lundi 6 octobre 2025

Instanciation - Greg Egan

Un peu de Greg Egan : je dois avouer que j'étais en manque. Je me suis résolu, après quelques années de réticence, à enfin commander certains de ses derniers volumes sur Amazon : hélas, il ne sont disponibles que là. C'est, je crois, une forme d'auto-édition où le bouquin est imprimé par Amazon. Est-ce plus rentable pour Greg Egan qu'une "vraie" maison d'édition ? Ou ses écrits plus récents sont-ils plus difficilement publiables ?

C'est donc un recueil de nouvelles, de bonne facture, même si on atteint pas les sommets trouvés dans Axiomatique, Radieux et Océanique. A noter que le recueil du même nom, récemment paru au Bélial, ne contient que trois des nouvelles lues ici.

The discreet charm of the Turing Machine, 2017 (5/5)

Un futur proche, à peine science-fictif. Alors que le salariat humain est progressivement rendu obsolète par les algorithmes, une famille de "classe moyenne" se retrouve petit à petit plongée dans la misère financière. Tout le monde est à la fois hyperconnecté et complètement désemparé face à cette algorithmisation du monde. Les IA sont entrainées sur le travail des humains qu'elles remplacent par la suite, et rien à faire, elles coûtent moins cher, le mouvement est inarrêtable. Cependant, quel avenir pour ceux qui vendent ces solutions post-humaines si plus personne n'a les moyens d'acheter leurs produits ? Alors se met en place une sorte d'UBI (Universal Basic Income) nébuleux, secret, personnalisé pour chacun à l'aide d'algorithmes. On croit travailler, mais c'est juste pour occuper artificiellement les masses, avoir une raison de recevoir un salaire qui servira à acheter les produits et services des géants de la tech, et la boucle est bouclée. Cette artificialisation radicale de l'existence n'a pas besoin des systèmes totalitaires des dystopies du passé. La satire est excellente, le sujet est pertinent et exploré avec intelligence, j'ai beaucoup aimé. 

 Zero of Conduite, 2013 (4/5)

Une nouvelle qui date de ce que je suppose être la période Moyen-Orient de Greg Egan. On y suit une ado surdouée qui, dans le contexte défavorable de l'Iran et de l'Afghanistan, lutte pour développer une nouvelle technologie de semi-conducteur. Pas de grand concept, c'est plus intime, plus simple ; on se concentre sur un cadre géographique, culturel, économique. J'ai aprécié.

Uncanny Valley, 2017 (3/5)

Un clone virtuel dans un corps artificiel est en quête de sa propre identité après la mort de son "parent". Celui-ci n'a d'ailleurs pas transféré tous ses souvenirs à son "fils", comme s'il avait des choses à cacher. La quête impossible d'identité est bien écrite, mais ça manque de direction et de punch.

Seventh Sight, 2014 (4/5)

Un concept simple, dont la narration est un simple prétexte pour l'explorer. Quelques enfants qui, pour des raisons médicales, ont des yeux artificiels, décident de pirater ces implants pour augmenter drastiquement la partie du spectre électromagnétique perçue, les faisant passer d'un trichromatisme classique à un heptachromatisme. Mille nouvelles beautés s'offrent à eux, mais c'est un fossé qui les sépare du reste de l'humanité. Encore une fois c'est mesuré, intime, mais satisfaisant narrativement, avec une progression douce-amère.

The Nearest, 2018 (4/5)

Ce qui commence comme une simple enquête policière pour meurtre révèle rapidement une bizarrerie anormale qui, comme le récent film Weapons (Évanouis en VF), ressemble fortement à un pitch de scénario pour le jeu de rôle Delta Green. (J'écoute trop de podcasts Delta Green). Il s'avère qu'un virus détruit tout attachement émotionnel envers les gens proches (les nearest) et convainc les victimes que ces proches sont devenus des sortes d'imposteurs, des zombies inhumains. C'est très fun, le concept est excellent, c'est une pirouette de plus d'Egan dans le sens d'un esprit humain purement physique, matériel, amas de neurones et d'hormones qui peut être perturbé, modifiant ou détruisant au passage ce qu'on imagine être soi. Le seul souci narratif, c'est comme on suit une des victimes de ce virus, le lecteur comprend bien avant la protagoniste la solution du problème.

Shadow Flock, 2014 (3/5)

Une histoire de vol de portefeuilles de cryptos à l'aide de nuées de microdrones programmés pour agir de façon autonome face aux imprévus. C'est plutôt fun, sans plus. Les cambriolages auraient mérités d'être plus développés.

Bit Players, 2014 (4,5/5)

Trois des grandes passions de Greg Egan en une seule nouvelle : les mondes virtuels, les mondes avec une physique improbable, et les problèmes d'identité. La protagoniste se réveille dans un monde qui, physiquement, ne tient pas la route. Elle apprend qu'elle, et d'autres, sont des PNJ (personnages non joueurs) dans une sorte de simulation en VR. Elle tente ensuite de manipuler les règles de ce monde virtuel pour améliorer son sort et celui des autres... humains virtuels ? IA se prenant pour des humains ? Comme souvent chez Egan c'est le concept avant tout le reste, la narration est donc un peu faible, mais c'est très marrant et stimulant.

Break my Fall, 2014 (2/5)

Encore une fois, une nouvelle qui est une excuse pour un problème de physique. Pour la première fois dans ce recueil, ça se passe dans l'espace. Cette fois, j'ai trouvé le prétexte narratif trop faible et le problème décrit n'a pas non plus su m’accrocher, j'ai lu en diagonale.

