aussi hauts et minces ?

     Les pales, massives, tournaient au rythme paisible de la brise.

     Akan lui-même ne comprenait pas.

    Ces étranges moulins étaient des monuments sans âge, vestiges d'un temps où les hommes possédaient un savoir oublié. Certaines pales étaient brisées, certains des moulins semblaient sur le point de s’effondrer, leur texture exhalait la vieillesse, et pourtant ils étaient toujours là. Ils résistaient aux tempêtes qui abattaient les arbres les plus solides et, avec une obstination mystérieuse, ils continuaient à tourner. Akan ne connaissait aucun matériau capable d'une telle résistance. La roche la plus solide, seule matière pouvant rivaliser, ne pourrait en aucun cas s'adapter à une telle architecture.

     Mais bientôt il saurait, bientôt il comprendrait.

     Il avait désormais derrière lui des dizaines de cités portant sa bannière. Chacune conquise dans le sang et les larmes. Désormais elles étaient dirigées par des gouverneurs de confiance qui reconnaissaient son autorité.

     Il voulait mettre fin à l'ère des cités-États. Des agglomérations de quelques dizaines de milliers d'habitants qui se faisaient la guerre en permanence, passant d'une trêve à une trahison surprise, le tout dans le but de grappiller un peu de territoire et quelques richesses qui, de toutes façons, seraient perdues dans l'inévitable conflit suivant.

     Akan voulait fonder un empire. Unifier les hommes, de l'océan de l'ouest aux montagnes de l'est, tel était son but. Le soir, quand il était seul, il se laissait aller à construire mentalement son futur. Il serait un empereur bon, il encouragerait la science et la culture. Autour de sa table défileraient poètes et astronomes, peintres et botanistes, sculpteurs et explorateurs.

     Cette unification tant rêvée n'était pas qu'une question de territoire.

     Akan s'attelait à une tâche bien plus difficile que gagner des guerres : remodeler les esprits. Plus encore que les frontières, la superstition était sa cible. Dans chacune des cités conquise, il faisait un exemple des religieux. Ceux qui inventaient des êtres supérieurs et se prétendaient leurs messagers, ceux qui affirmaient tenir leur autorité d'une volonté divine, étaient exécutés en public. Il savait bien que tuer les prêtres ne dissiperait pas en un instant toutes les barrières mentales. Les habitudes acquises au fil des siècles seraient tenaces, il faudrait du temps pour s'en libérer. Mais il fallait bien commencer quelque part.

     Combien de scientifiques dont les théories contredisaient celles des fous mystiques avaient péri dans les flammes ? Combien d'hommes de lettres devaient gâcher leurs capacités dans l'apologie incessante d'une divinité sortie de l'esprit de médiocres ambitieux ? Combien de guerres avaient éclaté pour des désaccords théologiques d'un grotesque terrifiant ?

      C'était son ambition : apporter au monde un âge de raison.

     Les hommes actuels se contentaient de vénérer les reliques des anciens temps, lui voulait percer leurs mystères, les reproduire, les dépasser. Avec Ibrisse, sa quête touchait à sa fin. D'un point de vue géographique, il aurait pu se permettre de laisser la ville de coté. Elle était un peu excentrée, au nord. Mais d'un point de vue politique, c'eût été une grossière erreur. Ibrisse avait une réputation telle qu'il n'était pas envisageable de l’ignorer. Selon les légendes, cette ville était bénie, protégée des dieux. On disait qu'aucune armée n'avait jamais pu s'en emparer, que toutes les forces d'invasions s'y brisaient comme la marée sur les flancs d'une montagne. Akan ne pouvait tolérer cela. Sans compter qu'Ibrisse était un centre religieux, un lieu de pèlerinage. On venait de loin admirer cette ville mystérieusement prospère dont les étranges moulins étaient entourés d'une aura magique.

     Magique ! Akan se sentait frémir à ce mot. La magie était son ennemie. Combien de prétendus magiciens, prophètes et autres charlatans n'avait-il pas fait exécuter ? A chaque fois on le maudissait, on l'accablait de sortilèges, on lui promettait la fureur divine. Et pourtant il se dressait là, bien vivant, sur le point d'accomplir son rêve. Cette fois, ce serait pareil : il vaincrait malgré tous les mauvais sorts que pourraient lui jeter les imposteurs.

