jeudi 20 juillet 2023

King Kong théorie - Despentes

King Kong théorie - Despentes

J'ai hésité avant de saisir le clavier. Par rapport à tout ce qu'évoque ce petit bouquin, ce serait plus pratique de ne pas avoir à se mouiller. En gros, il me semble que Despentes est parvenue à explorer ces mêmes thèmes avec bien plus de distance et de pertinence à travers la fiction, dans Vernon Subutex, seul roman que j'ai lu d'elle. En l'état, l'illustration de couverture de King Kong Théorie est très honnête : c'est un travail de déconstruction colérique, enragé, qui donne des coups de pieds dans tous les sens, parfois avec pertinence, mais le plus souvent vainement, jusqu'au malsain.

Il y a l'aspect témoignage, solide, inattaquable, et quelques passages qui touchent juste, à propos des questions de genre et du viol. Et, surtout, je comprends que ça plaise, particulièrement à des femmes exaspérées, qui subissent ce qu'on peut qualifier de façon large d'inégalités entre les sexes, ou pire, des violences très concrètes. Je comprends qu'une charge claire, agressive, qui ne retient pas ses mots et fonce dans le tas, ça fasse du bien. Enfin, je crois que je comprends. 

Mais, franchement, c'est souvent confus, à peine cohérent et d'un niveau d'analyse assez faible. J'ai relevé de nombreux passages, voyons-en quelques-un. « La maternité est devenue l'expérience féminine incontournable, valorisée entre toutes : donner la vie, c'est fantastique. La propagande « pro-maternité » a rarement été aussi tapageuse. » Sérieusement ? Elle croit vraiment que le début du XXIe siècle en Europe de l'Ouest est l'apogée de la pression sociale pour devenir mère ? J'aurais plutôt tendance à dire qu'il y a rarement eu des sociétés avec aussi peu de cette pression. Et en conclusion du même chapitre : « Le capitalisme est une religion égalitariste, en ce sens qu'elle nous soumet tous, et amène chacun à se sentir piégé, comme le sont toutes les femmes. » Mais qu'est-ce que ça veut dire ? C'est tellement vague, tellement généralisant que c'en est complètement vide de sens. Ça signifie que d'autres grands systèmes ne « piègent » pas les gens ? Je pourrais continuer dans cette veine, notamment à propos de la théorie du titre, mais passons à un point plus important : l'apologie de la prostitution.

Je ne crois pas être particulièrement prude. Quand j'avais peut-être 20 ans, je fréquentais de façon libre une jeune femme qui, en plus d'être polyamoureuse, se prostituait. Elle me racontait tout ça sur l'oreiller, c'était très intéressant. Elle semblait très bien le vivre, et même aimer son métier, qui ne nécessitait pas beaucoup d'heures pour bien gagner sa vie. Et qui suis-je pour juger, pour dire aux autres quoi faire, tant qu'ils ont l'air à peu satisfaits et ne font de mal à personne ? Même s'ils sont misérables d'ailleurs, d'autant plus que les boulots qui rendent misérables, il y en a un paquet. Ceci dit, il m'a toujours semblé profondément bizarre qu'une partie du féminisme moderne défende la prostitution avec autant d'énergie. Et Despentes en met, de l'énergie, à défendre la prostitution. « Le rapport entre le client mâle hétérosexuel et la pute est un contrat intersexe sain et clair. » Hmm. Sain, vraiment ? Admettons. « N'empêche que si je devais donner conseil à une gosse, je lui dirais plutôt de faire les choses clairement, et de garder son indépendance, si elle veut tirer profit de ses charmes, plutôt que de se faire épouser, maquer, engrosser et coincer par un type qu'elle ne supporterait pas s'il ne l'emmenait pas en voyage. » C'est un thème récurent : le mariage, c'est de l'esclavage, la femme doit donner des services sexuels, alors autant être libre à travers la prostitution. Dire que c'est réducteur serait un colossal euphémisme. Je suis peut-être un « homme blanc » puritain qui ne cherche qu'à contrôler les femmes, mais je crois que ce qu'elle dit là, c'est de la merde. C'est comme Ayn Rand qui, traumatisée par le communisme, fait la propagande de son extrême opposé, tout aussi nuisible, sans songer à l'infinité des alternatives.

