lundi 20 avril 2020
To Rouse Leviathan - Matt Cardin
To Rouse Leviathan (2019) de Matt Cardin est un long recueil qui s'inscrit profondément dans l'héritage lovecraftien, mais avec une vision très personnelle : c'est comme si la nature ultime de la réalité était un chaos aveugle, un trou noir, ou la mort thermique de l'univers, et que cette réalité se frayait de façon claire et directe un passage dans le monde des protagonistes. J'aime cette approche. Le recueil est divisé en trois parties, et s'il n'y avait eu que la première, j'aurais été très satisfait : c'est bien écrit, original, et les connaissances théologiques de l'auteur donnent à l'ensemble un ton unique. Notes of a Mad Copyist est particulièrement excellente. Dommage que la suite, en plus d'offrir des histoires globalement inférieures sur le plan de la puissance narrative, lasse en rabâchant les mêmes thèmes avec les mêmes effets.
La première nouvelle, An Abhorrence to All Flesh, commence commence tout à fait dans cette veine religieuse. Un narrateur classique pour ce type de littérature (un écrivain cultivé et prétentieux) rend visite à un vieil ami. Avec quelques autres connaissances, ils vont discuter d'un culte méconnu qui prétend connaitre la véritable nature de Dieu. La narration fonctionne parfaitement et il y a quelques très jolis morceaux d'horreur cosmique, jusqu'à une conclusion où le chaos et l'entropie se fraient littéralement un passage dans le monde de narrateur. Ce sera un thème récurrent. On continue avec Notes of a Mad Copyist et, vraiment, c'est encore meilleur. Dans le monastère du Mont-Saint-Michel, à une époque indéterminée, un moine copiste vit une révélation. Une révélation non pas divine, mais de ce qui se cache derrière le divin. L'écriture est superbe, encore une fois emprunte d'un puissant héritage théologique, et à nouveau le chaos, le néant, s'infiltrent dans le réel. C'est presque comme une crise nihiliste poussée à l’extrême, sauf le néant a quelque chose de tangible, d'expérienciel, et peut-être même de vivant. On passe à un format plus court avec The Basement Theater, où le narrateur se retrouve régulièrement projeté dans un théâtre où un auteur écrit la pièce de sa vie. Même chose, c'est l'analogie d'une intense crise psychologique, de la dépression, pourrait-on dire, l'existence devenant une chose distante qui se déroule d'elle-même, sans lien avec un potentiel soi. If It Had Eyes revient sur le thème de la révélation, cette fois d'un artiste, un peintre. Il veut peintre le brouillard, et il y parvient, jusqu'à devenir le brouillard. Dans Judas of the Infinite, le narrateur n'est rien moins que Dieu. En voulant venir en aide à un ancien moine devenu clochard à la suite d'une sombre révélation (encore), Dieu se rend compte que cette sombre révélation est réelle et, malgré sa divinité, il se fait dévorer par un néant plus grand que lui.
Dans Teeth, on trouve la première mention explicite de Lovecraft. Est d'ailleurs citée la fameuse introduction de L'Appel de Cthulhu. C'est une erreur à mon sens, parce que malgré le génie de cet incipit, il est devenu aujourd'hui un lieu commun de la littérature fantastique. Sinon, la nouvelle, qui brasse assez large en allant piocher aussi chez Nietzsche ou Schopenhauer, reste sur les mêmes thèmes : il existe une réalité cachée qui, si la curiosité humaine s'y aventure, détruit la raison. Pas mauvais, mais un peu en deçà du reste à cause d'une exécution moins originale : professeur d'université, livre dangereux et plongée dans la folie. Ceci dit, on y trouve toujours de beaux passages nihilistes. The Stars Shine without Me parvient a bien retranscrire le ton général du recueil dans le monde du travail de bureau et peut se lire comme une vision de l'aliénation infligée par un travail quotidien absurde. Dommage que l'ensemble reste flou et manque d'impact. Même problème pour Desert Places : le narrateur est replongé dans un triangle amoureux et spirituel qu'il avait fui trois ans auparavant, et la très bonne écriture de Matt Cardin, qui offre toujours quelques passages forts, ne parvient pas à camoufler une certaine absence de densité narrative. Blackbrain Dwarf s'attaque de nouveau à la vie quotidienne, à l'american way of life. Un jeune avocat prometteur a des sortes de crises de schizophrénie, ou peut-être de contact avec un ailleurs, qui le poussent foutre en l'air sa belle vie. Ça fonctionne plutôt bien, et Nightmares, Imported and Domestic, continue dans cette veine en se rapprochant plus encore de la partie onirique de l’œuvre de Lovecraft. On ne sait trop ce qui est réel entre la vie de ce peintre d'un monde parallèle et cet homme banal de notre monde qui hante ses rêves. Dommage que ça s'éternise un peu trop et que le propos reste flou. On passe avec The Devil and One Lump dans du pur méta. Le narrateur est un avatar de l'auteur, un écrivain de littérature horrifique à tendance religieuse, et un beau matin, après une cuite, il trouve Satan dans son salon. L'entité Miltonienne lui reproche d'avoir dans son œuvre mis les pieds là où il ne fallait pas et d'avoir peiné les sentiments de Dieu. Les pas de côté méta sont un classique de cette littérature post-lovecraftienne, et celui-là fonctionne très bien et apporte un peu de légèreté et d'humour dans un recueil assez, disons, pesant. The God of Foulness commence bien : un étrange culte semble se répandre, un culte qui vénère les maladies, et en particulier le cancer. Le narrateur, journaliste, enquête. On plonge rapidement dans une cosmologie lovecraftienne, mais l'auteur a le bon goût de ne pas citer de noms. Dommage qu'on sombre finalement dans un schéma classique : rituel et retournement du narrateur. C'est d'autant plus discutable que sous la plume de Matt Cardin les entités lovecraftiennes, notamment Azathoth (dont le nom n'est pas cité), semblent s'intéresser de près aux humains, ce qui contredit tout leur symbolisme.
Chimeras & Grotesqueries est sans doute le moins bon texte jusqu'à présent : un clochard commente les phénomènes bizarres qui prennent place dans la ville autour de lui. Assez soporifique, d'autant plus que le procédé du manuscrit trouvé, avec fausse préface, est ici parfaitement inutile. Prometheus Possessed secoue un peu tout ça en nous projetant dans un futur dystopique, changement bienvenu. Dans un monde d'hypercontrôle aux normes très strictes de santé mentale, la corruption de l'esprit se répand proportionnellement aux efforts accomplis pour l'annihiler. Dommage : si la forme semble fraiche au début, le propos est finalement identique. Je n'ai pas lu The New Pauline Corpus. Dès les premières pages, j'ai été écœuré par cette purée théologico-nihiliste embourbée dans l'héritage lovecraftien. A Cherished Place at the Center of His Plans conclut le recueil. C'est une nouvelle assez longue, qui évoque encore un peintre, hélas sans mener à grand chose d'intéressant.
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