     Il sourit, et fit signe à ses généraux de le suivre vers le camp où son armée se préparait pour la nuit.

     — Ahmed, écoute moi, dit-il à l'homme qui chevauchait à sa droite. Quand nous aurons vaincu, tu seras le gouverneur d'Ibrisse. Tu sens-tu prêt ?

     — Seigneur, vous m'honorez. Je ferai selon vos désirs.

     — Bien, Ahmed. Bien.

     Pendant un instant, Akan fut sur le point de confier à son compagnon sa joie et ses espoirs, mais il se retint à temps. Un chef de guerre n'est pas un idéaliste.

     Le campement de son armée était impressionnant. Une vaste fourmilière temporaire, des milliers d'hommes organisés rationnellement, unis dans un objectif commun. Les tentes étaient plantées de façon géométrique, et pendant qu'il progressait dans l'allée principale avec son escorte, les hommes se levaient pour le saluer. Le soir tombait. Les soldats savaient ce qui les attendait le lendemain, et ils avaient hâte, car ils avaient bien conscience que c'était la dernière bataille. Une fois arrivé à ses quartiers, Akan mit pied à terre, donna les ordres pour la nuit, et alla s'isoler dans sa tente. Il prit du parchemin, une plume et de l'encre, et continua à donner forme à son futur empire par écrit.

     Le lendemain, la fourmilière commença à s'agiter bien avant le lever du soleil. Quand Akan sortit, vêtu de son armure de combat, tout était prêt. Les hommes se tenaient en rangs, calmes, sévères, ordonnés. Le seigneur de guerre enfourcha sa monture, et sa voix résonna dans le silence de l'aube.

     — Soldats ! Vous savez pourquoi vous vous battez. Votre but n'est pas la richesse, le pillage ou la gloire. Vous ne désirez pas violer, détruire et posséder. Vous n’êtes pas une horde barbare de plus, et ce n'est pas un combat comme les autres. Notre objectif, c'est la paix. Notre désir, c'est le progrès. Si vous êtes là, c'est que comme moi vous savez que l’ordre ancien est stérile, condamné à la médiocrité. Pour construire un futur meilleur, il faut écraser le passé. Et sur les ruines de ce monde décadent, nous en construirons un nouveau. Soldats ! Vous n’êtes pas des conquérants, vous êtes des libérateurs !

     Alors que les ovations s'élevaient, quelques bandes d'oiseaux qui somnolaient encore s'envolèrent. Akan était ému, parce qu'il savait que ces ovations n'étaient pas feintes. Il avait réussi à insuffler à ces hommes un désir sincère d'accomplir sa vision. Il n'était pas naïf, il savait qu'une bonne partie d'entre eux le suivaient comme ils suivraient n'importe quel chef habile et charismatique. Mais dans l'ensemble, il avait sous ses yeux un terreau fertile. Il refoula son émotion, et donna ses ordres à ses généraux. Tous étaient des vétérans, fidèles jusqu'à la mort.

     Lui ne participerait pas à la bataille. Pas par lâcheté, non, il avait eu son compte de sang. Mais plus son mouvement grandissait, plus sa responsabilité envers l'humanité augmentait. Il ne pouvait pas se permettre de mourir bêtement d'une flèche perdue, les enjeux étaient trop énormes.

     Accompagné de son escorte, il gravit à nouveau la colline. Derrière lui, l'armée se mettait en formation dans un brouhaha de métal et de piétinements. Une fois au sommet, il contempla ses troupes et la plaine que celles-ci auraient à franchir. Cela ne devrait pas leur prendre beaucoup plus d'une heure pour atteindre les remparts extérieurs. Il fut satisfait de constater que ces derniers étaient complètement désertés, ainsi que tous les champs qu'il pouvait voir. Même le bétail avait disparu. Ils avaient peur. Mais, étonnamment, Akan pouvait constater à l'aide de sa longue-vue que les remparts intérieurs semblaient vides eux-aussi. Étrange. Soit ils étaient si désespérés qu'ils avaient fui par l'autre coté, soit ils avaient une stratégie de défense originale. Dans tous les cas, rien ne pourrait entraver le flot des assaillants.