Pour nuancer et développer mes critiques, cette dernière grosse citation est hors contexte. Despentes écrit ceci en réaction à certaines relations communément acceptées où les femmes utilisent leur féminité pour extirper à l'homme des avantages. Mais, j'ai envie de dire, c'est le cas de toutes les relations : toutes les relations sont des échanges à caractère économique au sens large. Compagnie, amour, lien, sexe, amitié, entraide, etc. sont des besoins et des ressources. Chaque relation est un échange de ces ressources, et, je crois, mieux vaut l’échange d'affection, d'amitié et de confiance que d'une liasse de billet contre une passe. Et on pourrait facilement inverser l'argument de Despentes : un mariage par intérêt, après tout, n'est-ce pas une affirmation de la puissance féminine qui se libère des normes et cherche son propre intérêt, etc. Je ne sais pas, autant laisser de côté le mariage par intérêt ET la prostitution pour parler de types de relations plus intéressants.

Finalement, la morale de l'histoire, c'est une apologie de la prostitution, une défense de la pornographie et une vague déconstruction des genres. (D'ailleurs : « King Kong, ici, fonctionne comme la métaphore d'une sexualité d'avant la distinction des genres telle qu'imposée politiquement autour de la fin du XIXe siècle. » Sans blague, la distinction des genres date de la fin du XIXe siècle. Et avant, il n'y avait pas « l'obligation du binaire ». Première nouvelle.)

Je voulais finir sur un point récurrent, qui n'a cessé de revenir au fil des années, dans de nombreuses discussions que j'ai pu avoir : l’obsession du tout culture et le déni de la réalité qui va avec. C'est-à-dire que tous les problèmes seraient simplement culturels — et pas que les problèmes, tout. Ici, à propos du viol : « J'aurais préféré, cette nuit-là, être capable de sortir de ce qu'on a inculqué à mon sexe, et les égorger tous, un par un. [...] Les petites filles sont dressées pour ne jamais faire de mal aux hommes, et les femmes rappelées à l'ordre chaque fois qu'elles dérogent à la règle. [...] Je suis furieuse contre une société qui m'a éduquée sans jamais m'apprendre à blesser un homme s'il m'écarte les cuisses de force, alors que cette même société m'a inculqué l'idée que c'était un crime dont je ne devais pas me remettre. » Elle croit donc que si elle ne s'est pas défendue physiquement, c'est la faute à la culture. Je crois que la cause est autre : de façon générale, un homme a beaucoup, beaucoup plus de force physique dans les bras et le torse qu'une femme. En cas de viol, pour une femme, se défendre violemment est juste plus risqué, car la possibilité de maitriser l'homme est infime et la possibilité d'être gravement blessée en retour est élevée. C'est juste un fait physiologique : l'une des nombreuses différences entre les corps des hommes et des femmes, et, bien que ça puisse être déplaisant d'y penser, les comportements différents que ces différences engendrent. Cette perspective pourrait soulager Despentes, car elle la libère d'une faute qu'elle s'est créée elle-même.

D'autant plus que ce tout culture s'arrête quand ça l'arrange, et l'inné revient : « Le viol, c'est le propre de l'homme. » Honnêtement, ça se défend, encore faut-il être cohérent et savoir faire face à ce « propre ».

8 commentaires:

  1. Salut Vincent, pardon de contester un point, mais la défense physique fonctionne dans 90% des cas contre le viol, et elle n'aggrave la situation que dans 0,3% des agressions sexuelles. Despentes s'insurge non contre la force naturellement supérieure des hommes, mais contre la passivité des femmes qui, elle, est bien culturelle ! Amitiés.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Hello ! Je t'en prie conteste, d'ailleurs n'hésite pas à être plus virulente contre ce que je raconte si tu penses que ce n'est qu'un ramassis de bêtises. Pour ce point en particulier, je serais ravi d'avoir tort, si tu as quelques liens pour les stats je suis preneur, ça m'intéresse.

      Supprimer
    2. En l'occurrence ce chiffre vient du "Projet crocodiles" (site internet et BD). Si tu y jettes un œil, tu y trouveras des exemples de la fameuse culture du viol que dénonce Despentes. Quant à la pression sociale liée à la maternité (vu que tu m'y invites, je conteste encore !), c'est logique qu'elle augmente à mesure qu'on s'éloigne de la "nature". Il faut bien encourager les femmes à faire des enfants depuis qu'elles ont accès à la contraception et à l'avortement. Avant ça, pas le choix, donc pas de pression... Ces remarques n'enlèvent rien à la qualité de ta chronique !

