vendredi 22 décembre 2023

Le Ventre de Paris - Zola

Le Ventre de Paris - Zola

Un dixième tome des Rougon-Macquart pour moi, et encore un chef-d’œuvre. Le ventre de Paris, c'est les Halles, où toute la nourriture du monde transite : fruits, légumes, viandes, poissons, fromages, et j'en passe. Là, c'est le règne des Gros, des négociants qui accumulent leur pécule au fond de l'armoire, placé chez le notaire, et en gras sur leur personne. On travaille, on vit sagement et on papote, on fait tourner les ragots, on se compare avec les voisins, on séduit et on trahit ; on joue le grand jeu social.

La zizanie arrive avec le maigre et idéaliste Florent, échappé de Cayenne. Quoi, un rebelle, un désintéressé, un cultivé, qui se moque de l'argent et du commerce ? Quels liens peut-il entretenir avec son frère, boucher plus terre-à-terre qu'une taupe, et sa femme, la belle Lisa, placide et irréprochable, qui mène la danse à la maison ? Tous les personnages, incroyablement variés, approfondis par Zola avec une aisance confondante, le tout sans perdre le lecteur, sont d'une remarquable complexité. Pas de manichéisme, ils sont tous à la fois détestables et sympathiques à leur façon, hautement réalistes, naturels.

Il y a les Halles, à propos desquelles Zola multiplie les descriptions hautes en couleur, fruits d'indéniables recherches. La structure, elle, est tranquillement éblouissante : Zola plane au-dessus de son lieu et de ses personnages, il virevolte avec sa caméra, passant de l'un à l'autre, d'un évènement au suivant, jusqu'à peindre un tableau à rendre jaloux Claude Lantier. Ça déborde à la fois de puissance analytique et d'intense humanité, j'avais le sourire en lisant. « Quels gredins que les honnêtes gens ! »

jeudi 14 décembre 2023

Agriculture de régénération - Mark Shepard

Agriculture de régénération - Mark Shepard

Un assez gros bouquin, à la fois passionnant et frustrant. La perspective globale, sur l'agriculture de régénération, est bien entendu charmante : agroforesterie, pensée à long terme, cultures ligneuses, etc. Il y a même, Ô joie, un long passage chiffré sur le modèle de cultures ligneuses associées à de l'élevage envisagé, mais, mais... tous ces chiffres sont théoriques. Pourquoi, alors que justement, l'auteur a une ferme de 42 hectares où il met en pratique ses idées ? Pourquoi rester dans la théorie, dans l'idéal ? Pourquoi ne pas parler des cas concret que, je n'en doute pas, il fréquente et façonne tous les jours ? C'est plus que frustrant : ça sème le doute sur la valeur de ce qui est présenté.

On l'a déjà vu ailleurs, mais j'aime la façon dont l'auteur évoque la valeur des cultures pérennes par rapport aux annuelles, qui nécessitent chaque année travail du sol et mécanisation lourde, ainsi que souvent sols exposés susceptibles de s'éroder. Le pérenne, c'est résilient. Ça vit longtemps, en demandant très peu de travail. Ça stabilise les sols. Et, en comparaison des céréales, les plantes pérennes sont juste plus riches nutritionnellement. J'aime aussi les anecdotes pertinentes sur sa jeunesse, notamment cet épisode, en 1973, où le pétrole a cessé de couler à flot aux USA. Soudain, paf, l'essence est rationnée, de plus en plus rationnée, et la vie change drastiquement. Il me semble probable que je connaisse des situations similaires de mon vivant.

Une autre anecdote que j'adore, datant de quand l'auteur, tout jeune, travaillait pour un vieux producteur de pommes. Un producteur qui se souvenait du temps où on ne vaporisait aucun produit chimique. Comme conseil sur la taille, le vieux ne dit au jeune qu'une seule chose : « tailler de façon à laisser un rouge-gorge passer sans que ses ailes ne touchent les branches, mais si on peut jeter un chat dans l'arbre sans qu'il s'accroche à une branche, c'est qu'on a trop taillé ». Excellent ! D'ailleurs, la taille est en partie faite par les vaches (et les chevreuils, certes) qui paissent entre les arbres, mangeant au printemps les feuilles tombées à l'automne, tondant l'herbe, et fertilisant le verger. Donc, fertilité, et moins de maladies, puisque la tavelure n'a plus les feuilles tombées pour de maintenir. De plus, l’élagage des vaches maintient les branches des arbres à 1 mètre et demi, ce qui isole les branches des spores de la tavelure qui passent l'hiver au sol. On laissait naturellement chuter 50% des pommes à jus, forcément les moins belles, et ensuite on récoltait les autres. A la cueillette, on laissait tout simplement tomber au sol les pommes infestées ou abimées. Ensuite, on pouvait choisir, avant le pressage, les plus belles pommes pour les commercialiser en tant que pomme à couteau (si la variété est adaptée bien sûr). Sans réfrigération ni pasteurisation, le jus de pomme ne pouvait pas se conserver plus de quelques jours, donc la plus grande partie était fermentée, pour faire cidre ou vinaigre, qui lui-même servait à conserver toute sorte d'autres aliments. Ensuite, on lâchait dans le verger les porcs, qui se régalaient des pommes déclassées laissées au sol, porcs qui éliminaient ainsi les larves des nuisibles. Pas mal, non ?

