mercredi 20 août 2025

Biologie de Campbell #29 - La diversité des végétaux I : la colonisation des milieux terrestres

 

Publié aussi sur le site de la pépinière (vu qu'on passe clairement au végétal).

LES VÉGÉTAUX SE SONT DÉVELOPPÉS A PARTIR DES ALGUES VERTES

De nombreuses preuves morphologiques et biochimiques attestent de cette ascendance, notamment des preuves portant sur les ADN nucléaires, chloroplastiques et mitochondriaux d'un grand nombre de végétaux et algues.

Un grand nombre d'espèces de charophytes (ancêtres des plantes) vivent en eau peu profonde, au niveau des rivages. Dans ce milieu sujet à l'assèchement, la sélection naturelle favorise les individus capables de survivre à des périodes d'immersion partielle. Ils ont notamment évolué une couche de polymère, la sporopollénine, qui permet d'éviter la déshydratation des zygotes (cellule formée par l'union de deux gamètes) suite à l'exposition à l'air.

L'environnement terrestre pour les plantes naissantes s'est accompagné d'avantages (beaucoup plus de lumière, beaucoup plus de CO2, sol des rivages riche en minéraux) mais aussi d'inconvénients (rareté de l'eau, manque du soutien structurel offert par l'eau) qui ont mené à des adaptations évolutives.

Rappelons qu'il ne semble pas y avoir de frontière claire entre les végétaux "officiels" et leurs proches parents les charophytes. La limite qu'on trace entre les deux est forcément arbitraire.

Ceci dit, de nombreuses caractéristiques sont uniques aux végétaux (même tous ne sont pas possédés par tous les végétaux) :

  • Avoir un épiderme recouvert d'une cuticule composée de cire et d'autres polymères afin d'éviter le dessèchement au contact de l'air.
  • Avoir des stomates, pores spécialisés qui permettent la photosynthèse, en facilitant l'échange de CO2 et d'O2 avec l'air ambiant, et l'évaporation d'eau.
  • L'alternance de générations : ce n'est pas forcément très visible, notamment chez les plantes à fleur, mais le cycle de développement de tous les végétaux alterne deux générations d'organismes multicellulaires. Ce sont les gamétophytes (souvent microscopiques et hébergés dans les organes reproducteurs de la plante), et non directement le sporophyte (souvent ce qu'on perçoit comme la "plante"), qui produisent les gamètes. C'est franchement contre-intuitif et je ne rentre pas dans les détails.
  • Les méristèmes apicaux : zones situées aux extrémités croissantes des plantes (racines comprises), là ùu une ou plusieurs cellules se divisent continuellement. Ces cellules produites par le méristème se différencient pour donner les différents tissus de la plante.

Il en existe d'autres, plus compliquées encore.

Si des micro-organismes avaient déjà colonisé la terre ferme il y a 1,2 milliard d'années, les spores des premiers végétaux semblent apparaitre il y a 470 millions d'années. Les fossiles de structures végétales de plus grande taille datent de 425 millions d'années.

Une façon de caractériser les végétaux repose sur l'absence ou la présence d'un réseau complexe de tissu conducteur (ou vasculaire) composé de cellules formant des canalisations dans lesquelles l'eau et les nutriments circulent dans la plante. La plupart des végétaux modernes sont ainsi des plantes vasculaires. Les végétaux qui en sont dépourvus sont souvent qualifiés de bryophytes.

Les vasculaires forment un clade rassemblant environ 93 % de toutes les espèces de végétaux existants.

Je place ci-dessous le tableau qui récapitule la classification des végétaux :

Mais n'oublions pas qu'il existe aussi des lignées disparues.

LES GAMÉTOPHYTES DOMINENT LES CYCLES DE DÉVELOPPEMENT DES MOUSSES ET D'AUTRES PLANTES NON VASCULAIRES

Les mousses sont les bryophytes les plus emblématiques, cependant, certaines plantes communément appelées "mousses" sont en fait des algues rouges, des lichens, ou même des plantes à fleurs. Dans l'histoire évolutionnaire, les mousses pré-datent les plantes vasculaires.