3-adica, 2018 (4/5)

Une suite a Bit Players. La protagoniste a obtenu la capacité de se déplacer d'un monde virtuel à l'autre. Cette fois, elle est dans un Londres victorien, brumeux, gothique, rempli de vampires et d'autres bestioles tirées de la littérature fantastique. Le ton est beaucoup plus littéraire, puisque ce monde est supposé être un amalgame de clichés littéraires, et c'est franchement marrant. C'est un changement d'ambiance qui fonctionne car il est totalement méta : les personnages ont parfaitement conscience d'être dans une fiction invraisemblable. Le concept mathématique qui donne son nom à la nouvelle est basé sur les nombres p-adique, sujet à propos duquel je n'ai pas compris grand-chose.

The Slipway, 2019 (4/5)

Une nouvelle de SF tout à fait classique, pour une fois ! Une potentielle menace cosmique apparait dans le ciel étoilé, et la quête scientifique pour comprendre cette menace est lancée. La résolution n'est pas aussi originale que d'autres problèmes narrés par Greg Egan, mais j'ai néanmoins beaucoup aprécié. Il y vraiment cette pointe de sense of wonder, ce plaisir du décryptage progressif de l'inconnu.

Instanciation, 2019 (3/5)

Suite et conclusion à Bit Players et 3-adica. Le début est chouette — faire face au besoin impératif de s'extraire des mondes virtuels face à la faillite annoncée de la boite qui les gère — et la conclusion aussi, mais le processus narratif, qui implique une longue immersion dans un énième monde virtuel et des interactions prolongées avec une unique joueuse, m'a semblé bien peu passionnant. J'ai même parfois lu en diagonale. Une conclusion en demi-teinte pour une série de nouvelles qui mériterait plus d'être considérée comme un roman court dont il serait dommageable de ne lire que la seconde ou la troisième partie.

vendredi 19 septembre 2025

Présentation de la pépinière d'arbres fruitiers - Année 1 (vidéo)

 

 

Lien direct vers la vidéo sur youtube.

Hop, une petite vidéo pour présenter la pépinière. Je viens d'ouvrir les ventes sur le site, donc c'est le moment de se faire de la pub.

Le travail de pépiniériste, ça me plait bien. J'aime manipuler le végétal.

Maintenant, il faut faire le travail de vendeur, et produire plus l'année suivante, et faire encore mieux le vendeur, trouver l'équilibre, la stabilité... C'est pas gagné !

samedi 30 août 2025

Biologie de Campbell #30 - La diversité des végétaux II : l'évolution des plantes à graine

LES GRAINES ET LES GRAINS DE POLLEN SONT DES ADAPTATIONS DÉTERMINANTES DE LA VIE SUR TERRE

Graine = embryon + réserve de nourriture + enveloppe protectrice

Apparues il y a 360 millions d'années, les plantes à graine ont acquis, par rapport aux plantes non vasculaires et aux vasculaires sans graines, de nouvelles adaptations à la vie sur la terre ferme :

  • Gamétophytes de taille réduite. En effet, les gamétophytes de beaucoup de vasculaires à graines sont microscopiques. L'avantage est que ces petits gamétophytes peuvent profiter de la protection du sporophyte pour se développer. Chez les plantes à graine, les spores ne se développent plus seuls en extérieur : les gamétophytes sont le plus souvent protégés de l'environnement extérieur. Les spores germent dans un organe (les sporanges) du sporophyte pour former des gamétophytes (pollen ou sac embryonnaire). Après fécondation, les embryons sont protégés à l'intérieur des graines formées dans ce cadre protégé. Les graines sont bien plus aptes à résister ensuite à l'environnement extérieur que les spores eux-mêmes.
  • Hétérosporie : la capacité de produire des spores femelles et des spores mâles (pas forcément par le même individu).
  • Ovules : ils sont constitués du mégaspore, qui se trouve dans le mégasporange, et le tout est protégé par une enveloppe ou deux de tissu du sporophyte, le tégument. C'est cet ensemble qu'on appelle ovule.
  • Pollen : Les grains de pollen ne sont pas des gamètes, ce sont des gamétophytes mâles qui produisent et stockent les gamètes mâles. Ils font partie de la phase haploïde (une seule série de chromosomes) du cycle de vie des plantes à graines. Chez les plantes non vasculaires et les vasculaires sans graines, comme les fougères, des gamétophytes autonomes libèrent des spermatozoïdes qui doivent impérativement se déplacer dans de l'eau. En revanche, un grain de pollen peut être transporté par le vent ou les animaux, ce qui libère les plantes à graines de la dépendance aux milieux humides. La pollinisation est le transfert du pollen à la partie d'une autre plante (ou de la même) abritant les ovules. Si un grain de pollen germe, il fabrique un tube qui transporte des spermatozoïdes dans le gamétophyte femelle, qui est dans l'ovule. La fécondation déclenche la transformation de l'ovule en une graine.

Avant l'apparition des graines, le spore était le stade le plus protégé des cycles de développement de tous les végétaux. Par exemple, les spores des mousses sont plus résistants (froid, chaleur, etc.) que les mousses elles-mêmes. Ils ont aussi la capacité de se disperser. Les spores ont été le principal moyen de propagation des plantes terrestres pendant leurs 100 premiers millions d'années d'existence.

La graine, grâce à ses réserves nutritives et enveloppe, peut survivre bien plus longtemps qu'un spore. Quand elles germent, elles puisent directement dans leurs réserves les éléments nutritifs nécessaire à leur développement initial.

