Comme toujours avec ce genre de livre, ce qui compte, ce n'est pas tant se souvenir de tous les faits évoqués que s’imprégner de la complexité. Mentionnons cependant la plume de l'auteur, qui, malgré un humour parfois douteux, est à la fois hautement lisible, imprégnée d'un excellent sens de la narration et, bien sûr, très carrée scientifiquement. Cette histoire naturelle de l'Europe commence il y a 100 millions d'années, quand notre continent était à peine reconnaissable. Riche en îles, l'Europe d'alors était pleine d'écosystèmes uniques. Sur les îles, les ressources limitées ont tendance à produire une chute de la taille des animaux qui s'y installent, et c'est d'ailleurs en faisant cette constatation face aux fossiles qu'a initialement émergée l'hypothèse que l'Europe était une île, ou des îles. C'est d'ailleurs dans ce cadre qu'a, paradoxalement, vécu le plus grand ptérodactyle ayant jamais existé, Hatzegopteryx, car il a sans doute été capable par le vol d'atteindre un milieu inaccessible aux gros prédateurs terrestres, où il a donc pu prospérer.
Au cours de l'extinction des dinosaures, les systèmes aquatiques tempèrent les extrêmes thermiques, et les systèmes d'eau douce peuvent même se passer d'oxygène pendant un certain temps, car bactéries et champignons se nourrissent de détritus, pas par photosynthèse. Les conséquences de l'impact durent des millions d'années et la faune qui prospère est tout d'abord souterraine. Les rongeurs, enfouis dans leurs terriers, se nourrissent de petits invertébrés et de graines. 10 millions d'années plus tard, le début de l’Éocène voit un réchauffement brutal, peut-être causé par l'enflamment volcanique de gisements de gaz. Je ne vais pas lister tous les changements climatiques au fil des millions d'années, mais leurs conséquences sont parfois frappantes, comme une hausse de la mer de 80 mètres en 13000 ans ou l'invasion d'une fougère d'eau qui recouvre 30 millions de kilomètres carré d'océan et fait baisser la température en absorbant le dioxyde de carbone, jusqu'à ce que ces plantes détruisent ainsi les conditions nécessaires à leur existence. Ça me rappelle quelque-chose... Plus tard, alors que les grands singes sont déjà là, l'assèchement de la Méditerranée crée de colossaux canyons là où les fleuves se jettent dans la mer désormais vide. D'énormes quantités de sel restent pigées là, créant un environnement désertique et abaissant la salinité des océans, ce qui permet aux pôles de geler plus aisément et refroidit le climat. Quand la connexion avec l'Atlantique est ouverte à nouveau, la Méditerranée se remplie en un siècle à l'aide cascades et de torrents absolument apocalyptiques.
Oublions l'idée des premiers hominidés simplement venus de l'Afrique vers l'Europe : la réalité des migrations est infiniment plus complexe. Les mouvements de population vont dans un sens puis dans l'autre, différentes espèces d'hominidés sont à prendre en compte, sans compter que le tableau n'est que fragmentaire. Par exemple, il semble que grands singes, moins compétitifs que les (petits) singes, se soient éteints vers 11MA en Afrique et ne doivent leur survie qu'à une migration vers l'Europe puis l'Asie, où l’environnement plus saisonnier leur est peut-être favorable. Ensuite, vers 5,7MA, une migration de grands singes bipèdes a lieu de l'Europe vers l'Afrique. L'histoire humaine se déroule donc à nouveau en Afrique, jusqu'à ce que Homo erectus revienne en Europe vers 1,8MA.
L'hybridation est un phénomène connu aujourd'hui surtout pour les plantes, mais il a joué un rôle capital dans l'évolution de bien des espèces animales. Les hybrides représenteraient 25% des espèces végétales et 10% des espèces animales. Par exemple, les ours polaires se sont croisés avec les ours bruns, de sorte que 8,8% du génome de l'ours brun provient de l'ours polaire. Cette capacité d’acquérir de nouveaux gènes peut donner un avantage évolutionnaire. Les hybrides ont naturellement de grandes difficultés à se reproduire, mais à grand échelle, les hybrides survivants peuvent causer un échange de gènes significatif, voire être à l'origine d'une nouvelle espèce, comme par exemple la grenouille comestible européenne. Cette grenouille est par ailleurs un klepton, un hybride qui a besoin d'une autre espèce pour se reproduire.
Homo erectus, qui peut-être possédait déjà la parole, évolue en Europe dès -800 000 ans et disparait vers -400 000, potentiellement éradiqué par Néandertal. Néandertal possédait quelques technologies remarquables, comme des javelots qui n'ont rien à envier aux javelots modernes ou la technique pour créer de la poix, qui permet de fixer des silex sur des lances de bois. Néandertal maitrisait le feu et semblerait avoir été essentiellement carnivore, ce qui pourrait expliquer ses difficultés à concurrencer Homo sapiens venu d'Afrique. Les populations de carnivores sont nécessairement plus petites et fragmentées que celles des omnivores, ce qui est une faiblesse en soi, mais est aussi un obstacle à la transmission de connaissances et techniques. De plus, de grandes populations ont plus de chances d'avoir développé des immunités face à diverses maladies, ce qui peut leur donner un grand avantage en cas de contact. Les néandertaliens auraient ainsi commencé à décliner en Europe vers -41 000 et disparu dès -39 000.
