Tout d'abord, un mot sur la forme physique. Le livre a été imprimé en 1998, et il est impeccable : le papier, les illustrations en couleur ou en noir et blanc, on dirait qu'il est sorti des presses l'année dernière. Du beau boulot d'édition. Sinon, La plante compagne de Pierre Lieutaghi, c'est une sorte de traité sur l'usage pratique et mystique des plantes avant que la modernité n'écrase toutes ces traditions.
L'aspect pratique, je l'ai beaucoup apprécié. C'est presque une liste, par types de plantes, ou par types d'usage. On apprend plein de trucs, et pourtant on a l'impression de ne faire qu'effleurer le sujet tant on sent qu'il y a une montagne de savoir oublié, perdue quelque part dans un passé pas si lointain. L'aspect mystique, sans surprise, je l'ai bien moins apprécié. Je fais confiance à l'auteur pour ne pas croire en toutes les superstitions qu'il évoque, et je n'ai rien contre une petite étude de ces superstitions ; ce n'est pas ce qui me botte le plus, mais certes, ça a son intérêt. Ce que je lui reproche, c'est son approche... confusionniste. C'est peut-être involontaire, mais c'est comme ça que je l'ai perçu. Il mélange sans vergogne d'innombrables superstitions avec quelques faits vérifiés. En conséquence, on ne sait pas sur quel pied danser, on ne sait pas comment prendre tout ce qu'il raconte. Est-ce que tel effet que la tradition donne a telle plante est avéré ? Aucune idée, probablement pas, mais ce n'est pas précisé. Pour cette raison (et celle qui suit), je n'ai pas pu finir le troisième chapitre du livre, que je me suis contenté de survoler.
Ce problème est profondément lié à celui de l'écriture. On pourrait dire que Pierre Lieutaghi a une écriture riche, recherchée, poétique, etc., et parfois c'est le cas, mais, bien souvent, c'est juste à peine compréhensible. Un exemple :
Les peuples du bambou n'ont sans doute pas développé fortuitement la spiritualité du vide, inverse de la matérialité anxieuse de nos religions où il importe, l'espace d'une seule vie, de connaitre le poids, la dureté, l'indestructible fatalité d'une croix taillée dans l'arbre solaire et foudroyant de la vie éternelle.
Est-ce que c'est... un raisonnement ? Si c'est un raisonnement, il est douteux, et je ne peux m'empêcher de voir la surécriture comme une technique de distraction sophistique. Un autre morceau :
On ne dira rien du temps où l'analogie a pu initier d'elle-même des usages, dans la rencontre avec un récepteur mental qui ne s'interrogeait pas encore sur le pourquoi. De ce temps-là, on ne sait rien. Un jour, pourtant, le jeu de miroirs déclenchera l'évidence : quelque chose m'a précédé, qui savait préparer les découpes où s'intègrent juste comme il faut les pièces premières de ma pensée. On pense, donc je suis. Et ce qui rassure, d'emblée, voue au vertige. L'affaire n'est pas close.
C'est vraiment représentatif du ton général. Je veux bien croire que si on s'y penche avec attention on peut éventuellement en tirer du sens, mais tout le long d'un livre, c'est lourd.
Maintenant, je prends note de quelques-uns des détails les plus intéressants. Je retiens notamment la page 34 et celles qui suivent, à propos du bois. Le bois, bien maitrisé, pouvait avoir les rôles aujourd'hui réservés à l'acier, et il est frappant de se rappeler les énormes quantités de bois utilisées pour construire les bateaux (12000m3 de bois sur pied pour un vaisseau de ligne, soit 2000 grumes, alias troncs). Les tanins du bois (ou d'autres plantes) servaient à tanner la peau, d'où le nom de la pratique, chose que je n'avais jamais réalisée. Il existait donc une industrie de l'écorce, qu'on venait par exemple récolter tous les 14 ans dans une futaie de chênes. On menait aussi les porcs à la glandée dans les chênaies. Quant au gland pour les humains, je note la présence, en Espagne, de variétés greffées destinées à la consommation humaine. Les usages du boulot étaient nombreux, mais je retiens l'usage de son écorce chauffée pour produire un utile goudron, lui-même aux usages multiples. Les grumes de cormier pouvaient servir des vis de pressoir, et l'orme, bois très dur, pouvait servir à réaliser de nombreux objets qu'on imaginerait en cuir, comme des colliers de brebis. Plus surprenant encore, les troncs évidés de nombreuses espèces (aulne, châtaigner, if...) ont pu servir de véritables tuyaux souterrains, raccordés entre eux par des embouts mâles et femelles.
J’apprécie beaucoup le passage, page 135, sur l'usage et la conservation des fruits avant l'avènement du sucre. Bien entendu, le miel pouvoir avoir le même rôle, mais on devient qu'il était bien plus rare et précieux. Il semble que le moût de raisin pouvait servir à produire un sirop qui servait à la conservation de divers aliments de conservation. Exemple : pulpe de cornouilles cuites pendant deux heures dans du moût de raisin aigre avec poivre et sel, puis tamisée. Je suis certain qu'il y aurait mille fois plus à dire, et ma curiosité n'est que piquée.
L'auteur mentionne aussi la corme, fruit astringent du cormier, qu'on utilisait, tout comme d'autres fruits, pour produire une piquette campagnarde. J'aime la simplicité de préparation du cormé : fermentation avec deux parties de cormes pour une partie d'eau, et c'est tout. On pourrait faire chose avec figues, cerises, mais aussi les petits fruits de l'alisier torminal, assez commun près de chez moi. Récemment, en rentrant à vélo, j'ai remarqué un cormier. Je me suis arrêté pour récolter les cormes, dont une partie était tombée à terre. Il me semble que c'est fort précoce pour cet arbre dont je lis que les fruits sont supposés se récolter en octobre-novembre. Le réchauffement, peut-être. Je tenterais bien la boisson, mais je n'en ai pas encore assez, et je ne sais pas si elles sont suffisamment blettes.
Quant à Pierre Lieutaghi, on l'a vu, je suis partagé, mais il y là un tel aperçu de connaissances variées et passionnantes que je serais presque tenté de me procurer son pavé de 1300 pages, Le livre des arbres, arbustes & arbrisseaux. Ce serait risqué !