CHEZ LES GYMNOSPERMES, LES GRAINES SONT GÉNÉRALEMENT "NUES" ET PORTÉES SUR DES CÔNES

Les vasculaires à graines modernes forment deux clades frères :

  • Les gymnospermes, dont la plupart sont des conifères
  • Les angiospermes, qui forment des fleurs et des fruits

En exemple, le cycle de développement du pin rigide est détaillé. Notons juste que les spores mâles sont produits dans des petits cônes, et les spores femelles dans de gros cônes, ceux qu'on appelle typiquement pommes de pin. Le pollen (mâle) est transporté en grande quantité par le vent.

Au moment de la pollinisation, les écailles du cône femelle s'écartent pour laisser pénétrer les grains de pollen ; puis elles se referment. Elles s'écartent à nouveau quand les graines (ailées pour cette espèce) sont matures et que les vent les emporte.

Les premiers vasculaires à graine ont disparu et on ignore de quelle lignée éteinte viennent les gymnospermes. Les plus vieux fossiles de gymnospermes datent de 305 millions d'années. Au cours de la transition entre le Carbonifère et le Permien, le climat est devenu plus aride, ce qui a favorisé les gymnospermes, plus adaptés à ce nouveau climat moins humide pour les raisons vues plus haut, mais aussi grâce, comme c'est le cas pour les conifères, à leurs aiguilles recouverte d'une épaisse cuticule dont les stomates sont enfoncés dans l'épiderme.

Les différents groupes de gymnospermes :

  • Les cycadophytes, qui ressemblent à des palmiers, sont particulièrement menacés par la destruction de leur habitat (tropiques et hémisphère sud).
  • Les gnétophytes, dans les zones tropicales ou désertiques.
  • Les ginkgophytes, dont la seule espèce actuelle est le Ginkgo biloba, qui n'existerait plus à l'état sauvage.
  • Les pinophytes (conifères) constituent le plus vaste embranchement des gymnospermes. La majorité garde leurs feuilles toute l'année.

CHEZ LES ANGIOSPERMES, LES FLEURS ET LES FRUITS SONT DES ADAPTATIONS A LA REPRODUCTION

Aujourd'hui, ce sont de loin les végétaux les plus variés et répandus sur Terre.

La fleur est la structure unique qui sert à la reproduction des angiospermes. Chez nombre d'entre eux, ce sont les insectes qui sont responsables de la transmission du pollen. On trouve aussi des anémophiles (pollinisation par le vent), notamment chez les graminées et les arbres qui forment des populations denses. Après fécondation, l'ovaire se transforme en fruit, qui protège les graines et contribue à leur dispersion.

Le cycle de développement type des angiospermes est détaillé. Rappelons que la plupart des fleurs possèdent des mécanismes encourageant la pollinisation croisée (contraire d'autopollinisation) qui assure la variabilité génétique, facteur capital pour la survie et l'évolution d'une espèce. Par exemple, les étamines et les carpelles peuvent ne pas atteindre leur maturité en même temps, ou la disposition des organes fait obstacle physique à l'autopollinisation, ou bien il y a auto-incompatibilité entre le pollen et le stigmate (organe visqueux qui reçoit le pollen) d'une même plante en raison de la similarité de leurs allèles.

Une fois collé au stigmate, le grain de pollen absorbe de l'eau et germe. La cellule végétative fabrique un tube pollinique qui s'insinue dans le style (tube) jusqu'à l'ovaire.

Ensuite s'effectue une double fécondation, caractéristique des angiospermes. En gros, deux spermatozoïdes sont déposés et s'unissent avec des organes différents. L'un s'unit avec l'oosphère, ce qui produit un zygote, qui devient un embryon de sporophyte portant une racine rudimentaire et une ou deux feuilles embryonnaires, les cotylédons. L'autre spermatozoïde s'unit avec deux noyaux polaires et forme l'albumen, la réserve de nutriments composés de cellules triploïdes.

La double fécondation est peut-être une adaptation évolutionnaire qui évite aux plantes d'avoir à fabriquer un albumen pour rien en cas de non fécondation.

Les angiospermes sont apparues au début du Crétacé, il y a environ 140 millions d'années. Ainsi les végétaux et les animaux interagissent depuis des centaines de millions d'années et ces interactions ont eu une importance capitale dans les trajectoires prises par ces organismes. On peut penser à tous les herbivores qui poussent les végétaux à développer des résistances, à toutes les interactions autour de la pollinisation...  

Les angiospermes comptent actuellement plus de 250000 espèces (potentiellement bien plus encore). Jusqu'à la fin des années 1990, on s'accordait généralement pour les classer entre monocotylédones et dicotylédones, entre autres caractéristiques. Des études génétiques récentes remettent en cause ce système. Aujourd'hui, la classification ressemble à ça :

  • Les angiospermes basales ne comptent qu'une centaine d'espèces, notamment le nymphéa tubéreux. 
  • Les magnoliidées comptent environ 8000 espèces, dont le magnolia, le laurier et le poivrier. 
  • Les monocotylédones, qui incluent plus du quart des angiospermes, soit 70000 espèces, dont les orchidées, les palmiers et les graminées, dont le riz et le blé. 
  • Les eudicotylédones contiennent plus de deux tiers des espèces d'angiospermes, dont la plupart des arbres à fleur les plus connus, les rosacés et les légumineuses. 