Contrairement à ce qu'on observe chez les plantes vasculaires, dans le cadre de l'alternance des générations, chez les mousses, ce sont les gamétophytes haploïdes (une seule série de chromosomes) qui sont plus gros et vivent plus longtemps que les sporophytes diploïdes (double série de chromosomes, en paires).

Chez les mousses, la germination de la spore produit la plupart temps un filament qui a l'aspect d'une algue verte et qui n'a qu'une cellule d'épaisseur, le protonéma. Il a une surface étendue qui favorise l'absorption d'eau et de minéraux. Quand les ressources sont suffisantes, il émet un "bourgeon" pourvu d'un méristème apical. Celui-ci engendre la structure qui porte les gamètes, le gamétophore, qui est la structure visible. Protonéma et gamétophore constituent ensemble le gamétophyte.

Les gamétophytes n'ont pas de racines, mais des rhizoïdes, qui ne possèdent pas de cellules conductrices spécialisées et n'interviennent que peu dans l'absorption d'eau et minéraux. Leur rôle concerne surtout la fixation de la plante.

J'essaie de simplifier la description de la vie sexuelle des mousses, mais de nombreuses espèces peuvent également se reproduire de façon asexuée.

De toutes les plantes modernes, les bryophytes sont celles qui possèdent les sporophytes les plus petits (la partie de la plante qui est diploïde et qui constitue l'essentiel de la plupart des autres types de plantes). Ils possèdent des plastes (donc sont capables de photosynthèse) et sont généralement incapables de vie autonome, ils restent accrochés à leur gamétophyte maternel, qui fournit les nutriments.

Par exemple, chez les mousses communes qui nous sont familières, le tapis vert est le gamétophyte, haploïde et sont les "feuilles" n'ont parfois qu'une cellule d'épaisseur, et les petites tiges surmontées d'une capsule, qui grimpent en hauteur pour libérer leurs spores, sont les sporophytes, diploïdes.

Ces spores donnent naissance à des gamétophytes mâles ou femelles, et produisent des "tapis de mousse" mâles ou femelles. Les "tapis de mousse" mâles émettent des spermatozoïdes qui ont besoin de se déplacer dans une mince couche d'eau pour rejoindre et féconder l'oosphère des "tapis de mousse" femelles. Après fécondation, une nouvelle tige à spore est créée et le cycle continue.

Grâce au vent et à la légèreté de leurs spores, les bryophytes peuvent se disséminer sur toute la planète. Certaines espèces entrent en symbiose avec des bactéries. D'autres encore peuvent coloniser des milieux extrêmes en tolérant une déshydratation presque complète pour se réhydrater quand de l'eau devient disponible. 

Les mousses du genre Sphagnum (sphaignes) constituent souvent une part importante des dépôts de matière organique à demi décomposée qui forment la tourbe. 

LES FOUGÈRES ET D'AUTRES VASCULAIRES SANS GRAINES ONT ÉTÉ LES PREMIERS VÉGÉTAUX DE GRANDE TAILLE

Les bryophytes ont dominé le monde végétal pendant les premières dizaines de millions d'années de l'existence des plantes, mais aujourd’hui, ce sont les vasculaires qui dominent. Leurs plus anciens fossiles remontent à 425 millions d'années.

Comme c'est le cas pour les bryophytes, les spermatozoïdes des fougères et des autres grandes vasculaires sans graines doivent "nager" dans une mince couche d'eau pour atteindre les oosphères. Ces plantes sont donc dépendantes des milieux humides.  

