jeudi 15 septembre 2016

La Petite Auriculaire - Réécriture du Petit Poucet



The Little Girl with Red Headscarf Nicolae Grigorescu
The Little Girl with Red Headscarf
Nicolae Grigorescu


    Il était une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants, tous garçons ; sauf la cadette, une petite fille de sept ans. Comme elle était la plus jeune, elle était la plus petite et la plus frêle, et c'est pour cela qu'on l’appelait la petite Auriculaire, car c'est le plus frêle doigt de la main. Le père et la mère travaillaient du matin au soir mais cela ne suffisait pas à remplir les assiettes. Souvent les enfants devaient se contenter de quelques racines, baies ou fruits sauvages. Mais l'hiver arrivait et les parents ne pouvaient songer un instant à leur situation sans sombrer dans le désespoir.

    Les enfants faisaient ce qu'ils pouvaient pour ramener de la nourriture à la maison. L’aîné, débordant de fierté, a même rapporté une fois un gros lapin. La petite Auriculaire avait pris le petit mammifère en affection, et avait versé quelques larmes quand l’aîné eut le privilège de l'égorger. Mais il y avait maintenant des mois que la famille n'avait pas mangé de viande. Les enfants, débordant d'une colère causée par la faim, reportaient leur mauvaise humeur sur leur petite sœur. Ils se moquaient d'elle, parfois même ils la frappaient. La petite Auriculaire, de nature calme et discrète, voyait ces traits renforcés par le comportement de ses frères, et elle n'ouvrait quasiment jamais la bouche. Un soir, jetée hors de la chambre commune des enfants par ses frères, comme cela arrivait souvent, elle se réfugia sous une couverture élimée dans le coin sombre de la pièce principale qu'elle connaissait bien. Comme elle était si frêle et si discrète, ses parents, restés prêt du feu faiblissant, ne l'avaient pas vue et, sans le vouloir, elle entendit leur conversation. Les flammes tremblantes du feu donnaient aux traits du père une expression de chagrin profond. Il regardait fixement les braises quand il dit à sa femme : « C'est fini. On ne peut plus les nourrir. » « C'est bien vrai, mais que faire ? Il faut essayer. Essayer de faire tout ce qu'on peut. » « Non. Tu sais bien que ce n'est plus possible. Tu le sais. » Le père fit une longue pause, avant de continuer : « Tu te souviens de ces gens dont je t'ai parlé ? Ils paient bien. De l'argent bien propre, bien net. C'est la seule chose à faire. La seule chose à faire. » La mère resta immobile un moment, puis se mit à sangloter doucement. Essuyant ses larmes d'un revers de main, elle dit, la voix vacillante : « Oui, la seule chose à faire. On a plus d'autre choix, sinon crever de faim. » « Demain soir, dit le père. Je leur dirai qu'on ne peut plus les nourrir, c'est la vérité, et qu'ils faut qu'ils aillent un moment chez un cousin. Je reviendrai seul, avec l'argent. » La petite Auriculaire, qui parlait peu mais savait écouter, était immobile dans son coin sombre, invisible. Plus tard, quand elle entendit le ronflement de ses parents, elle sortit. Dans la clairière qu’occupait la petite maison, à l'aide de la lumière de la lune, elle ramassa beaucoup de petits cailloux blancs, qu'elle nettoya dans une flaque d'eau, pour qu'ils soient bien brillants. Puis elle retourna se blottir dans sa couverture, et eut beaucoup de mal à s'endormir.

    Le lendemain, le père rentra à la maison beaucoup plus tôt que d'habitude. Il dit à ses enfants : « Mes petits, vous savez que depuis trop longtemps nos assiettes sont presque vides à chaque repas. Cela ne peut continuer ainsi. Ce soir, je vous amène chez un cousin. Il s'occupera de vous le temps que notre situation s'améliore. » Tous furent très tristes, la petite Auriculaire en particulier, mais pour d'autres raisons que ses frères. La mère pleura beaucoup, alors son aîné lui dit : « Ne t'inquiète pas maman, non reviendrons bientôt ! » Elle pleura encore plus.

