The Hedonistic Imperative (1995) est peut-être la vision utopique la plus radicale que j'aie jamais lue. En gros, c'est de l'utilitarisme poussé jusqu'au bout de sa logique : éradiquer toute souffrance pour toute créature, partout, avec l'aide, notamment, de la reprogrammation génétique.
La souffrance est un élément capital dans la vie darwinienne. Et tant que l'humain reste dans un schéma darwinien de la souffrance en tant que motivateur principal, il n'a aucun moyen d'échapper à l'adaptation hédonique. Il s'agit donc de modifier les fondements même du fonctionnement humain. Si annihiler la souffrance est un utilitarisme négatif, David Pearce ne s'arrête pas là : il défend le développement de la capacité au bonheur, de façon à ce que l'extase absolu d'aujourd'hui ne soit même pas l'humeur la plus basse possible dans un lointain futur. Les gens en parfaite santé mentale d’aujourd’hui sont donc pires que dépressifs si on compare leur état d'esprit à ceux qui sont potentiels.This manifesto outlines a strategy to eradicate suffering in all sentient life. The abolitionist project is ambitious, implausible, but technically feasible. It is defended here on ethical utilitarian grounds. Genetic engineering and nanotechnology allow Homo sapiens to discard the legacy-wetware of our evolutionary past. Our post-human successors will rewrite the vertebrate genome, redesign the global ecosystem, and abolish suffering throughout the living world.
Il ne s'agit pas d'atteindre un état d'extase et de s'y prélasser (bien que ceux qui choisiraient cette option seraient dans leur droit) mais d'étendre le champ de conscience humain. De plus, Pearce argumente que quelqu'un d'heureux, d'épanoui, est plus motivé et productif que quelqu'un de dépressif : ainsi un état mental inimaginablement heureux est corrélé à une plus grande implication dans le réel, à une hypermotivation. Après tout, si notre bien-être est en bonne partie causé par une chimie partiellement aléatoire et conçue pour favoriser la réplication du vivant dans un contexte darwinien dépassé, pourquoi ne pas l'optimiser ?
Il s'agit bien de toute souffrance :
At some momentous and exactly dateable time, the last unpleasant experience ever to occur on this planet will take place. Possibly, it will be a (purely comparatively) minor pain in some (to us) obscure marine invertebrate.Bon argument : il nous est quasi-impossible de concevoir à quel point notre existence est misérable faute de point de comparaison. Ainsi, de la même façon, l'un de nos ancêtre d'il y a dix-mille ans ne pouvait pas imaginer les réalités contemporaines dans le domaine de la diminution de la douleur : ce n'est pas pour autant qu'il devait rester dans son état. Sans compter que la course au statut social nous pousse à nous prétendre, à nous croire, heureux. L'idée, c'est véritablement que notre conscience actuelle sera vue par les posthumains comme nous voyons celle d'un singe. Idée classique, mais ce qui est précisément défendu ici, c'est que cette différence ne concernera pas seulement l'intelligence, mais surtout la capacité au bonheur. Et la capacité au bonheur ne changerait pas moins notre façon d'interagir avec le monde que l'intelligence.
Pour remplacer la motivation procurée par la crainte de la souffrance, Pearce propose des nuances de béatitude. Ainsi l'on agirait non pas pour fuir la souffrance, mais pour rechercher un bonheur plus vif, plus net, plus varié.
Dans un futur plus proche, la course vers ce bonheur passerait temporairement par des drogues plus classique. J'aime l'idée d'un « hypo-hedonic disorder » : ne serait plus seulement une pathologie le malheur actif, c'est à dire la dépression, mais le bonheur insuffisant. Dans un tel contexte, serait-ce maltraiter ses enfants que de leur refuser ces drogues ? Ou plus tard de leur refuser la reprogrammation génétique ?
David Pearce consacre la dernière partie de son livre à se confronter aux critiques faites à la thèse défendue. Ses réponses ne sont pas toujours satisfaisantes. En fait, il y a tellement de contradictions qui viennent à l'esprit à la lecture de The Hedonistic Imperative que c'en est éprouvant. Comment imaginer une humanité sans douleur ? Pire : comment imaginer un règne animal sans douleur ? Si l'humain peut se targuer d'avoir bien d'autres motivations, que serait une souris qui n'aurait plus à craindre le moindre prédateur ? Ni même à craindre la faim ? Que serait un tigre rendu végétarien ? La douleur n'est-elle pas indispensable au bonheur ? La douleur n'est-elle pas indispensable à la vie même ? Dans un gradient d'extase, le fond du gradient ne se transformerait-il pas en douleur ? N'est-ce pas réduire le champ de la conscience humaine que de rendre impossible tout état mental négatif ? Ne serait-ce pas se priver d'une bonne partie de la création humaine ? Comme je l'ai dit, Pearce s'attaque à ces questions, et à bien d'autres, mais sans vraiment convaincre. Cependant, en se posant la grande question téléologique « Où allons-nous en tant qu'espèce ? » il devient difficile de trouver de meilleur réponse que celle proposée dans ce livre. Que signifient tous les progrès dans le cadre de l'adaptation hédonique ? Et l'analogie de l'anesthésie fonctionne à merveille : comment être contre la réduction de la souffrance ?
Je dirais que The Hedonistic Imperative a deux principaux problèmes. Déjà, c'est terriblement optimiste. L'auteur a une foi inébranlable en l'idée de progrès. Qui sait si l'humanité ira jusque là ? Et qui sait s'il n'y a pas des limites physiques à l’interventionnisme humain sur son environnement et son propre corps ? Ensuite, The Hedonistic Imperative est follement en avance sur son temps. Toutes les questions, tous les espoirs et tous les problèmes peuvent être mis de côté ainsi : « On n'en sait rien pour l'instant. Il est encore trop tôt. » Mais Pearce dirait qu'il n'est pas trop tôt pour commencer à financer des recherches dans la direction qu'il esquisse...
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