     Alors que son aide de camp attendait, une torche à la main, qu'il donne le signal du départ, Akan laissa son esprit divaguer un instant. Sur cette colline, il ferait construire une longue-vue géante, pour regarder les étoiles. Il avait rencontré un savant étrange qui lui avait montré ses plans. Cela semblait crédible. Akan leva la tête. Le soleil se levait et les milliers de petites lumières qui flottaient habituellement dans le ciel nocturne s'étaient éteintes. Oui, cette longue-vue géante serait un édifice grandiose, visible depuis la ville. Chacun pourrait constater que les anciens n'étaient pas les seuls à réaliser des projets massifs, comme les étranges moulins. Ce serait un rappel constant que l'humanité est curieuse, industrieuse, avide de nouvelles connaissances. A l'évocation de cette vision, il sourit, réconforté par la pensée que ce qu'il faisait était juste, que le sang ne coulerait pas en vain.

     Un bref éclat de lumière attira son attention. Cela s'était produit quelque part dans la ville, ou du moins non loin des remparts intérieurs. Il lui semblait que quelque chose bougeait, dans le ciel. Il parvint à apercevoir l'objet un instant avec sa longue-vue, mais la chose allait tellement vite qu'il ne put pas s'en faire une image précise. On aurait dit un tronc d'arbre, ou une sorte de pilier, qui brûlait par une extrémité et laissait derrière lui une traînée de flammes et de fumée.

     De toute évidence, c'était un projectile. Un projectile qui se dirigeait vers son armée. Il fut tout d'abord extrêmement impressionné : il ne connaissait rien qui puisse atteindre une telle vitesse et une telle hauteur. Même la plus puissante des catapultes aurait été loin d'un tel exploit. Il y avait donc à Ibrisse de véritables mystères. Autour de lui, les hommes de son escorte, qui eux aussi avaient aperçu la chose, commençaient à chuchoter. Un frisson de peur semblait se répandre parmi les plus impressionnables d'entre eux. Mais Akan ne craignait rien : un projectile de quelques mètres, aussi stupéfiante soit sa trajectoire, ne pouvait pas causer beaucoup de pertes. Il sentit au contraire son excitation augmenter, il était curieux de voir quel fabuleux trébuchet pouvait accomplir un tel prodige.

     Il se tourna vers son aide de camp pour donner l’ordre de lancer l'attaque.

    Et soudain, le soleil matinal fut éclipsé par un soleil mille fois plus éblouissant. Un soleil qui prenait naissance au cœur même de ses troupes. En quelques secondes la luminosité diminua suffisamment pour qu'il puisse assister à un spectacle terrifiant : là où se trouvait son armée, il n'y avait plus rien d'autre qu'une immense tour de fumée et de poussière, surplombée d'un dôme qui la faisait ressembler à un champignon. Parmi les perturbations de la masse grise il voyait des lueurs rouges qui semblaient indiquer des flammes gigantesques. Et à chaque instant, la chose grandissait, son volume augmentait. Malgré une tache qui s'attardait sur ses rétines et obscurcissait la moitié de sa vision, il constata qu'un mur noir de poussière et de débris courait à une vitesse invraisemblable vers lui. Le mur escaladait déjà la colline.

     Le choc n'aurait pas été plus violent si une maison de pierre s’était écroulée sur lui. Son armure le protégea un peu, sans elle il serait mort instantanément, les os brisés et les organes réduits en bouillie. Projeté à terre, le visage brûlé, le reste de son corps cuisant plus lentement, son sang se carbonisant avant même qu'il n'ait le temps de s'écouler de ses plaies, son esprit lui accorda quelques instants de répit.

     Avait-il eu tort, tout ce temps ? La magie était-elle réelle ? De mystérieuses puissances gouvernaient-elles les destinées humaines ? Il avait soif. Tellement soif. Non. Il avait eu raison. Soif. Si seulement il avait pu boire. Non. Comprendre. Si seulement il avait pu comprendre ce qu'il venait de se passer. Il savait qu'il était possible de comprendre. Ce fut sa dernière pensée.

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