Comme on le sait, la vie humaine est étroitement liée à celle des plantes vasculaires à graines. La plupart des aliments que nous consommons viennent des plantes à graines. De même pour l'alimentation du bétail. Les plantes à fleur fournissent également thé et café, le cacao, de nombreuses épices, médicaments... Les vasculaires à graines sont également les seules plantes à fournir du bois.

lundi 25 août 2025

De la tranquillité de l'âme - Sénèque

Répondant à un ami (Sérénus, le même que dans De la constance du sage) qui cherche son conseil, Sénèque l'édifie sur la tranquillité de l'âme.

Décrivant d'abord la nature du mal dont risque de souffrir son ami, Sénèque décrit l'intranquilité qui hante le genre humain. C'est une agitation vaine, une accumulation de mouvements sans but, une perte de soi dans la confusion. Toujours on croit trouver la satisfaction dans le prochain voyage, le prochain raffinement, mais c'est inévitablement illusion. Il y a le défaut d'inconstance, mais aussi son pendant, le défaut de passivité placide : « Ils vivent non comme ils veulent, mais comme ils ont commencé à vivre. » 

A travers les remèdes conseillés par Sénèque, il est frappant de constater à quel point le stoïcisme est une philosophie de l'intégration constructive dans la société. Certes, parfois, face aux conditions politiques et aux menaces qui pèsent, la retraite est l'alternative souhaitable. De même, pour certains, c'est l'étude qui est le choix judicieux.

Mais jamais cette retraite, cette étude, n'apparaissent comme une fuite face aux complexités ombrageuses de la société dans son ensemble, ce sont au contraire des façons d'être citoyen ; ou du moins d'être utiles à soi, et donc à autrui. Le soldat, dit Sénèque, ne fait pas son devoir qu'en allant à la guerre, il y a de nombreuses autres tâches à accomplir au quotidien, ou, même en période de guerre, à l'arrière.

Il est explicite :

« Car si nous renonçons à tout rapport social, si nous rompons avec le genre humain, si nous vivons tournés seulement vers nous-mêmes, cette solitude, privée de tout soin, aura pour résultat un désœuvrement absolu. [...] Combien voit-on de vieillards chargés d'ans, qui n'ont d'autres preuves à fournir de la longueur de leur vie, que le nombre de leurs années ! »

Quelle que soit la place dans la société qui nous ait été donnée par la fortune, Sénèque exhorte à toujours trouver de quoi déployer sa vertu. A travers une sentence étonnamment universaliste (et pourrait-on dire peu compatible avec certains de ses propos sur les esclaves et les femmes), Sénèque cherche à ne pas limiter l'usage de la vertu à ce qui nous est proche, et ceux qui nous sont proches :

« Nous mettons notre fierté, nous autres, à ne pas nous enfermer dans les murs d'une seule ville ; nous étendons notre société à tout l'univers ; et nous déclarons que notre patrie est le monde, afin de pouvoir donner un champ plus vaste à notre vertu. »

On s'approche des thèmes les plus classiques du stoïcisme, et je ne peux m'empêcher de relever quelques sentences particulièrement esthétiques :

« Nous sommes tous liés à la fortune, les uns par une chaine d'or toute lâche, les autres par une chaine étroite et de vil métal. Mais qu'importe ? Une seule et même prison nous contient tous ; même ceux qui nous enchainent sont eux aussi enchainés (...). L'un est lié par les honneurs, l'autre par ses richesses ; c'est tantôt notre noblesse, tantôt notre humble condition qui nous asservit ; on est parfois soumis à la tyrannie d'un autre et parfois à la sienne propre ; c'est parfois l'exil qui nous impose notre résidence, c'est parfois aussi le sacerdoce. Toute vie est servitude. »

On pourrait rétorquer à Sénèque qu'il vaut pourtant mieux être aisé que miséreux. Ceci dit, le confort de vie peut augmenter, la latitude elle aussi, et c'est certes mieux, mais ces avantages n'apportent pas une nouvelle condition à l'existence. La clé de voute, c'est de comprendre et accepter cette condition universelle : « Il faut d'abord enlever son prix à la vie et compter l'existence parmi les choses sans valeur. » Le sage est déjà mort, et ainsi seul vivant. Mieux dit encore, fondation inébranlable :

« Voici la maladie, l'emprisonnement, la destruction, l'incendie : rien de tout cela n'arrive à l'improviste. je savais bien dans quelle chambrée remuante la nature m'avait enfermé. »

Anecdotes, pour l'importance de personnifier l'idéal :

« Quand on lui annonça le naufrage où tous ses biens avaient sombré, notre grand Zénon dit : "La Fortune m'invite à philosopher plus à mon aise." Un tyran menaçait de mort le philosophe Théodore, et de mort sans sépulture : "Voilà, dit-il, un moyen de t'offrir un plaisir ; tu as un demi-setier de sang en ton pouvoir ; quand à la sépulture, quel sot tu fais, si tu crois qu'il ne m'est pas indifférent de pourrir sur terre, ou dessous." »

Nombreux sont les livres modernes de, disons, développement personnel, qui font l'apologie de pensée positive, en diverses élucubrations qui souvent rivalisent de niaiserie voire d'obscurantisme. Quelques mots de Sénèque qui balaient des bibliothèques :