  • Chez les vasculaires modernes, les sporophytes prédominent dans les cycles de développement ; c'est la partie de la plante la plus volumineuse.
  • Les vasculaires ont deux types de tissus conducteurs : le xylème, qui assure la majeure partie du transport de l'eau et des minéraux, et le phloème, qui distribue les monosaccharides, les acides aminés et d'autres produits organiques de leur lieu de production dans la plante à leur lieu d'utilisation. Le xylème est généralement constitué de cellules lignifiées, donc solides et pouvant résister à la gravité. Cette capacité d'atteindre une grande taille a donné aux plantes vasculaires un avantage évolutionnaire : meilleur accès à la lumière, meilleure dispersion des spores... Ce processus a mené aux premières forêts il y a 385 millions d'années.
  • Les racines sont des organes qui absorbent l'eau et les nutriments provenant du sol. Elles permettent aussi de fixer solidement en place des plantes qui peuvent maintenant atteindre de grandes tailles. Il semblerait que les racines ont été sujettes à un phénomène d'évolution convergente dans plusieurs lignées.
  • Les feuilles sont le principal organe photosynthétique des vasculaires. Les microphylles (410 MA), aux petites feuilles en forme d'aiguille, précèdent les mégaphyles (370 MA), aux feuilles larges et ramifiées.

Je passe sur les détails de la vie sexuelle de ces plantes vasculaires sans graine. Disons simplement que la plupart des espèces sont homosporées (elles ont un seul type de spore qui donne un gamétophyte bisexué).

Panorama rapide de la diversité des vasculaires sans graines :

  • Les lycophytes sont généralement des plantes tropicales épiphytes (c'est-à-dire qu'elles utilisent un autre organisme comme substrat, sans que cela relève du parasitisme) qui croissent sur des arbres. D'autres espèces vivent sur le sol des forêts tempérées. Durant le Carbonifère, cette lignée comprenait aussi bien des plantes minuscules que des géantes dépassant les 40m. Leur diversité a régressé lorsque le climat s'est refroidi. Il en existe aujourd'hui 1200 espèces.
  • Les monilophytes :
    • Les fougères sont bien connues. Certaines peuvent produire plus d'un billion (un million de million) de spores au cours de leur vie. Il en existe plus de 12000 espèces aujourd'hui. Ce sont les vasculaires sans graines les plus répandues.
    • Les prêles. Fun fact : les prêles des champs sont comestibles (d'autre espèces sont toxiques), ça ressemble à des asperges riches en silice. C'est leur tige à spores qu'on mange, pas les feuilles, qui servaient autrefois à aiguiser des lames, car elles sont aussi riches en silice. J'ai quelques bons souvenirs de récoltes de prêles sauvages. Au carbonifère, elles pouvaient atteindre 15m. Aujourd'hui, il n'y en a plus qu'une quinzaine d'espèces, qui vivent en milieu humide.
    • Les psilotes et autres restent des plantes dépourvues de racines.

Les ancêtres de ces plantes modernes ont formé les premières forêts. Elles ont contribué à l'importante diminution de la concentration en CO2 survenue durant le Carbonifère, qui a entrainé un refroidissement global, puis la formation de glaciers très étendus. Les racines des vasculaires sécrètent des acides qui dégradent les roches, ce qui accélère la libération du calcium et du magnésium dans le sol, deux minéraux qui réagissent au contact du CO2 dissous dans l'eau de pluie et forment divers composés stables et à terme s'intègrent aux roches.

Ce sont également ces forêts qui, avec le temps, se sont transformées en tourbe, elle même s'étant transformée en charbon au fil des millions d'années. Ce carbone des forêts des premières plantes vasculaires retourne donc aujourd’hui dans l'atmosphère.

jeudi 14 août 2025

Determined : The Science of Life Without Free Will - Robert Sapolsky

Determined : The Science of Life Without Free Will - Robert Sapolsky

Avant de parler du livre, je vais essayer d'évoquer ce que je porte en moi avant de le lire.

Je suis complètement en accord avec l'idée centrale : le libre arbitre est 100 % une illusion et n'existe pas. Absolument pas. Ceux qui y croient, y croient pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la volonté de comprendre la réalité.