L'auteur, en parlant de sa ferme, évoque les cultures étagées, notamment sa vigne verger, où la vigne grimpe sur les fruitiers. Apparemment, il faut bien tailler tous les ans pour maintenir la pénétration du soleil. Ce serait rentable, et je veux bien y croire, mais encore une fois : pas de photo, pas de schéma, pas de chiffres. Plus que frustrant. Quand on fait un truc à la fois aussi cool et excentrique, ça mérite des détails.

Pour ce qui concerne la gestion des cheptels, j'aime beaucoup le micromanagement rationnel qui est proposé. Sur une petite parcelle, d'abord les veaux, les plus fragiles, puis on les mène sur un nouveau pâturage et on amène les vaches allaitantes, puis les vaches taries. Ensuite, place aux porcins, qui mangent les fruits divers ; l'auteur recommande les anneaux nasaux pour limiter le fouissement qui risque d'abimer la parcelle. Puis viennent les dindes, qui mangent les herbes et graines restantes. Puis les moutons, qui mangent les plantes vivaces qui ont repoussé depuis les vaches. Puis les poules, qui font un peu l'office de mini dindes, et se régalent des insectes qui trainent dans les bouses des animaux précédents. Et enfin les oies. (Puis les chèvres pour les agriculteurs les plus courageux.)

On y arrive enfin : l'exemple concret (mais en fait non, idéalisé) d'une vaste culture de pérennes associées (les chiffres sont pour 4000m²). Je ne vais pas trop m'y appesantir, mais on y trouve : châtaigniers, groseilliers, framboisiers, vignes, pommiers, noisetiers, et quelques animaux qui pâturent dans l'ensemble. J'aime ça, vraiment, et je trouve que ça fait sens, mais... ça n'est pas un exemple tiré de l'expérience de l'auteur. C'est une idéalisation. Par exemple, plus d'un cinquième des calories produites par ce système viendraient des groseilliers. Est-ce que ça fait sens ? Commercialement, peut-être, je ne sais pas. Mais comment faire cohabiter animaux et plus de 500 groseilliers ? C'est quoi le budget clôture ? Et de quel moment de la vie de ce système sont tirés ces chiffres ? Les petits fruits peuvent-ils vraiment vivre sous des châtaigners matures ? Bref, pourquoi ne pas plutôt parler de façon aussi détaillée des systèmes qui sont vraiment sur les 42 hectares de la ferme de l'auteur ?

Sur la notion de keylines, alias baissières (je crois), les lignes de niveau plantées d'arbres qu'on voit bien sur la photo aérienne en couverture, je m'interroge : peut-on vraiment parler de ce concept sans parler de type de sol ? Selon le caractère plus ou moins drainant ou hydromorphe du sol, je soupçonne que faire des baissières à l'aveugle peut avoir des conséquences très négatives. Je note aussi que, concernant les cultures d’annuelles en association avec les arbres, l'auteur vante la nécessité de la sous-soleuse, qui, tirée par un tracteur musclé, vient ameublir le sol tout en « taillant » les racines des arbres qui viendraient sinon concurrencer les cultures moins pérennes. Ah, et le mot de la fin : « La clé de la solvabilité de votre ferme est de faire baisser les coûts de production. »

dimanche 10 décembre 2023

Pollinisation, le génie de la nature - Vincent Albouy

Pollinisation, le génie de la nature - Vincent Albouy

J'avais déjà un tout petit livre très sympathique du même auteur, Vincent Albouy, à propos de la pollinisation. On y trouvait les bases, et celui-là va plus loin. Globalement, c'est pas mal du tout, joliment illustré, et riche en toutes sortes d'infos passionnantes malgré des passages moins captivants.

On sait que pour favoriser la diversité génétique et éviter l'équivalent de la consanguinité, les plantes ont toute sorte de techniques. Le plus courant de ces mécanismes consiste à décaler le moment de la maturité sexuelle des organes mâles et femelles d'une même fleur : chez le pommier les ovules sont matures avant les étamines, l'inverse chez le tournesol, etc. Ainsi des individus différents d'une même espèce ont tendance à avoir chacun un timming particulier afin de favoriser la fécondation avec autrui. Le noisetier, monoïque, a ainsi une floraison asynchrone entre fleurs mâles et femelles pour éviter l'autofécondation. (Le noisetier a une autre stratégie : fleurir avant l'apparition des feuilles pour favoriser la dispersion du pollen via le vent.) L'auto-incompatibilité se joue aussi à coup d'hormones qui défavorisent les grains pollens avec une génétique trop proche de a fleur réceptive. Mains certaines fleurs (le colza par exemple) désactivent ce mécanisme de sûreté en cas d'absence de pollinisation croisée, histoire de s'auto-féconder en dernier recours : c'est mieux que rien.

