Une nouvelle écrite en décembre 2019. J'ai voulu retrouver le ton de ce
fantastique du début du vingtième siècle qui était indistinct de la
science-fiction. En conséquence, le résultat est peut-être un peu
convenu, mais je n'en suis pas mécontent.
Mikalojus Konstantinas Ciurlionis - 1909 |
Mon ami Somers avait toujours été un homme peu ordinaire. Quand nous étions jeunes et passions de longues heures sur les bancs de l’université, il ne participait pas à la vie étudiante. La plupart des gens que je fréquentais aimaient chaque semaine occuper de nombreuses soirées à se détendre, de façon parfois répréhensible, mais pas lui. Je ne crois pas l’avoir jamais vu boire un verre d’alcool ni fumer la moindre cigarette. Il vivait en ascète. Pendant que d’autres s’amusaient, il conservait son habituel masque d’austérité et restait dans sa mansarde, occupé le plus souvent à lire ou à écrire.
Notre amitié s’explique certainement par ma curiosité. Ayant deviné en lui un caractère inhabituel, je décidai un jour, entre deux cours, de l’aborder. Il fut tout d’abord surpris, puis méfiant, avant de se détendre. Il remarqua rapidement que, si je n’avais pas son érudition, j’étais néanmoins un polymathe né. Plus important encore, j’avais une forte capacité d’écoute. Avec moi il pouvait disserter pendant des heures entières sur les sujets les plus divers. J’y prenais un plaisir sincère tant son esprit m’émerveillait. Quand je le quittais et me retrouvais en compagnie de gens ordinaires, il me fallait toujours un certain temps pour me réhabituer. Car passer une soirée à discuter avec Somers, c’était comme partir en voyage vers de lointains pays qui recelaient des merveilles insoupçonnées. Mais parfois ces merveilles étaient inquiétantes, à la façon d’une jungle inexplorée, et je me couchai plus d’une fois avec des remords à me laisser si facilement prendre dans sa toile. Mais après une nuit réparatrice, mes doutes étaient oubliés, remplacés par de nouveaux élans de curiosité et de fascination envers cet homme étrange.
S’il avait d’autres amis que moi, je ne les ai jamais rencontrés.
Les années passèrent et nos vies prirent des chemins différents. Je me mariai et trouvai un emploi stable, bien rémunéré mais fort peu excitant. Somers, lui, choisit une autre voie. Celle de la marginalité.
Malgré sa vie monastique, ou peut-être à cause d’elle, il devait avoir une certaine indépendance financière. Il continua ses lectures et voyagea dans les endroits les plus invraisemblables. Inévitablement, nous nous éloignâmes. Malgré la distance, je pensais souvent à lui. Ma vie était confortable mais banale et il représentait pour moi une sorte d’idéal lointain et romantique : un homme qui vivait selon ses propres termes, qui n’avait peur ni de la solitude ni de la radicalité. J’avoue que je ressentais une certaine envie. J’étais persuadé qu’il m’avait oublié.
Je fus donc surpris quand, le 8 mai 1937, je reçus une lettre qui portait son nom. Nous ne nous étions pas vus depuis trois ans. J’ouvris l’enveloppe et lus son message avec curiosité. Dès les premières lignes, je ne pus m’empêcher de sourire. Somers n’avait jamais aimé respecter les codes de la politesse. Il me saluait à peine et ne me posait pas la moindre question. Il se contentait de m’expliquer qu’il vivait désormais à la campagne, dans une maison isolée, pour s’adonner à certaines activités qui nécessitaient un environnement calme et une absence de voisins curieux. Il m’invitait à venir lui rendre visite. J’en fus très heureux et décidai instantanément d’accepter. Mais l’une des dernières phrases me fit froncer les sourcils. « C’est sans doute la dernière occasion de renouveler nos discussions, car les conséquences de mes projets nous éloigneront définitivement. » Que voulait-il dire par « éloigner » ? Et par « définitivement » ? S’apprêtait-il à déménager à l’autre bout du monde ?
