L'introduction de Ken Liu est brève et pertinente. Elle rappelle que l'occidental moyen a une forte tendance à surinterpréter la SF chinoise comme étant nécessairement subversive, ou critique d'un gouvernement non démocratique, etc. Selon Ken Liu, il faut faire attention à ne pas tomber dans ce piège. J'aurais aimé qu'il développe. Il se trouve d'ailleurs que les deux meilleures nouvelles de ce recueil (à part celles de Liu Cixin) sont des dystopies. Quant à celles de Liu Cixin, elles sont excellentes, mais pas originales en anglais, ce qui est décevant.
CHEN QUIFAN
The year of the rat (4/5) Une nouvelle extrêmement efficace et plaisante sur le plan narratif, mais je ne suis pas certain d'avoir bien saisi le propos. Des étudiants suréduqués mais incapables de trouver un emploi dans une Chine qui ne sait que faire d'eux se portent volontaires pour rejoindre la Rodent-Control Force, la force de contrôle des rongeurs, milice qui chasse et massacre les néorats, de bizarres et artificiels rats géants un peu trop envahissants. On suit sans se forcer ces jeunes gens plonger dans l'horreur, mélange condensé d'Apocalypse Now et Battle Royal : le danger est souvent plus humain que rongeur. Les néorats semblent développer une culture, utiliser des armes chimiques, mais finalement au diable ces étrangetés, toute cette histoire de néorats s'avère n'avoir été qu'un vaste jeu de realpolitik. La fin ne parvient pas à rendre tangibles les enjeux effleurés.
The fish of Qiufan (3,5/5) Un employé de bureau en burnout est envoyé prendre des vacances forcées à Qiufan, une ville au riche héritage mais récemment privatisée et complètement artificialisée. Au fil de son séjour, il réalise cette artificialité : tout ce qui l’entoure n'est qu'esbroufe, mensonges et manipulations au service des mégacorporations qui cherchent à optimiser à l'extrême la productivité de leurs employés. Cette optimisation va jusqu'à expérimenter sur leur perception du temps. Cet élément de manipulation temporelle est amené assez artificiellement, mais j'apprécie les thèmes explorés et la narration est encore une fois plaisante.
The flower of Shazui (2,5/5) Toujours très proprement écrit, et pas sans bonnes idées. On est à Shenzhen, et c'est l'occasion d'un peu d'histoire bienvenue sur la zone économique spéciale qui a forgé le destin de la ville, avec en prime une touche d'espionnage industriel. Dommage que, bizarrement, au lieu de se concentrer sur ces éléments fertiles, la nouvelle traite essentiellement de sujets glauques (pauvreté, prostitution, viol, violence) sans offrit la moindre résolution narrativement satisfaisante. C'est donc vainement glauque.
XIA JIA
A hundred ghosts parade tonight (3/5) Dans une zone touristique aujourd'hui désaffectée et oubliée, des fantômes artificiels trainent leur pénible et vaine existence. Le narrateur est un enfant recueilli par les fantômes, à moins qu'il ne soit lui même artificiel. Le ton se veut lent, intime, touchant, mélancolique, et je suppose que c'est plutôt réussi, mais ça ne me touche pas vraiment.
Tongtong's summer (2,5/5) L'été d'une enfant qui voit son vieux grand-père en fin de vie revenir à la maison. Divers progrès techniques vont l'aider et lui offrir l'opportunité de potentiellement changer le quotidien de tous les vieux : un robot qui peut servir à s'incarner à distance, pour le lien social, le soin, etc. L'idée est assez bien traitée mais guère originale. Le focus de la nouvelle n'est pas tant sur cet aspect légèrement SF que sur l'humain, la perte du grand-père, la mort d'un proche. Pareil, pas forcément mauvais, mais moins unique que la précédente et ça ne me touche guère.
Night journey of the dragon-horse (1/5) Dans un vague futur post-apo, le dragon mécanique de Nantes (oui, celui des Machines de l'Ile) erre vainement et papote avec une chauve-souris. Il ne se passe strictement rien et je ne comprends pas l'inclusion de ce texte soporifique.
MA BOYONG
The city of silence (5/5) De loin la meilleure nouvelle jusqu'à présent. C'est une dystopie classique, presque formulique (comme souvent avec ce genre littéraire), mais bien menée et riche thématiquement. Marchant dans les pas de 1984 en particulier, il y est question de la destruction progressive et finalement totale du langage. Si Orwell avait eu connaissance d'internet, comment aurait-il modifié sa fiction en conséquence ? Ici, l'auteur imagine le web soumis à la même vision totalitaire que celle développée dans 1984. Comme il est beaucoup plus facile de contrôler le langage via des serveurs centralisés et des algorithmes que dans la vie physique, les « autorités appropriées » poussent les citoyens à transférer tout ce qui fait la vie du physique à l'internet. De plus, les progrès techniques permettent petit à petit de contrôler la parole dans le réel aussi, avec l'aide des algorithmes. Dans la course à l'armement entre la censure et les jeux de langage pour la contourner, la censure gagne par toujours plus d'écrasement. Narrativement, quand notre protagoniste trouve une parenthèse libertaire à travers un « club de parole », il va de soi que celui-ci sera victime du talon de fer. La finalité est le silence, et bien sûr en conséquence le silence de l'esprit, car la principale leçon de 1984 est que la parole, le vocabulaire, la syntaxe, créent la pensée.