Les pucerons se nourrissent de la sève élaborée, riche en sucres et pauvre en protéines. Comme ils ont besoin de la même quantité de protéine que de sucre, ils rejettent le sucre liquide dans leurs déjections, d'où la bizarrerie des déjections très nutritives.

Composition des grains de pollen, qui ont deux noyaux :

  • Exine : particule externe qui protège les deux cellules, et cause les allergies.
  • Noyau génératif : noyau de la cellule reproductive qui se mélangera avec le noyau de l'ovule.
  • Noyau végétatif : noyau de la seconde cellule du grain de pollen, non génératrice.
  • Pore : ouverture via laquelle le grain de pollen émettra un tube, ou germera, pour amener le noyau génératif vers l'ovule.

Il y a tout un tas de choses sur les comportements extraordinairement riches et complexes façonnés par l'évolution. Pour les plantes, l'appât visuel et l'appât odorant sont deux stratégies (potentiellement liées) pour attirer différents pollinisateurs. Des fleurs de grande taille, spécialisées dans l'appât visuel, n'émettent aucune odeur (coquelicot, liseron, digitale) ; à l'inverse, la vue est accessoire pour d'autres, qui attirent surtout les animaux nocturnes avec leur senteur (tilleul, chèvrefeuille, jasmin).

Autre exemple parmi d'autres stratégies bizarrement élaborées, certaines fleurs (ici de la famille des arum) sont architecturées de façon à piéger les insectes à l'intérieur, après les avoir piégés avec leur odeur. Il s'agit de s'assurer qu'ils restent suffisamment longtemps pour bien féconder. Pendant ce temps, la fleur les nourrit, puis elle les relâche pour que les insectes continuent leur pollinisation.

Si l'abeille mellifère est une spécialiste en tant qu'espèce, elle serait une spécialiste à l'échelle individuelle, chaque abeille se spécialisant dans un type de fleur afin d'optimiser sa production. Seules les exploratrices, 5% des butineuses, seraient touche-à-tout.

La plante, elle, est écartelée entre deux pressions contraire : attirer les mellifères et repousser les prédateurs. Il faut donc avoir une structure et des substances chimiques qui empêchent de trop se faire bouffer, tout en câlinant les mellifères, sachant que ces bestioles ne font parfois qu'une, notamment quand on parle des coléoptères. Le radis illustre ce genre de tension évolutive : il peut avoir des fleurs de diverses couleurs. Les fleurs jaune et blanches sont plus butinées, et donc produisent des graines en plus grand nombre et de meilleure qualité, que les roses ou les mauves, qui elles produisent des substances toxiques qui les protègent des herbivores. Il y a de nombreuses façons d'être un être vivant fonctionnel.

Et en ce qui nous concerne nous, humains, les butineurs ne sont pas aussi indispensables à la pollinisation qu'on l'imagine parfois. De nombreuses plantes parmi les plus importantes pour l'alimentation humaine sont fécondées avant tout par le vent : les céréales à 100%, les légumineuses en bonne partie, les légumes aussi, ainsi que les plantes à huile... Les plantes les plus vulnérables sont les produits stimulants, puis les noix, et et les fruits. Évidemment, le déclin des pollinisateurs reste extrêmement problématique : même pour les plantes qui se débrouillent aussi partiellement avec le vent (d'ailleurs : vent et insectes, l'évolution a favorisé des comportements multiples pour assurer la résilience), les pertes seraient massives. Je note, page 125, le passionnant tableau qui indique l'importance de la dépendance de 30 cultures à la pollinisation animale, de 0% pour les céréales à 95% pour les courges en passant par 65% pour la plupart des fruitiers. Détail amusant : même pour une culture aussi connue que l'amandier, qui aux USA dépend grandement de l'importation de centaines de milliers de ruches pour la fécondation, les études scientifiques ne parviennent pas à être unanimes quant à sa dépendance à la fécondation par les insectes par rapport à la fécondation par le vent.

mercredi 6 décembre 2023

La forêt comestible - Damien Dekarz

La forêt comestible - Damien Dekarz

Celui-là, on me l'a prêté. C'est un bouquin assez bref, dont j'ai déjà lu l'essentiel ailleurs, alors je n'aurai pas grand-chose à en dire, si ce n'est ceci : ce n'est pas mal du tout. Je ne suis vraiment pas fan des éditions Terran, mais ici la forme n'est pas gênante, c'est mieux que dans le précédent livre de l'auteur, La permaculture au jardin mois par mois, si je m'en souviens bien.