Je pris mes dispositions pour le rejoindre sous peu. Ma femme avait déjà rencontré Somers et elle voyait mon affection pour lui comme une extravagance douteuse. Elle me laissa partir comme on accorde un tour de manège à un enfant. Le voyage en train dura trois heures, que je passai essentiellement à rêvasser en regardant la campagne verdoyante défiler par la fenêtre. Je descendis à la gare où Somers devait me rejoindre. Les quelques autres voyageurs se dispersèrent rapidement et je m’installai sur le parvis, bien en évidence. La petite ville sous mes yeux n’était pas très vivante. Je ne voyais devant moi pas d’autre commerce qu’une unique boulangerie et le calme ambiant me fit un effet étrange. Je n’avais pas quitté la ville où j’avais creusé mon terrier depuis longtemps déjà, sauf pour aller dans d’autres villes du même genre, et je remerciai intérieurement Somers de m’offrir l’occasion de changer d’air. J’attendis une bonne demi-heure et commençai à frissonner malgré le soleil printanier quand une voiture crasseuse vint s’arrêter non loin. Quelqu’un en sortit et se dirigea dans ma direction. Je ne reconnus pas Somers avant qu’il soit à cinquante centimètres de moi. En effet, il avait drastiquement changé. Jusque-là je croyais que les années avaient été sévères envers moi, mais mon embonpoint n’était rien par rapport aux décennies qui semblaient s’être précipitées sur Somers en trois ans seulement. Il était devenu chauve. Sa tignasse noire s’était tout simplement évaporée. Son corps accusait une maigreur qui m’inquiéta. Peut-être avait-il des problèmes de santé. Mais le pire, c’était son visage.
Somers prit la parole à sa façon habituelle, sans prendre la peine de me saluer.
— Eh oui, Gilbert. C’est bien moi.
Ma stupéfaction devait être évidente. Je ne pus pas lui répondre tant j’étais fasciné par son visage. Il avait les rides d’un vieillard, ce qui était déjà invraisemblable, mais ce furent les cicatrices qui me choquèrent le plus. À vrai dire, il était difficile de faire la différence entre les rides et les cicatrices. On aurait dit qu’il avait dormi sur un oreiller de barbelés.
— Somers, parvins-je enfin à bafouiller, mais qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Il ne répondit à ma question que par un sourire énigmatique avant de se courber pour ramasser ma valise et la rentrer dans la voiture.
— Nous aurons le temps de parler, dit-il.
Je montai à ses côtés et nous ne tardâmes pas à sortir de la ville. Somers parut soulagé quand nous ne fûmes plus entourés que de bois et de champs.
— Gilbert, dit-il soudain, parle-moi de ta vie.
Je me tournai vers lui avec surprise. La relation entre Somers et moi avait toujours été asymétrique. Pour dire les choses plus simplement, il parlait et je l’écoutais. N’allez pas croire que je m’en plaignais, bien au contraire. Avoir un ami comme Somers était une chance et je ne pouvais pas lui en vouloir de se laisser emporter par son enthousiasme passionné, d’autant plus que je savais avec quasi-certitude qu’il n’avait personne d’autre à qui ouvrir son âme. Je me contentais habituellement de remarques, de questions et de calembours — nous avions le même humour. Jamais il ne m’avait interrogé aussi explicitement sur mon existence. Je lui répondis tant bien que mal et lui parlai de mon quotidien, de mes fréquentations, de mon travail et de mes lectures. Au bout d’un moment je ne sus plus quoi raconter, mais Somers restait silencieux, comme s’il attendait que je lui en dise plus. Je ne pus résister plus longtemps et lui demandai :
— Somers, tes cheveux, ton visage, que t’est-il arrivé ?
— Es-tu satisfait de ta vie, Gilbert ? Je ne parle pas de bonheur, mais de satisfaction.
Je soupirai de frustration.