« Après avoir contemplé toutes choses, il y a plus de grandeur d'âme à ne pas retenir son rire qu'à ne pas retenir ses larmes ; on ne ressent alors qu'une émotion superficielle, et l'on ne pense pas que rien d'important, rien de sérieux, rien de triste non plus puisse résulter de tout l'appareil de la vie humaine. Que chacun se représente une à une les choses qui le rende gai ou triste, et qu'il apprenne ainsi la vérité de ce mot de Bion : "Toutes les affaires des hommes ressemblent au point d'où ils partent, et leur vie n'a rien de plus respectable ni de plus sérieux que leur conception : nés du néant, ils retombent dans le néant." »

Sur quels conseils Sénèque conclut-il ? Tout d'abord, l'équilibre entre l'inclusion dans la société et l'étude solitaire :

« Solitude et société doivent se composer et se succéder. La solitude nous donnera le désir de fréquenter les hommes, la société, celui de nous fréquenter nous-mêmes, et chacune sera l'antidote de l'autre, la solitude nous guérissant de l'horreur de la foule, et la foule de l'ennui de la solitude. »

Que j'aime ces mots. Puis, Sénèque termine sur... une apologie modérée de l'alcool, étonnamment. L'alcool, comme je l'ai vue et continue de la voir : un moyen de parfois nous sortir de nous-même, afin de ne pas risquer de s'y retrouver coincer :

« L'âme doit quitter le train accoutumé, sortir d'elle-même, prendre le mors aux dents et entrainer son cavalier pour le mener là où, de lui-même, il aurait craint de monter. »


mercredi 20 août 2025

Biologie de Campbell #29 - La diversité des végétaux I : la colonisation des milieux terrestres

 

Publié aussi sur le site de la pépinière (vu qu'on passe clairement au végétal).

LES VÉGÉTAUX SE SONT DÉVELOPPÉS A PARTIR DES ALGUES VERTES

De nombreuses preuves morphologiques et biochimiques attestent de cette ascendance, notamment des preuves portant sur les ADN nucléaires, chloroplastiques et mitochondriaux d'un grand nombre de végétaux et algues.

Un grand nombre d'espèces de charophytes (ancêtres des plantes) vivent en eau peu profonde, au niveau des rivages. Dans ce milieu sujet à l'assèchement, la sélection naturelle favorise les individus capables de survivre à des périodes d'immersion partielle. Ils ont notamment évolué une couche de polymère, la sporopollénine, qui permet d'éviter la déshydratation des zygotes (cellule formée par l'union de deux gamètes) suite à l'exposition à l'air.

L'environnement terrestre pour les plantes naissantes s'est accompagné d'avantages (beaucoup plus de lumière, beaucoup plus de CO2, sol des rivages riche en minéraux) mais aussi d'inconvénients (rareté de l'eau, manque du soutien structurel offert par l'eau) qui ont mené à des adaptations évolutives.

Rappelons qu'il ne semble pas y avoir de frontière claire entre les végétaux "officiels" et leurs proches parents les charophytes. La limite qu'on trace entre les deux est forcément arbitraire.

Ceci dit, de nombreuses caractéristiques sont uniques aux végétaux (même tous ne sont pas possédés par tous les végétaux) :

  • Avoir un épiderme recouvert d'une cuticule composée de cire et d'autres polymères afin d'éviter le dessèchement au contact de l'air.
  • Avoir des stomates, pores spécialisés qui permettent la photosynthèse, en facilitant l'échange de CO2 et d'O2 avec l'air ambiant, et l'évaporation d'eau.
  • L'alternance de générations : ce n'est pas forcément très visible, notamment chez les plantes à fleur, mais le cycle de développement de tous les végétaux alterne deux générations d'organismes multicellulaires. Ce sont les gamétophytes (souvent microscopiques et hébergés dans les organes reproducteurs de la plante), et non directement le sporophyte (souvent ce qu'on perçoit comme la "plante"), qui produisent les gamètes. C'est franchement contre-intuitif et je ne rentre pas dans les détails.
  • Les méristèmes apicaux : zones situées aux extrémités croissantes des plantes (racines comprises), là ùu une ou plusieurs cellules se divisent continuellement. Ces cellules produites par le méristème se différencient pour donner les différents tissus de la plante.

Il en existe d'autres, plus compliquées encore.

Si des micro-organismes avaient déjà colonisé la terre ferme il y a 1,2 milliard d'années, les spores des premiers végétaux semblent apparaitre il y a 470 millions d'années. Les fossiles de structures végétales de plus grande taille datent de 425 millions d'années.

Une façon de caractériser les végétaux repose sur l'absence ou la présence d'un réseau complexe de tissu conducteur (ou vasculaire) composé de cellules formant des canalisations dans lesquelles l'eau et les nutriments circulent dans la plante. La plupart des végétaux modernes sont ainsi des plantes vasculaires. Les végétaux qui en sont dépourvus sont souvent qualifiés de bryophytes.

Les vasculaires forment un clade rassemblant environ 93 % de toutes les espèces de végétaux existants.

Je place ci-dessous le tableau qui récapitule la classification des végétaux :

Mais n'oublions pas qu'il existe aussi des lignées disparues.

LES GAMÉTOPHYTES DOMINENT LES CYCLES DE DÉVELOPPEMENT DES MOUSSES ET D'AUTRES PLANTES NON VASCULAIRES

Les mousses sont les bryophytes les plus emblématiques, cependant, certaines plantes communément appelées "mousses" sont en fait des algues rouges, des lichens, ou même des plantes à fleurs. Dans l'histoire évolutionnaire, les mousses pré-datent les plantes vasculaires.

Contrairement à ce qu'on observe chez les plantes vasculaires, dans le cadre de l'alternance des générations, chez les mousses, ce sont les gamétophytes haploïdes (une seule série de chromosomes) qui sont plus gros et vivent plus longtemps que les sporophytes diploïdes (double série de chromosomes, en paires).