    Le père guida ses enfants dans la forêt, dans des endroits qu'ils ne connaissaient pas. Pendant tout ce temps, la petite Auriculaire laissa derrière elle une file de petits cailloux blancs, discrets mais clairement visibles. Le soir était presque venu quand la petite troupe atteignit une clairière. « C'est ici que l'on doit retrouver mon cousin », dit le père. En effet, quelqu'un sortit de forêt tout près d'eux, mais ce n'était pas le cousin du père, c'était un ogre. Il était gigantesque et contemplait les enfants avec un grand sourire. Ceux-ci étaient tellement paralysés par la peur qu'ils ne firent pas un geste pendant que l'ogre les enfourna un par un dans un sac énorme qu'il passa par dessus son épaule. L'ogre fit retentir un puissant rire gras, et par un trou dans la toile du sac, la petite Auriculaire le vit donner à son père une bourse bien pleine. Sans un regard en arrière, le père s'enfuit d'un pas pressé. La petite Auriculaire vit aussi le reflet blanc de ses petits cailloux, désormais inutiles.

    L'ogre marcha longtemps avec son fardeau puis arriva à la maison qu'il partageait avec ses deux frères. Ensemble, les trois ogres enfermèrent les enfants dans la cave, non sans en avoir gardé un pour le dîner. Les survivants se lamentèrent : « Oh non, les ogres vont manger notre frère ! Et puis ce sera notre tour ! Ils vont tous nous manger ! Nous allons mourir dévorés, découpés en morceaux ! » Ils pleurèrent pendant fort longtemps, puis l’aîné eut une idée : « Auriculaire, tu vois ce soupirail là-haut ? Tu es si mince et si frêle que si l'on t'aide à l'atteindre, tu pourras passer entre les barreaux ! » Et tous reprirent en cœur : « Oui, cela fonctionnera ! Aide nous, Auriculaire, aide nous ! Tu dois nous sauver ! Tu dois trouver la clé de la cave et nous sortir de là ! » Et ce fut fait, la petite Auriculaire passa entre les barreaux en se tortillant et se retrouva dehors, seule dans la nuit.

    S'approchant d'une fenêtre, elle vit les trois ogres s’affairer dans la cuisine. Ils tenaient son frère malchanceux, mais ne l'avaient pas encore tué. Ils avaient arraché ses vêtements et s'amusaient avec lui comme un chat avec une souris. La petite Auriculaire détourna rapidement le regard, mais elle avait eu le temps d'apercevoir la clé de la cave, accrochée au cou de l'un des ogres. Elle fut envahie par la terreur. Que pouvait faire une petite fille seule et terrifiée contre trois ogres ? Il lui semblait absolument impossible de mettre la main sur cette clé sans se faire attraper. Et que devait-elle à ses frères ? Depuis toujours ils la traitaient en paria, ils se moquaient d'elle, l'obligeaient à dormir par terre, et la frappaient. Et soudain, quand ils avaient besoin d'elle, ils la suppliaient et l'imploraient ? D'un coup, la petite Auriculaire se mit à courir dans la forêt. Elle espérait retrouver ses cailloux blancs, et rentrer à la maison, loin des ogres. Elle courut, courut et courut encore. Elle ne retrouva pas ses cailloux et, accablée par la fatigue, elle s'endormit contre un arbre.