— Je ne sais pas, dis-je. Je crois que je suis satisfait, oui. Mais, pour être parfaitement honnête, je suis à la fois satisfait et insatisfait. Disons que tout va bien, je vis confortablement, j’ai des amis, mais vraiment, est-ce qu’un homme satisfait irait poser un congé sans solde pour rendre visite à un inadapté farfelu comme toi ?
Somers rit doucement et alors que je me tournai pour observer son visage, une impression vague me glaça le sang. Tout d’abord, je ne sus pas pourquoi. Je voyais son visage de profil et il se découpait contre la verdure qui défilait au bord de la route. C’était difficile à saisir, mais je finis par comprendre : son rire n’était pas en harmonie avec ses mouvements. Je pouvais voir son corps presque squelettique s’agiter au rythme de ses ricanements, mais les sons qui sortaient de sa bouche ne semblaient pas coordonnés avec les soubresauts de son torse.
Il quitta un instant la route des yeux et se tourna vers moi.
— Je suis content de te revoir, dit-il.
Il esquissa un hochement de tête et m’accorda un demi-sourire avant de se préoccuper à nouveau de la route. J’aurais dû être heureux des quelques mots qu’il venait de prononcer : je ne crois pas me souvenir qu’il ait déjà évoqué notre amitié. Je suppose que c’était un grand pas en avant dans notre relation. J’aurais aussi pu m’étonner de le voir faire preuve d’autant de chaleur humaine. Mais ces considérations étaient enfouies sous une seule et unique pensée : il y avait un décalage entre les mouvements de ses lèvres et le son de sa voix. Un décalage suffisamment léger pour ne pas m’avoir sauté aux yeux instantanément, alors que j’étais encore sous le choc de son visage ravagé. Mais ici, dans le calme de la voiture, après m’être habitué à ses nouveaux traits, c’était immanquable.
J’en avais le souffle coupé. Je continuai à le fixer pendant que mon esprit cherchait frénétiquement une explication rationnelle. En vain.
Je sortis de ma stupeur quand Somers fit tourner la voiture dans un chemin de terre battue.
— On y est presque, dit-il.
Je m’efforçai de ne pas le regarder et de me concentrer sur le paysage. Nous arrivâmes quelques instants plus tard devant une petite maison. Elle était presque exactement telle que je l’avais imaginée : isolée, peu entretenue, recouverte de lierre, mais dégageant un charme certain. Le soir commençait à tomber et la campagne prenait des teintes presque inquiétantes pour moi qui étais depuis trop longtemps un citadin. Somers me fit visiter et me montra ma chambre. Il alluma un feu dans le salon, déboucha une bouteille de bon rouge et partit en cuisine préparer une collation qui servirait de dîner. Pendant ce temps j’examinai les lieux. La pièce était spartiate. Une vingtaine de livres de science et de philosophie étaient posés sur la table basse. C’était bien trop peu pour Somers. Il devait avoir une véritable bibliothèque quelque part. Les flammes grandissaient dans la cheminée et je remarquai pour la première fois une porte en bois sombre, sous l’escalier qui menait à l’étage. Le sous-sol, certainement. Voilà qui expliquait peut-être le dénuement du reste de la maison. Somers revint bientôt avec de quoi nous sustenter. En mangeant et en buvant nous discutâmes de choses et d’autres. Ce fut une conversation étonnamment normale — deux vieilles connaissances réunies au coin du feu — mais Somers avait l’air malicieux d’un enfant qui a volé quelque breloque et qui se réjouit de la connaissance secrète qu’il a de son méfait. Et à chaque fois qu’il parlait, cet étrange décalage était toujours présent. Cependant, après plusieurs verres, j’en vins à me demander si mon imagination ne me jouait pas des tours. Au bout de quelques heures un silence tomba entre nous. Nous passâmes cinq minutes à observer les flammes frémissantes et à siroter la fin de la bouteille. Puis Somers se leva soudain.
— Il est temps que je réponde à tes questions. À propos de mon visage.