      Supprimer
    3. Encore une fois, n'hésite pas à critiquer ce que j'écris, j'aime parler de ce genre de choses et j'accepte d'avoir tort ! J'ai lu les BD crocodiles et je n'ai pas trouvé ce chiffre. Je l'ai trouvé ici (https://www.editions-zones.fr/lyber?non-cest-non) et la source est un livre allemand de 1993, donc fin de la piste.

      J'ai cherché ailleurs et on peut trouver d'autres opinions qui vont dans le même sens (https://selfdefense.uoregon.edu/research-on-self-defense/). Ceci dit, j'ai trouvé un article qui développe assez bien ce que je voulais dire (https://studyfinds.org/rape-victims-frozen-with-fear/).

      Le fait qu'il y a une sorte d'instinct de préservation, de la même façon qu'on a l'instinct de se figer en situation de danger : "Among those who visit a hospital post-assault, 70 percent report being “frozen,” unable to move or cry out. [...] victims of sexual assault often report being unable to move or scream during the assault, even when they’re not physically restrained."

      Il y a un article Wikipedia détaillé sur ce sujet (https://en.wikipedia.org/wiki/Rape_paralysis). Ça dit un peu la même chose que ce que j'exprimais : "As soon as danger is detected, all possibilities are considered, and the safest available option is often employed unconsciously within milliseconds as a reflex."

      Là où je pense que la défense physique, ou peut-être la préparation à la défense physique, fonctionne, c'est qu'elle permet d'éviter ou de sortir de cette paralysie instinctive et d'affirmer fermement le non consentement qui, pour le cerveau mâle en rut, a besoin d'être plus que clair pour être ne serait-ce que perçu.

      Quant à la maternité, je comprends l'argument que tu avances, mais je reste persuadé que même en acceptant l'argument, la pression sociale contemporaine pour être mère est de très loin inférieure à ce qu'elle a été dans l'Histoire. Je dirais même qu'il y a un très fort mouvement qui promeut l'hédonisme pour soi plutôt que le "sacrifice" de la maternité (mais je veux bien croire que ma perception inévitablement masculine soit tronquée). Il n'y a qu'à jeter un œil à l'acceptation sociale du célibat par exemple. Pendant des siècles et des siècles, il fallait aller au couvent pour ça, ou accepter une forte marginalité (globalement, on peut sûrement trouver des contre-exemples). Sans compter sur la légalité même de l'autonomie féminine qui, dans l'Histoire, ne va pas de soi, à Rome par exemple. Le seul contre-exemple auquel je pense est la période de la doctrine de l'enfant unique en Chine, mais à part ça, je crois que, de loin, femme est moins synonyme de mère aujourd'hui que dans le passé.

      Supprimer
  2. Ce phénomène de paralysie est connu, pour les femmes comme pour les hommes d'ailleurs. Instinct de survie ou choc traumatique ? Je penche pour ce dernier. Quoi qu'il en soit Despentes n'en parle pas et attribue sa passivité à une sorte de déterminisme de genre, social donc. Les deux ne sont pas incompatibles.
    Là où je vais dans ton sens c'est que oui, ta perspective sur la maternité est tronquée ! L'hédonisme évacue peut-être la notion de devoir mais pas celle de bonheur, or pour les femmes la maternité est présentée comme LA voie d'accomplissement. L'accès à la PMA pour toutes, y compris les célibataires, va dans ce sens. J'irai même plus loin : la valorisation de la maternité touche aussi... les hommes ! "Donner la vie, c'est fantastique. La propagande pro-paternité a rarement été aussi tapageuse". Mais ça, c'est une autre question.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les deux ne sont pas incompatibles, je dirais la même chose en effet. Quant à la question de valorisation ou non de la maternité aujourd'hui par rapport à d'autres époques, je suis toujours loin d'être convaincu ! Mais je résiste à l'envie d'écrire un autre pavé, et je suis sûr qu'on aura l'occasion d'en reparler de vive voix ;)

      Supprimer
  3. Des questionnements intéressants. Ironie du sort,j’ai lu récemment un roman d’une autrice italienne ”Le choix” de Viola Ardone.Ça se passe dans les années 60 en Sicile et les crimes comme le viol envers les femmes étaient ”pardonnés ’si l’homme épousait la femme. En 1984, cette pratique,si je puis dire, fut abolie fort heureusement.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, c'est assez sidérant de se rappeler à quel point de nombreux progrès sociaux sont en fait incroyablement récent. Et difficile de savoir à l'avance ce qui est normal aujourd'hui mais deviendra inacceptable dans 40 ans.

      Supprimer