Toutes les bases sont abordées d'une façon sensée et non dogmatique : l'inclusion des arbres sur un terrain, les fruitiers et les autres, les animaux divers, la taille ou la non taille, la sexualité des plantes, la plantation... Je le répète, c'est vraiment bref, voire élusif, ce qui est un bien pour un mal : on ne fait qu'effleurer la plupart des sujets, et il faudra lire ailleurs pour aller plus loin, mais pour le débutant, c'est tout à fait complet et honnête. A 15€, c'est un très bon rapport qualité/prix.

Je retiens quelques points sur la reproduction sexuée des fruitiers : les arbres autofertiles (pêche, abricot...) ont, logiquement, des enfants plus proches d'eux que les arbres autostériles, qui sont fertilisés par un autre individu. Et ne pas oublier le rôle des fruitiers sauvages alentour. Les noyaux d'un bon cerisier ont plus de chance de donner de bons cerisiers si les fleurs ont été fécondées par d'autres bons cerisiers que s'il y a des merisiers sauvages dans le coin. Ne pas oublier non plus la différence racinaire initiale entre un arbre de semi et un arbre planté, différence qui aura un impact à très long terme.

Comme souvent, ce qui me gêne un peu là-dedans, c'est le manque de données concernant les récoltes. Quand je lis une phrase comme « Le jardin est tellement productif qu'une bonne partie des fruits est offerte aux oiseaux et aux autres animaux gourmands », j'ai tendance à traduire ainsi : « Le jardin est non fonctionnel et la nourriture pourrit au sol à cause d'une inadaptation entre besoins et production. » Mais je chipote, je chipote. Je sais que le système de forêt comestible, ou jardin forêt, est en partie idéalisé, mais ça ne lui enlève pas son intérêt. Il faut juste se confronter au terrain avec un regard à la fois ouvert et critique.

dimanche 3 décembre 2023

The Great Transition - Nick Fuller Googins

Un roman qu’on pourrait qualifier de fiction climatique, dans la veine de The Ministry for the Future de Kim Stanley Robinson. J'ai laissé tomber après le premier tiers, mais il y a quand même quelques trucs à dire. Ça commence d’une façon originale, 16 ans après le Zero Day, le jour où l’humanité a enfin réussi à atteindre le net zéro carbone. L’apocalypse climatique et environnemental a bien eu lieu, et d’ailleurs il est toujours en cours. Le choc a été si violent que toute l’organisation sociale mondiale a été revue pour l’occasion, histoire de survivre. Toutes les sociétés privées et institutions sont devenues des coopératives, et les trop abondants bâtiments du passé sont méthodiquement démolis pour que leurs matières premières soient utilisées pour fabriquer des sources d'énergie renouvelable. Un effort massif a été fourni ainsi, mais aussi pour lutter contre les incendies par exemple, à l'aide de millions de volontaires formant des brigades de choc. En somme, les humains vivent toujours fort confortablement, et surtout, ils vivent dans la satisfaction de ne pas répéter les erreurs du passé.

C'est assez utopique comme situation, mais pas pour tout le monde. La tension narrative du roman semble s'articuler autour de l'idée de justice. Face à toutes les horreurs vécues, face à toutes les souffrances, toutes les morts (tout cela est décrit dans d'abondants flashbacks), comment peut-on laisser les responsables courir sous prétexte qu'ils se sont à peu près réformés ? Alors voilà, une vague d'écoterrorisme arrive, les ex-PDG et autres princes saoudiens sont assassinés, et pour mal de gens, ce n'est que justice. Je ne sais pas où va cette trame.

Si le roman commence bien, il s'englue rapidement dans du mélodrame interpersonnel. Les membres de la petite famille que l'auteur nous fait suivre ne font que s'engueuler, c'est franchement pénible, d'autant plus que l'intrigue se fait extrêmement paresseuse. Il y a beaucoup de dialogues répétitifs, beaucoup de retours en arrière répétitifs pour montrer l'horreur de la crise climatique, et on s'ennuie ferme. C'est l'essentiel du problème, mais je tenais à en mentionner un autre, souvent inévitable quand on s'attaque à des changements sociétaux aussi massifs dans un futur proche : c'est un peu gros, c'est difficile d'y croire. Un exemple parmi 100 : des masses populaires qui luttent physiquement contre une grosse entreprise qui continue d'extraire du pétrole ? J'aurais plus tendance à imaginer les masses populaires lutter pour extraire le pétrole jusqu'à la dernière goutte, histoire de repousser la paupérisation qui accompagnera sa fin...