Je me suis procuré ce recueil pour (re)relire les stoïciens dans ce que j'estime être la meilleure traduction (du moins pour Marc-Aurèle, j'ai moins eu l'occasion de regarder attentivement le reste). Ce sera peut-être aussi l'opportunité de lire les Entretiens d'Épictète en entier cette fois. Mais pour l'instant, les petits traités de Sénèque, à priori en ordre chronologique.
De la constance du sage n'est peut-être pas le texte le plus mature de Sénèque, mais ça reste plein de passages brillants. C'est hélas entaché par une forte misogynie et une perspective méprisante envers les esclaves, mais ce sont bien les seules choses superflues, plus de 2000 ans plus tard.
La figure du sage, quasi divine, est l'idéal à atteindre. Le sage trône au-dessus des bassesses humaines, et Sénèque multiplie les sentences pour exhorter le lecteur. On retrouve rapidement la classique dichotomie entre les évènements et les effets qu'ont ces mêmes évènements sur l'individu : « Est invulnérable non pas l'être qui n'est pas frappé, mais celui qui ne subit pas de dommages. »
Car, selon la doctrine stoïcienne, « On est tourmenté non par la douleur, mais par l'opinion de douleur, à la manière des enfants qui ont peur d'une ombre. »
Quid de souhaiter que l'injustice ne soit pas ? « Tu souhaites une chose difficile au genre humain, ne pas avoir l'intention de nuire. » J'aime cette lucidité, qui, bien sûr, ne signifie pas fatalisme. Le stoïcisme inclut la proactivité vers la vertu.
Selon Sénèque, cette vertu est indépendante de la fortune. Elle est, ai-je envie de dire (et c'est moi qui parle, pas Sénèque), le seul fragment de l'existence compatible avec le libre arbitre :
Le sage ne peut rien perdre ; il a tout en lui-même ; il ne se confie pas à la fortune ; les biens qu'il possède sont solides ; il se contente de la vertu qui ne dépend pas évènements fortuits ; aussi ne peut-elle ni augmenter, ni diminuer (car arrivée à son terme, elle n'a pas de place pour croitre, et la fortune n'enlève rien que ce qu'elle a donné, or elle ne donne pas la vertu et par conséquent ne la retire pas). [...] Le sage ne possède qu'une seule chose, la vertu, dont jamais il ne peut être dépouillé ; les autres choses, il en use à titre précaire ; or pourquoi s'émouvoir de la perte de ce qui n'est pas à soi ?
Ainsi quand les évènements se déroulent, ils ne sont que le torrent chaotique et insensé de la fortune, et si le sage ne peut dévier ce torrent, il le connait, il le comprend, et ce torrent ne peut le pénétrer :
Ta fortune l'a emporté sur la mienne ; mais ces choses fragiles qui changent de maitre, je ne sais où elles sont, quant aux choses qui sont miennes, elle sont avec moi et elles seront avec moi.
Je relève le passage suivant sur la confusion des esprits et l'illusion de liberté. A noter que si le sage semble être le seul capable de libre arbitre, le sage est un idéal, et si on peut s'en approcher, cette perspective place, comme on l'a déjà vu, le libre arbitre pour l'essentiel hors de la portée humaine. Les comportements humains sont partie intégrante du torrent de la fortune, branches et feuillages portés par les tourbillons :
Ainsi il accepte tout comme il supporte le froid de l'hiver, l'inclémence du ciel, la chaleur, les maladies et tous les autres accidents, et il ne pense pas de chaque homme assez de bien pour croire que celui-ci agit par dessein réfléchi, ce qui se trouve seulement chez le sage. Chez les autres, il n'y a pas de réflexion, mais des mensonges et des trahisons ; les mouvements de leurs âmes sont désordonnés ; le sage les met donc au nombre des hasards ; or les violences et les dommages qui viennent du hasard restent au-dessous de nous.
Le sage « ignore l'espoir et la crainte ». La crainte, bien sûr, mais l'espoir ? L'espoir est le revers de la crainte, il n'est pas moins intégralement soumis aux caprices de la fortune. Son caractère positif ne lui donne pas plus d'emprise sur le réel que son pendant négatif. Si la crainte est la souffrance présente causée par un futur imaginaire, l'espoir est une passion et leurre, une erreur, qui fausse le rapport au réel et au présent.
Une nuance sur cette distance du sage :
Ce sont d'autres coups qui frappent le sage, mais sans l'ébranler : c'est la douleur corporelle, l'affaiblissement, la perte de ses amis et de ses enfants, les malheurs de sa patrie lorsqu'elle est en proie à la guerre. Ces choses-là, le sage les sent, je ne le nie pas, car nous ne lui prêtons pas la dureté du fer ou de la pierre. Il n'y a aucune vertu à supporter ce qu'on ne sent pas.
Un rappel que ce sage idéal est profondément intégré à la vie sociale : oui, il est attaché aux gens autour de lui. (Notons d'ailleurs que les seuls sujets de l'attachement sont les gens et la société dans son ensemble, pas le statut, les biens matériel, etc.) L'une des principales différences entre le stoïcisme et l'épicurisme est d'ailleurs la question du détachement ou non de la société. Donc, cet attachement du sage stoïcien à son cadre social est compatible avec son invulnérabilité aux tourments qui pourraient accompagner la perte de tout ce à quoi il est attaché. Épicure d'ailleurs est cité, et Sénèque le défend face à ceux qui confondent épicurisme et hédonisme. Il cite Épicure disant : « Rarement la fortune est sur le chemin du sage. » Et il continue :
Vois la maison du sage ; elle est étroite, sans confort, silencieuse et simple ; elle n'est point gardée par des portiers, qui écartent la foule avec arrogance et qu'il faut acheter ; mais, ce seuil vide et sans portiers, la fortune ne le franchit pas. Elle sait que là où rien n'est a elle, il n'y pas de place pour elle.
Sous cette image de la maison du sage se trouve une des bases des deux philosophies : c'est l'attachement qui crée la souffrance. Il n'est pas nécessaire d'avoir cette maison-là, mais est nécessaire que nos attachements soient aussi dénudés. Et pour conclure :
Selon Épicure, le sage peut supporter les injustices ; selon nous, il n'y a pas d'injustices.
L'injustice n'est qu'une erreur d'autrui. Je dirais même que, les humains étant tout autant l'incarnation de la fortune que les évènement aléatoires qui ne relèvent pas du social, leurs actions sont à placer au même niveau que celles d'un merle, d'un scarabée, d'un chêne, d'un ruisseau. Un ruisseau en crue peut détruire tout ce qui nous est cher, mais il n'y pas là d'injustice — juste la fortune.