1. Tout ce qui arrive est la conséquence de causes précédentes. Il n'y a pas d'alternative à ce fait. Les choses humaines n'y échappent pas. Les lois fondamentales de la physique, l'évolution, la sélection naturelle, le hasard génétique, le hasard géographique, le hasard culturel, le hasard familial, les mécanismes complexes qui font la machine humaine, du fonctionnement de l'immunité à la régulation hormonale... Tous, nous sommes la somme de ces causes passées. Des machines biologiques.

2. Ce n'est aucunement contraire à l'idée de choix. Oui, les humains font des choix, mais les humains ne sont pas libres de choisir leurs choix, de choisir leurs désirs, de choisir leurs pulsions. Un choix, bien réel, n'est pas moins que le reste déterminé par des causes le précédant. Imaginez revenir dans le passé, au moment d'un choix important : il vous serait impossible d'agir autrement, car vous seriez dans l'exact même état qui a conditionné le choix la première fois. Les causes seraient les mêmes, et les conséquences aussi.

3. Cette réalité est perceptible par une compréhension des connaissances scientifiques, mais aussi, à un niveau plus accessible, par l'introspection. Il est aisé, à mon sens, de percevoir que ce que l'on s'imagine être soi n'est pas aux commandes. Il n'y a rien aux commandes, si ce n'est les causes infinies déjà évoquées. La conscience de soi, bien réelle, est compatible avec ce déterminisme total. Ce soi est la somme de toutes les causes qui l'ont façonné. Ce soi est un résultat, pas une cause. Ce soi est une propriété émergente de la vie complexe parmi tant d'autres. Ce soi est peut-être une impasse évolutionnaire — je ne le souhaite pas.

4.  Il y a des raisons de penser que l'illusion du libre arbitre, à l'image de la religiosité, est un avantage sur le plan de la sélection naturelle. 

5. Cette idée — que le libre arbitre n'existe pas — est un fait amoral.

6. Je ne crois pas que cette idée soit destinée à un grand succès. Peut-être encore moins que l'athéisme, ou l'absence de religiosité. Mais elle mérite de l'être, ne serait-ce que parce qu'elle est (probablement) corrélée à l'éducation et à la compréhension scientifique du monde, qui sont des biens intrinsèques.

C'est peut-être parce que je pars avec déjà un peu de bagage sur la question que je n'ai pas apprécié Determined autant que le livre précédent de Robert Sapolsky, Behave. J'ai eu du mal à rentrer dedans et l'ensemble m'a semblé beaucoup trop long ; il me semble que ces 400 pages auraient gagné à être amputées de moitié. L'idée est simple, et j'ai trouvé que les arguments, par ailleurs hautement pertinents, sont dilués dans de nombreuses digressions superflues. J'ai régulièrement lu en diagonale, mais ce qui m'a plu m'a beaucoup plu.

La science est limpide : l'univers est déterministe. Les choses ont des causes. Pourtant, si la plupart des gens qui s'intéressent à ça acceptent cet état de fait, ça ne les empêche pas d'être des compatibilistes : l'univers déterministe serait, pour une raison ou une autre, compatible avec le libre arbitre. Les incompatibilistes (univers déterministe et libre arbitre sont incompatibles), même si toutes les connaissances pointent dans cette direction, semblent être minoritaires, à la manière de Robert Sapolsky, Sam Harris, ou moi-même.

Si Robert Sapolsky conclut son livre sur une tentative — à mon sens maladroite — de promouvoir l'incompatibilisme comme vision à forte valeur ajoutée sur le plan sociétal, il parvient néanmoins à démontrer — aisément cette fois — que l'histoire du progrès humain est une histoire du recul du libre arbitre. Il utilise les exemples de l'épilepsie, la schizophrénie, l'autisme, les PTSD, etc., pour prouver que ce qui était autrefois envisagé comme relevant du libre arbitre s'est, avec le progrès scientifique, transformé en causes biologiques et sociales ayant des conséquences comportementales.