Dans la petite intro à cette nouvelle, Ken Liu mentionne que dans le texte original, le récit se passait à New York (entre autres auto-censures) pour contourner la censure chinoise. Puis, littéralement trois lignes plus tard, il dit qu'il ne faut pas prendre ce texte pour une « satire » (pourquoi satire ?) du gouvernement chinois. Soit, mais j'aurais aimé qu'il développe cette question.
HAO JINGFANG
Invisible planets (3/5) Je suis partagé. Ce n'est pas une nouvelle, il s'agit en fait de plusieurs micro-fictions rassemblées par leur thème : la brève description de planètes, mais surtout de la culture et de la biologie de leurs habitants. Cette succession est frustrante, on passe si rapidement d'une planète à l'autre qu'il est difficile de s'intéresser à chacune. De plus, la méta-narration qui tente de relier les micro-fictions entre elles est clairement artificielle et superflue. Ceci dit, pris chacun à part, ces textes sont très bons, inventifs et frappants. Mention spéciale à la planète larmarkienne, où chaque individu voit son corps changer en fonction de ses actes répétés, mise en opposition avec une planète darwinienne, mais pas un darwinisme familier.
Folding Beijing (5/5) Tout comme The city of silence, il s'agit d'une dystopie parfaitement classique mais fort bien exécutée. Cette fois, il n'est pas tant question d'extrême oppression que d'inégalités sociales : majorité maintenue dans la misère pendant qu'une minorité d'élites vit fort bien. Comme souvent, cette inégalité est mise en avant à travers une organisation sociale hyperbolique, mais ici plus surréaliste que science-fictive : Beijing est comme installé sur une plaque rotatoire qui se retourne à intervalles réguliers, avec immeubles qui se plient et se déplient, de façon à ce que les trois zones de la ville (deux sur un coté, les élites ayant l'autre côté en entier) se partagent le temps, une partie de la population étant maintenue en sommeil artificiel quand c'est leur tout d'être repliés. C'est complètement invraisemblable mais très marrant, et notre protagoniste, bien sûr, doit se frayer un chemin de la troisième zone vers la seconde puis vers la première. Cette organisation est justifiée par la nécessité économique de maintenir de l'emploi face à une automatisation grandissante, la zone 3 (la plus peuplée) faisant essentiellement du tri des déchets, tri qui pourrait être automatisé si la volonté politique était là. Le fond classique est donc recyclé avec efficacité, et c'est avec plaisir qu'on suit le narrateur à la découverte de ce Beijing pliable.
TANG FEI
Call girl (1/5) Une fille de 15 ans propose ses services à des vieux riches. Pas des services sexuels, non : elle leur offre des... hallucinations bizarres ? des fantômes de chiens ? Incompréhensible.
CHENG JINGBO
Grave of the fireflies (pas fini/5) J'ai eu peur quand j'ai lu l'intro de Ken Liu : les histoires de l'autrice « feature multilayered, dreamlike images connected by the logic of metaphor, dense syntax, and evocative, allusive expressions. » Je traduis ça par : charabia volontairement obscur pour donner une vaine illusion de poésie et de profondeur.
The circle (5/5 avec félicitations du jury, mais...) ...c'est la réécriture d'un chapitre du Problème à Trois Corps. Dans la Chine médiévale, un savant de génie utilise l'ambition démesurée d'un roi pour obtenir trois millions de soldats et fabriquer une machine à calculer avec des humains comme transistors. Mélange de concept captivant rendu aisé à visualiser et de narration efficace qui transcende le concept en l'entremêlant avec les tragédies humaines de l'ambition, la démesure, la trahison, la cruauté, la sincère quête du savoir... Excellent, mais ça fait que les deux textes de Liu Cixin du recueil ne sont pas originaux en anglais. Je comprends la démarche éditoriale (Liu Cixin fait vendre — à juste titre), mais c'est c'est moyennement honnête.
Taking care of God (5/5 avec félicitations du jury) Nouvelle déjà lue dans le recueil The wandering Earth. Je crois que je l'ai encore plus appréciée cette fois, notamment parce que j'ai pu percevoir le lien avec la théorie de la Forêt Sombre développée dans la trilogie du Problème à Trois Corps. Elle n'est pas explicitée ici mais les révélations finales prennent d'autant plus d'ampleur quand on l'a en tête. Encore une fois, Liu Cixin parvient brillamment à marier gigantesques concepts et perspective empathique.