Chez les mousses, la germination de la spore produit la plupart temps un filament qui a l'aspect d'une algue verte et qui n'a qu'une cellule d'épaisseur, le protonéma. Il a une surface étendue qui favorise l'absorption d'eau et de minéraux. Quand les ressources sont suffisantes, il émet un "bourgeon" pourvu d'un méristème apical. Celui-ci engendre la structure qui porte les gamètes, le gamétophore, qui est la structure visible. Protonéma et gamétophore constituent ensemble le gamétophyte.

Les gamétophytes n'ont pas de racines, mais des rhizoïdes, qui ne possèdent pas de cellules conductrices spécialisées et n'interviennent que peu dans l'absorption d'eau et minéraux. Leur rôle concerne surtout la fixation de la plante.

J'essaie de simplifier la description de la vie sexuelle des mousses, mais de nombreuses espèces peuvent également se reproduire de façon asexuée.

De toutes les plantes modernes, les bryophytes sont celles qui possèdent les sporophytes les plus petits (la partie de la plante qui est diploïde et qui constitue l'essentiel de la plupart des autres types de plantes). Ils possèdent des plastes (donc sont capables de photosynthèse) et sont généralement incapables de vie autonome, ils restent accrochés à leur gamétophyte maternel, qui fournit les nutriments.

Par exemple, chez les mousses communes qui nous sont familières, le tapis vert est le gamétophyte, haploïde et sont les "feuilles" n'ont parfois qu'une cellule d'épaisseur, et les petites tiges surmontées d'une capsule, qui grimpent en hauteur pour libérer leurs spores, sont les sporophytes, diploïdes.

Ces spores donnent naissance à des gamétophytes mâles ou femelles, et produisent des "tapis de mousse" mâles ou femelles. Les "tapis de mousse" mâles émettent des spermatozoïdes qui ont besoin de se déplacer dans une mince couche d'eau pour rejoindre et féconder l'oosphère des "tapis de mousse" femelles. Après fécondation, une nouvelle tige à spore est créée et le cycle continue.

Grâce au vent et à la légèreté de leurs spores, les bryophytes peuvent se disséminer sur toute la planète. Certaines espèces entrent en symbiose avec des bactéries. D'autres encore peuvent coloniser des milieux extrêmes en tolérant une déshydratation presque complète pour se réhydrater quand de l'eau devient disponible. 

Les mousses du genre Sphagnum (sphaignes) constituent souvent une part importante des dépôts de matière organique à demi décomposée qui forment la tourbe. 

LES FOUGÈRES ET D'AUTRES VASCULAIRES SANS GRAINES ONT ÉTÉ LES PREMIERS VÉGÉTAUX DE GRANDE TAILLE

Les bryophytes ont dominé le monde végétal pendant les premières dizaines de millions d'années de l'existence des plantes, mais aujourd’hui, ce sont les vasculaires qui dominent. Leurs plus anciens fossiles remontent à 425 millions d'années.

Comme c'est le cas pour les bryophytes, les spermatozoïdes des fougères et des autres grandes vasculaires sans graines doivent "nager" dans une mince couche d'eau pour atteindre les oosphères. Ces plantes sont donc dépendantes des milieux humides.  

  • Chez les vasculaires modernes, les sporophytes prédominent dans les cycles de développement ; c'est la partie de la plante la plus volumineuse.
  • Les vasculaires ont deux types de tissus conducteurs : le xylème, qui assure la majeure partie du transport de l'eau et des minéraux, et le phloème, qui distribue les monosaccharides, les acides aminés et d'autres produits organiques de leur lieu de production dans la plante à leur lieu d'utilisation. Le xylème est généralement constitué de cellules lignifiées, donc solides et pouvant résister à la gravité. Cette capacité d'atteindre une grande taille a donné aux plantes vasculaires un avantage évolutionnaire : meilleur accès à la lumière, meilleure dispersion des spores... Ce processus a mené aux premières forêts il y a 385 millions d'années.
  • Les racines sont des organes qui absorbent l'eau et les nutriments provenant du sol. Elles permettent aussi de fixer solidement en place des plantes qui peuvent maintenant atteindre de grandes tailles. Il semblerait que les racines ont été sujettes à un phénomène d'évolution convergente dans plusieurs lignées.
  • Les feuilles sont le principal organe photosynthétique des vasculaires. Les microphylles (410 MA), aux petites feuilles en forme d'aiguille, précèdent les mégaphyles (370 MA), aux feuilles larges et ramifiées.

Je passe sur les détails de la vie sexuelle de ces plantes vasculaires sans graine. Disons simplement que la plupart des espèces sont homosporées (elles ont un seul type de spore qui donne un gamétophyte bisexué).