Causes entrainant conséquences : c'est ce que sont toutes les découvertes.

De causes simples, avec l'aide de la sélection naturelle, peuvent émerger des comportements complexes. L'exemple des abeilles est particulièrement fascinant. Leur comportement complexe est causé par un ensemble de règles simples. La complexité, c'est la quantité. Les abeilles communiquent par une "danse" les coordonnées des sources de nourriture. Chaque abeille qui rentre d'une exploration fait cette danse, et cette danse est perçue aléatoirement (en gros) par les abeilles qui se trouvent être là. Plus la source de nourriture est de qualité, plus une partie de la danse dure longtemps ; l'information de qualité est transmise par la durée. Donc, les abeilles qui dansent à propos de bonnes sources de nourriture ont plus de chance de transmettre cette information que les abeilles qui dansent à propos d'une source de nourriture médiocre, et ces abeilles "convaincues" reviendront elles-mêmes en faisant une danse longue pour signifier la qualité... Autre facteur : plus la source de nourriture est proche, plus les abeilles exploratrices auront l'occasion de passer à la ruche transmettre l'information, et donc plus cette information sera transmise. On voit donc que des règles simples permettent à la ruche d'optimiser son obtention de nourriture sans qu'aucune abeille n'ait eu à prendre la moindre décision. C'est un fonctionnement purement mécanique. L'idée, c'est que les phénomènes émergents complexes qui nous sont plus chers — comme la conscience — fonctionnent d'une façon similaire.

Sapolsky dit un mot sur les défenseurs du libre arbitre qui utilisent des pirouettes relevant de la physique quantique. Ce chapitre m'a ennuyé car il est assez évident que ces explications relèvent de l'arnaque, mais, en gros, les évènements quantiques, qui constituent la fondation de la matière, sont, à l'échelle d'un truc comme un humain, complètement perdus dans le bruit de fond. A grande échelle, la physique quantique devient la physique classique. De toute façons, le déterminisme émerge du hasard. Le hasard n'a rien à voir avec le libre arbitre.

En revanche, j'ai beaucoup aimé le chapitre sur la théorie du chaos, qui pourrait se lire à part avec plaisir. 

On comprend les mécanismes neuronaux qui rendent fonctionnels certains organismes simples (est détaillé le cas d'Aplysia californica). On comprend comment, mécaniquement, ces créatures agissent, et même apprennent en réponse à un environnement changeant. Nous ne sommes pas différents, juste plus complexes, et moins faciles à décortiquer.

We don't change our minds. Our minds, which are the products of all the biological moments that came before, are changed by the circumstances around us. 

mardi 5 août 2025

Des arbres fruitiers dans mon jardin - Jean-Marie Lespinasse & Danielle Depierre-Martin

Article publié sur le site de ma pépinière, et cette fois je vais l'y laisser.

En ce moment, il fait chaud, et ça tombe bien, c'est l'été qu'il y a le moins de choses à faire à la pépinière.

Le matin, tôt, je passe du temps à arroser et à gérer les diverses tâches d'entretien. Parfois, j'y retourne le soir. En journée, ces temps-ci, je prépare les nouvelles fiches produit sur le site, pour toutes les nouvelles espèces et variétés que j'aurai à la vente cette hiver.

Les mirabelles donnent par centaines. Je mange aussi quelques nashis, et les pommes sont presque mûres. J'ai ramassé des poires précoces. Je fais tartes et crumbles. Les petits fruits ont cramé. Les ronces domestiques, les groseilliers, les baies de mai, semblent avoir traversé un incendie.

Tout est extrêmement sec. Pas mal de jeunes arbres plantés sont morts. J'espère qu'il pleuvra en fin d'été, que je puisse faire les greffes en écusson à œil dormant pas trop tard. Il faut que les portes-greffe soient bien en sève, et donc qu'ils aient eu à boire.