    Le froid la réveilla. La petite fille, seule dans la forêt, était terrifiée. Une partie de la lumière de la lune traversait les branchages, mais cela ne faisait que donner vie à la végétation. Chaque buisson agité par le vent et chaque rongeur furtif semblaient pour la petite Auriculaire révéler la présence d'un loup affamé ou d'un ogre en furie, avide de retrouver sa proie… Elle avait entendu dire que les ogres possédaient des pouvoirs magiques leur permettant d'attraper facilement les enfants insouciants. Soudain, elle entendit des bruissements qui ne pouvaient être ceux du vent. C'était certainement une grosse créature. Un ogre ! La petite Auriculaire se roula en boule contre son arbre, comme elle le faisait dans son petit coin dans la maison de ses parents, souvenir qui semblait déjà très ancien. Mais les bruits de mouvement se rapprochaient, de plus en plus près, jusqu'à s’arrêter juste à coté d'elle. Une main se posa sur son épaule et une voix douce dit : « N'aie pas peur, petite fille. » La petite Auriculaire ouvrit les yeux et distingua une silhouette féminine accroupie à coté d'elle, un sourire calme sur les lèvres. « Une fée ! Vous êtes une fée ! » La femme rit. « Vraiment, quelle imagination ont les enfants ! Mais dis-moi petite fille, n'as tu pas faim et soif ? » Maintenant que l'idée lui traversait l'esprit, la petite Auriculaire sentit sa gorge la brûler. « Oui c'est vrai, j'ai très faim et très soif ! » Et tout d'un coup, elle sentit quelque chose de mou lui tomber sur la tête. Une grosse grappe de raisin bien juteux ! Commençant à les croquer un par un, elle dit à l'inconnue : « Je savais bien que vous êtes une fée ! Vous avez fait apparaître des raisins pour moi. C'est très gentil. Merci ! » « Ces raisins ont du tomber d'une vigne sauvage, dit la femme en riant. Un fée ! Quelle drôle d'idée. Mais que fait une petite fille comme toi seule la forêt ? » La petite Auriculaire lui raconta toutes ses aventures. Soudain submergée par l'émotion, elle dit en sanglotant : « Mes parents nous ont vendu à des ogres… Je voudrais qu'ils meurent pour ce qu'ils ont fait ! » L'inconnue la prit dans ses bras, et elles restèrent un moment toutes les deux enlacées, jusqu'à ce que l'enfant épuise ses larmes. « Viens avec moi, dit la femme, je t'apprendrai à vivre. » La petite Auriculaire se leva. Le chagrin commençait doucement à disparaître. « D'accord madame la fée ! »

    Plus personne ne revit jamais la petite Auriculaire, mais nos lecteurs auront raison s'ils supposent qu'elle ne fut point malheureuse. En revanche, ses parents connurent un destin différent. Après la disparition de leurs enfants, des rumeurs commencèrent à circuler dans le voisinage. On disait que le père n'avait aucun cousin, alors à qui avait-il confié les petits ? Leur rythme de vie aussi suscitait de vives discussions. Comment pouvaient-ils tout d'un coup se permettre d'acheter tant de viande et d'alcool ? Il est vrai que le père et la mère tentaient de noyer leur culpabilité dans le vin, mais cela ne leur réussit pas. Un matin, ayant jeté un regard curieux par une fenêtre de leur petite maison, un passant lâcha un cri et courut chercher le plus de monde possible. La foule ainsi rassemblée découvrit dans la maison, au milieu de restes de côtes de porcs et de bouteilles vides, les corps sans vie du couple. Ils avaient été égorgés, probablement pendant leur ivresse. Et l'on eut beau fouiller, on ne retrouva pas une seule pièce dans la maison. Voilà ce qui arrive quand on vit en mauvais chrétien, dit la foule, voilà ce qui arrive quand on vend ses enfants au diable. Chacun se régala du spectacle de la mort puis retourna à ses occupations et pensa à autre chose. Mais pas le fossoyeur qui, on le comprend, pesta et jura plus longtemps que les autres.


MORALITÉ

On ne s'afflige point d'avoir beaucoup d'enfants,
Tant que l'on a du pain à se mettre sous la dent.
Il se peut même que par inadvertance,
On pense que l'un d'eux soit sans importance.
Mais quand viennent la disette et la famine,
Et que soudain sont dans l'air crime et rapine,
Il ne faut pas s'attendre à se faire aider
Par celui qui fut longtemps rejeté et maltraité.

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