Panorama rapide de la diversité des vasculaires sans graines :

  • Les lycophytes sont généralement des plantes tropicales épiphytes (c'est-à-dire qu'elles utilisent un autre organisme comme substrat, sans que cela relève du parasitisme) qui croissent sur des arbres. D'autres espèces vivent sur le sol des forêts tempérées. Durant le Carbonifère, cette lignée comprenait aussi bien des plantes minuscules que des géantes dépassant les 40m. Leur diversité a régressé lorsque le climat s'est refroidi. Il en existe aujourd'hui 1200 espèces.
  • Les monilophytes :
    • Les fougères sont bien connues. Certaines peuvent produire plus d'un billion (un million de million) de spores au cours de leur vie. Il en existe plus de 12000 espèces aujourd'hui. Ce sont les vasculaires sans graines les plus répandues.
    • Les prêles. Fun fact : les prêles des champs sont comestibles (d'autre espèces sont toxiques), ça ressemble à des asperges riches en silice. C'est leur tige à spores qu'on mange, pas les feuilles, qui servaient autrefois à aiguiser des lames, car elles sont aussi riches en silice. J'ai quelques bons souvenirs de récoltes de prêles sauvages. Au carbonifère, elles pouvaient atteindre 15m. Aujourd'hui, il n'y en a plus qu'une quinzaine d'espèces, qui vivent en milieu humide.
    • Les psilotes et autres restent des plantes dépourvues de racines.

Les ancêtres de ces plantes modernes ont formé les premières forêts. Elles ont contribué à l'importante diminution de la concentration en CO2 survenue durant le Carbonifère, qui a entrainé un refroidissement global, puis la formation de glaciers très étendus. Les racines des vasculaires sécrètent des acides qui dégradent les roches, ce qui accélère la libération du calcium et du magnésium dans le sol, deux minéraux qui réagissent au contact du CO2 dissous dans l'eau de pluie et forment divers composés stables et à terme s'intègrent aux roches.

Ce sont également ces forêts qui, avec le temps, se sont transformées en tourbe, elle même s'étant transformée en charbon au fil des millions d'années. Ce carbone des forêts des premières plantes vasculaires retourne donc aujourd’hui dans l'atmosphère.

jeudi 14 août 2025

Determined : The Science of Life Without Free Will - Robert Sapolsky

Determined : The Science of Life Without Free Will - Robert Sapolsky

Avant de parler du livre, je vais essayer d'évoquer ce que je porte en moi avant de le lire.

Je suis complètement en accord avec l'idée centrale : le libre arbitre est 100 % une illusion et n'existe pas. Absolument pas. Ceux qui y croient, y croient pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la volonté de comprendre la réalité.

1. Tout ce qui arrive est la conséquence de causes précédentes. Il n'y a pas d'alternative à ce fait. Les choses humaines n'y échappent pas. Les lois fondamentales de la physique, l'évolution, la sélection naturelle, le hasard génétique, le hasard géographique, le hasard culturel, le hasard familial, les mécanismes complexes qui font la machine humaine, du fonctionnement de l'immunité à la régulation hormonale... Tous, nous sommes la somme de ces causes passées. Des machines biologiques.

2. Ce n'est aucunement contraire à l'idée de choix. Oui, les humains font des choix, mais les humains ne sont pas libres de choisir leurs choix, de choisir leurs désirs, de choisir leurs pulsions. Un choix, bien réel, n'est pas moins que le reste déterminé par des causes le précédant. Imaginez revenir dans le passé, au moment d'un choix important : il vous serait impossible d'agir autrement, car vous seriez dans l'exact même état qui a conditionné le choix la première fois. Les causes seraient les mêmes, et les conséquences aussi.

3. Cette réalité est perceptible par une compréhension des connaissances scientifiques, mais aussi, à un niveau plus accessible, par l'introspection. Il est aisé, à mon sens, de percevoir que ce que l'on s'imagine être soi n'est pas aux commandes. Il n'y a rien aux commandes, si ce n'est les causes infinies déjà évoquées. La conscience de soi, bien réelle, est compatible avec ce déterminisme total. Ce soi est la somme de toutes les causes qui l'ont façonné. Ce soi est un résultat, pas une cause. Ce soi est une propriété émergente de la vie complexe parmi tant d'autres. Ce soi est peut-être une impasse évolutionnaire — je ne le souhaite pas.

4.  Il y a des raisons de penser que l'illusion du libre arbitre, à l'image de la religiosité, est un avantage sur le plan de la sélection naturelle. 

5. Cette idée — que le libre arbitre n'existe pas — est un fait amoral.

6. Je ne crois pas que cette idée soit destinée à un grand succès. Peut-être encore moins que l'athéisme, ou l'absence de religiosité. Mais elle mérite de l'être, ne serait-ce que parce qu'elle est (probablement) corrélée à l'éducation et à la compréhension scientifique du monde, qui sont des biens intrinsèques.

C'est peut-être parce que je pars avec déjà un peu de bagage sur la question que je n'ai pas apprécié Determined autant que le livre précédent de Robert Sapolsky, Behave. J'ai eu du mal à rentrer dedans et l'ensemble m'a semblé beaucoup trop long ; il me semble que ces 400 pages auraient gagné à être amputées de moitié. L'idée est simple, et j'ai trouvé que les arguments, par ailleurs hautement pertinents, sont dilués dans de nombreuses digressions superflues. J'ai régulièrement lu en diagonale, mais ce qui m'a plu m'a beaucoup plu.

La science est limpide : l'univers est déterministe. Les choses ont des causes. Pourtant, si la plupart des gens qui s'intéressent à ça acceptent cet état de fait, ça ne les empêche pas d'être des compatibilistes : l'univers déterministe serait, pour une raison ou une autre, compatible avec le libre arbitre. Les incompatibilistes (univers déterministe et libre arbitre sont incompatibles), même si toutes les connaissances pointent dans cette direction, semblent être minoritaires, à la manière de Robert Sapolsky, Sam Harris, ou moi-même.