Je n'ai pas encore de système d'irrigation autre que mes bras. J'aimerais pouvoir m'en passer, alors je tente une année sèche sans, et on verra si c'est tenable. Je ne crois pas avoir jamais vu l'étang aussi bas. Au moins, je pourrai facilement récolter une partie de la matière organique qui y traine, ça fera de l'amendement.

Il y a plein de libellules. Des insectes me grimpent dessus. Des sauterelles s'accouplent sur les feuilles des scions. Le long du chemin de la pépinière, il y a une zone à menthe, à côté du mûrier pleureur, et à chaque fois que j'y passe, des dizaines de papillons orangés s'éparpillent. 

Chez un voisin qui vient de fêter ses 81 ans, le verger est dans un état de sécheresse qu'il n'a jamais vu auparavant. Je me réjouis d'être un peu plus bas sur la colline. Un autre vieux de plus de 80 ans, qui passe ses journées dans les bois à entretenir un grand verger, projette un système d'irrigation. Avant, me dit-il, il y avait des pluies fiables, l'été. Maintenant, des fois il pleut énormément, et la plupart du temps, ça crame. Il faut que je retourne le voir bientôt, gouter les pêches de vigne, variétés greffées blanches et jaunes — si elles ont survécu.

vendredi 1 août 2025

De la constance du sage - Sénèque

Je me suis procuré ce recueil pour (re)relire les stoïciens dans ce que j'estime être la meilleure traduction (du moins pour Marc-Aurèle, j'ai moins eu l'occasion de regarder attentivement le reste). Ce sera peut-être aussi l'opportunité de lire les Entretiens d'Épictète en entier cette fois. Mais pour l'instant, les petits traités de Sénèque, à priori en ordre chronologique.

De la constance du sage n'est peut-être pas le texte le plus mature de Sénèque, mais ça reste plein de passages brillants. C'est hélas entaché par une forte misogynie et une perspective méprisante envers les esclaves, mais ce sont bien les seules choses superflues, plus de 2000 ans plus tard. 

La figure du sage, quasi divine, est l'idéal à atteindre. Le sage trône au-dessus des bassesses humaines, et Sénèque multiplie les sentences pour exhorter le lecteur. On retrouve rapidement la classique dichotomie entre les évènements et les effets qu'ont ces mêmes évènements sur l'individu : « Est invulnérable non pas l'être qui n'est pas frappé, mais celui qui ne subit pas de dommages. » 

Car, selon la doctrine stoïcienne, « On est tourmenté non par la douleur, mais par l'opinion de douleur, à la manière des enfants qui ont peur d'une ombre. »

Quid de souhaiter que l'injustice ne soit pas ? « Tu souhaites une chose difficile au genre humain, ne pas avoir l'intention de nuire. » J'aime cette lucidité, qui, bien sûr, ne signifie pas fatalisme. Le stoïcisme inclut la proactivité vers la vertu.

Selon Sénèque, cette vertu est indépendante de la fortune. Elle est, ai-je envie de dire (et c'est moi qui parle, pas Sénèque), le seul fragment de l'existence compatible avec le libre arbitre :

Le sage ne peut rien perdre ; il a tout en lui-même ; il ne se confie pas à la fortune ; les biens qu'il possède sont solides ; il se contente de la vertu qui ne dépend pas évènements fortuits ; aussi ne peut-elle ni augmenter, ni diminuer (car arrivée à son terme, elle n'a pas de place pour croitre, et la fortune n'enlève rien que ce qu'elle a donné, or elle ne donne pas la vertu et par conséquent ne la retire pas). [...] Le sage ne possède qu'une seule chose, la vertu, dont jamais il ne peut être dépouillé ; les autres choses, il en use à titre précaire ; or pourquoi s'émouvoir de la perte de ce qui n'est pas à soi ?

Ainsi quand les évènements se déroulent, ils ne sont que le torrent chaotique et insensé de la fortune, et si le sage ne peut dévier ce torrent, il le connait, il le comprend, et ce torrent ne peut le pénétrer :

Ta fortune l'a emporté sur la mienne ; mais ces choses fragiles qui changent de maitre, je ne sais où elles sont, quant aux choses qui sont miennes, elle sont avec moi et elles seront avec moi.