Pourtant, les gènes néandertaliens vivent toujours en nous Européens grâce à l'hybridation avec Homo sapiens. Ces hybridations ont pu donner aux hybrides un avantage évolutionnaire, peut-être en favorisant une peau pâle (comme celle des néandertaliens) qui, sous le climat européen, favorise la création de vitamine D. Au fil de temps, avec les migrations suivantes, le pourcentage de gènes néandertaliens a diminué et tourne aujourd'hui autour de 6%, toutes populations confondues. Mais, détail fascinant, comme chacun porte des bouts de génome différents, il reste entre 20 et 40% du génome néandertalien total dans les populations européennes et asiatiques.
Un mot sur le rôle environnemental de la mégafaune. Après la disparition des mammouths, les "steppes à mammouths" se sont appauvries. Pourquoi ? Il semblerait que les défenses à mammouths leur servaient de chasse-neige (on peut le déduire grâce à l'usure des défenses), ce qui leur permettait de découvrir de l'herbe autrement inaccessible. Non seulement ils donnaient ainsi accès à ce sol libéré de neige à une vaste faune moins gigantesque, mais le fait de brouter la végétation avait un autre effet : au printemps, comme le sol n'était plus couvert de hautes herbes, il pouvait chauffer plus rapidement et ainsi favoriser la croissance d'une vaste flore. Sans les mammouths, la flore reste bloquée dans un état de hautes herbes marécageuses. Ainsi, et c'est moi qui le dit, l'extinction des mammouths par nos ancêtre pourrait être un point de départ (parmi d'autres) de l'anthropocène. Par ailleurs, contrairement par exemple aux félins à dent de sabre, les mammouths n'ont pas coévolué avec les humains, ce qui explique leur extinction brutale, alors que les félins à dent de sabre ont "appris" au cours de centaines de milliers d'années à se méfier de ces foutus bipèdes dotés de cette chose étonnante qu'est le progrès.
Parlons d'art ! Il est frappant de constater à quel point l'art de la période glaciaire, c'est-à-dire les peintures dans les grottes, est spécifique. Par exemple, on n'y voit aucune plante, mais essentiellement de gros animaux sujets à la chasse. Pas de plantes, mais plein d'animaux en train de déféquer. Pourquoi ? Mystère. Les empreintes de main, elles, sont essentiellement masculines. Les nus représentent essentiellement des femmes et des sexes féminins. Il n'y aucune représentation de nourrisson, de femme âgée ou prépubère. L'art paléolithique semble donc essentiellement une activité masculine, que je vois en lien avec les intemporelles différences physiologiques entre homme et femmes : à l'inverse des femmes, les hommes peuvent avoir un nombre théoriquement très élevé d'enfants, et ce sans forcément à avoir à en subir les conséquences (grossesse, allaitement, etc.) ce qui les incite bien plus à courir après le statut social pour multiplier leurs chances de trouver plus de partenaires. Un mot aussi sur le progrès technologique : loin d'une stagnation, la préhistoire était de temps à autre révolutionnée par des techniques comme de nouvelles pointes de lance capables de causer la mort par saignement ou l'invention de l'aiguille à chas, qui a dû aider à la fabrication de vêtements et ainsi favoriser la conquête du nord.
Si les mammouths se sont éteints, si les hordes de grands mammifères ont été réduites presque à néant, ce sont les humains qui sont devenus régulateurs ultimes de la végétation. Il y a 14 000 ans, l'Europe était déjà un écosystème "entretenu" par les humains. L'élimination des grands herbivores a sans doute joué un rôle dans le développement de l'agriculture, en créant le besoin de nouvelles sources alimentaires et en libérant les cultures de leurs potentiels prédateurs, mais aussi d'une autre façon étonnante. Les graminées, quand elles sont pâturées, se reproduisent de façon asexuée via leurs rhizomes, et ce n'est que quand il n'y a personne pour les brouter que les tiges poussent assez pour produire des graines, graines qui sont à l'origine des céréales.
On est tellement habitué à une faune régulée par les humains qu'on oublie toute la variété passée : à Malte, par exemple, avant la conquête humaine, c'est-à-dire très récemment, il existait des éléphants nains et des hippopotames nains ; la Sardaigne et la Corse possédaient un mammouth nain il y a seulement 10 000 ans. La fin du livre est en bonne partie consacrée à une longue liste de toutes les bestioles qui ont été exterminées par les humains, directement ou indirectement, c'est-à-dire par l'artificialisation des terres. Certaines histoires, comme celle du bœuf musqué, ou celle du bouquetin, qui a été sauvé, pourraient donner matière à de vrais films d'action, sans parler de la longue persécution des loups. Via la persécution de certaines espèces, les humains ont eu une influence directe sur leur évolution : ainsi, les ours bruns d'autrefois étaient bien plus carnivores qu'aujourd'hui, mais comme les ours qui bouffaient le bétail étaient traqués et tués, il y a eu une pression évolutionnaire qui a rendu les ours bruns modernes presque végétariens... et le plus souvent terrifiés par les humains. J'aurais dû lire ça avant d'en croiser un de nuit dans les montagnes macédoniennes. Bien sûr, malgré quelques belles histoires, les extinctions continuent plus que jamais, mais c'est un autre sujet.
L'avis de TmbM, qui ne prend pas de notes.