Si Robert Sapolsky conclut son livre sur une tentative — à mon sens maladroite — de promouvoir l'incompatibilisme comme vision à forte valeur ajoutée sur le plan sociétal, il parvient néanmoins à démontrer — aisément cette fois — que l'histoire du progrès humain est une histoire du recul du libre arbitre. Il utilise les exemples de l'épilepsie, la schizophrénie, l'autisme, les PTSD, etc., pour prouver que ce qui était autrefois envisagé comme relevant du libre arbitre s'est, avec le progrès scientifique, transformé en causes biologiques et sociales ayant des conséquences comportementales.

Causes entrainant conséquences : c'est ce que sont toutes les découvertes.

De causes simples, avec l'aide de la sélection naturelle, peuvent émerger des comportements complexes. L'exemple des abeilles est particulièrement fascinant. Leur comportement complexe est causé par un ensemble de règles simples. La complexité, c'est la quantité. Les abeilles communiquent par une "danse" les coordonnées des sources de nourriture. Chaque abeille qui rentre d'une exploration fait cette danse, et cette danse est perçue aléatoirement (en gros) par les abeilles qui se trouvent être là. Plus la source de nourriture est de qualité, plus une partie de la danse dure longtemps ; l'information de qualité est transmise par la durée. Donc, les abeilles qui dansent à propos de bonnes sources de nourriture ont plus de chance de transmettre cette information que les abeilles qui dansent à propos d'une source de nourriture médiocre, et ces abeilles "convaincues" reviendront elles-mêmes en faisant une danse longue pour signifier la qualité... Autre facteur : plus la source de nourriture est proche, plus les abeilles exploratrices auront l'occasion de passer à la ruche transmettre l'information, et donc plus cette information sera transmise. On voit donc que des règles simples permettent à la ruche d'optimiser son obtention de nourriture sans qu'aucune abeille n'ait eu à prendre la moindre décision. C'est un fonctionnement purement mécanique. L'idée, c'est que les phénomènes émergents complexes qui nous sont plus chers — comme la conscience — fonctionnent d'une façon similaire.

Sapolsky dit un mot sur les défenseurs du libre arbitre qui utilisent des pirouettes relevant de la physique quantique. Ce chapitre m'a ennuyé car il est assez évident que ces explications relèvent de l'arnaque, mais, en gros, les évènements quantiques, qui constituent la fondation de la matière, sont, à l'échelle d'un truc comme un humain, complètement perdus dans le bruit de fond. A grande échelle, la physique quantique devient la physique classique. De toute façons, le déterminisme émerge du hasard. Le hasard n'a rien à voir avec le libre arbitre.

En revanche, j'ai beaucoup aimé le chapitre sur la théorie du chaos, qui pourrait se lire à part avec plaisir. 

On comprend les mécanismes neuronaux qui rendent fonctionnels certains organismes simples (est détaillé le cas d'Aplysia californica). On comprend comment, mécaniquement, ces créatures agissent, et même apprennent en réponse à un environnement changeant. Nous ne sommes pas différents, juste plus complexes, et moins faciles à décortiquer.

We don't change our minds. Our minds, which are the products of all the biological moments that came before, are changed by the circumstances around us. 

mardi 5 août 2025

Des arbres fruitiers dans mon jardin - Jean-Marie Lespinasse & Danielle Depierre-Martin

Article publié sur le site de ma pépinière, et cette fois je vais l'y laisser.

En ce moment, il fait chaud, et ça tombe bien, c'est l'été qu'il y a le moins de choses à faire à la pépinière.

Le matin, tôt, je passe du temps à arroser et à gérer les diverses tâches d'entretien. Parfois, j'y retourne le soir. En journée, ces temps-ci, je prépare les nouvelles fiches produit sur le site, pour toutes les nouvelles espèces et variétés que j'aurai à la vente cette hiver.

Les mirabelles donnent par centaines. Je mange aussi quelques nashis, et les pommes sont presque mûres. J'ai ramassé des poires précoces. Je fais tartes et crumbles. Les petits fruits ont cramé. Les ronces domestiques, les groseilliers, les baies de mai, semblent avoir traversé un incendie.

Tout est extrêmement sec. Pas mal de jeunes arbres plantés sont morts. J'espère qu'il pleuvra en fin d'été, que je puisse faire les greffes en écusson à œil dormant pas trop tard. Il faut que les portes-greffe soient bien en sève, et donc qu'ils aient eu à boire.

Je n'ai pas encore de système d'irrigation autre que mes bras. J'aimerais pouvoir m'en passer, alors je tente une année sèche sans, et on verra si c'est tenable. Je ne crois pas avoir jamais vu l'étang aussi bas. Au moins, je pourrai facilement récolter une partie de la matière organique qui y traine, ça fera de l'amendement.

Il y a plein de libellules. Des insectes me grimpent dessus. Des sauterelles s'accouplent sur les feuilles des scions. Le long du chemin de la pépinière, il y a une zone à menthe, à côté du mûrier pleureur, et à chaque fois que j'y passe, des dizaines de papillons orangés s'éparpillent. 

Chez un voisin qui vient de fêter ses 81 ans, le verger est dans un état de sécheresse qu'il n'a jamais vu auparavant. Je me réjouis d'être un peu plus bas sur la colline. Un autre vieux de plus de 80 ans, qui passe ses journées dans les bois à entretenir un grand verger, projette un système d'irrigation. Avant, me dit-il, il y avait des pluies fiables, l'été. Maintenant, des fois il pleut énormément, et la plupart du temps, ça crame. Il faut que je retourne le voir bientôt, gouter les pêches de vigne, variétés greffées blanches et jaunes — si elles ont survécu.