Je relève le passage suivant sur la confusion des esprits et l'illusion de liberté. A noter que si le sage semble être le seul capable de libre arbitre, le sage est un idéal, et si on peut s'en approcher, cette perspective place, comme on l'a déjà vu, le libre arbitre pour l'essentiel hors de la portée humaine. Les comportements humains sont partie intégrante du torrent de la fortune, branches et feuillages portés par les tourbillons :

Ainsi il accepte tout comme il supporte le froid de l'hiver, l'inclémence du ciel, la chaleur, les maladies et tous les autres accidents, et il ne pense pas de chaque homme assez de bien pour croire que celui-ci agit par dessein réfléchi, ce qui se trouve seulement chez le sage. Chez les autres, il n'y a pas de réflexion, mais des mensonges et des trahisons ; les mouvements de leurs âmes sont désordonnés ; le sage les met donc au nombre des hasards ; or les violences et les dommages qui viennent du hasard restent au-dessous de nous.

Le sage « ignore l'espoir et la crainte ». La crainte, bien sûr, mais l'espoir ? L'espoir est le revers de la crainte, il n'est pas moins intégralement soumis aux caprices de la fortune. Son caractère positif ne lui donne pas plus d'emprise sur le réel que son pendant négatif. Si la crainte est la souffrance présente causée par un futur imaginaire, l'espoir est une passion et leurre, une erreur, qui fausse le rapport au réel et au présent.

Une nuance sur cette distance du sage :

Ce sont d'autres coups qui frappent le sage, mais sans l'ébranler : c'est la douleur corporelle, l'affaiblissement, la perte de ses amis et de ses enfants, les malheurs de sa patrie lorsqu'elle est en proie à la guerre. Ces choses-là, le sage les sent, je ne le nie pas, car nous ne lui prêtons pas la dureté du fer ou de la pierre. Il n'y a aucune vertu à supporter ce qu'on ne sent pas.

Un rappel que ce sage idéal est profondément intégré à la vie sociale : oui, il est attaché aux gens autour de lui. (Notons d'ailleurs que les seuls sujets de l'attachement sont les gens et la société dans son ensemble, pas le statut, les biens matériel, etc.) L'une des principales différences entre le stoïcisme et l'épicurisme est d'ailleurs la question du détachement ou non de la société. Donc, cet attachement du sage stoïcien à son cadre social est compatible avec son invulnérabilité aux tourments qui pourraient accompagner la perte de tout ce à quoi il est attaché. Épicure d'ailleurs est cité, et Sénèque le défend face à ceux qui confondent épicurisme et hédonisme. Il cite Épicure disant : « Rarement la fortune est sur le chemin du sage. » Et il continue :

Vois la maison du sage ; elle est étroite, sans confort, silencieuse et simple ; elle n'est point gardée par des portiers, qui écartent la foule avec arrogance et qu'il faut acheter ; mais, ce seuil vide et sans portiers, la fortune ne le franchit pas. Elle sait que là où rien n'est a elle, il n'y pas de place pour elle.

Sous cette image de la maison du sage se trouve une des bases des deux philosophies : c'est l'attachement qui crée la souffrance. Il n'est pas nécessaire d'avoir cette maison-là, mais est nécessaire que nos attachements soient aussi dénudés. Et pour conclure :

Selon Épicure, le sage peut supporter les injustices ; selon nous, il n'y a pas d'injustices.

L'injustice n'est qu'une erreur d'autrui. Je dirais même que, les humains étant tout autant l'incarnation de la fortune que les évènement aléatoires qui ne relèvent pas du social, leurs actions sont à placer au même niveau que celles d'un merle, d'un scarabée, d'un chêne, d'un ruisseau. Un ruisseau en crue peut détruire tout ce qui nous est cher, mais il n'y pas là d'injustice — juste la fortune.