Il avait perdu son sourire et ses traits étaient l’incarnation même du sérieux. Mais je crus y déceler une touche de mélancolie. Comme je m’y attendais, il se dirigea vers la porte du sous-sol et je le suivis. Il l’ouvrit et révéla un puits noir devant lequel je me sentis soudain pris de vertige, mais il actionna un interrupteur et un simple escalier de pierre apparut sous la lumière orangée des ampoules accrochées au plafond. Somers ouvrit la voie. Je fus frappé par un autre détail inexplicable. Je voyais Somers de dos et quelque chose dans ses mouvements me parut anormal. Ses pas étaient, comment dire ? Saccadés ? Discontinus ? Il me semblait que, d’après la position de ses jambes, il n’aurait pas dû tenir en équilibre. Puis, pendant une fraction de seconde, j’eus une vision impossible : Somers venait de lever sa jambe gauche avant que l’autre ne se soit posée au sol. Ses deux pieds étaient à quelques centimètres au-dessus des marches. Je me frottai les yeux et tout redevint normal. Je mis mon trouble sur le compte du vin.
Nous arrivâmes dans la cave. Elle était plongée dans les ténèbres et Somers se tenait à côté d’un interrupteur. Je m’étais attendu à une atmosphère froide et humide, mais l’air semblait sain et je devinai que mon ami devait passer beaucoup de temps ici. Somers me regarda, sourit et actionna l’interrupteur. La cave s’illumina. Elle était voûtée, large d’environ six mètres et longue d’une dizaine. Le côté droit était recouvert de bibliothèques qui débordaient de livres. Sur le côté gauche, une vingtaine de caisses en bois servaient de pépinières à de nombreuses variétés de champignons aux formes et aux couleurs variées. Juste devant nous se dressait un épais bureau en bois massif, submergé de documents et d’ouvrages ouverts. Mais le clou du spectacle, la grande œuvre de Somers, trônait plus loin, au fond de la cave. C’était un fauteuil de métal surplombé de centaines de tubes métalliques, apparemment ordonnés selon des règles géométriques strictes, qui naissaient du plafond et menaient tous au fauteuil. Mais une chose en particulier m’étonna : sur le côté du fauteuil, relié à lui par des attaches articulées, se trouvait une sorte de cage en métal. Elle avait grossièrement la forme d’un corps humain. Je devinai que celui qui s’asseyait dans cet invraisemblable trône devait faire basculer la cage sur lui.
— Magnifique, dit Somers, n’est-ce pas ?
Je me tournai vers lui, consterné.
— Mais qu’est-ce que c’est ?
— La porte vers une existence supérieure.
Je le regardai en silence. Toujours ce décalage entre ses mots et ses lèvres.
— Tu me connais, reprit-il. Je suis un insatisfait invétéré. J’ai passé toute ma vie dans une quête radicale de connaissance. Mais au fil des années le monde est devenu trop étroit pour moi. Alors j’ai tourné mon regard vers un autre monde, un monde plus vaste. Oh, je ne suis pas le premier à m’y être intéressé. Laisse-moi te donner une analogie. Une souris est une géante pour un cafard et même un monstre inimaginable par rapport à une bactérie. Mais quand une souris croise un homme, que voit-elle ? Une montagne en mouvement. Et la souris peut-elle imaginer ce qu’est une planète ? Ce qu’est l’univers ? Certainement pas. Gilbert, comprends-le bien : nous sommes cette souris. Nous sommes aveugles à la plus grande partie de la réalité. Nous sommes incapables de percevoir les montagnes qui marchent au-dessus de nous. Quand j’ai commencé à être las des livres, las des peuples et de leurs superstitions, je me suis tourné vers mes propres sens. J’ai essayé la mescaline et d’autres substances artificielles. Pas mal, pas mal, un bon début. Mais rien ne vaut les champignons, Gilbert. Les champignons sont des guides, ils ouvrent des fenêtres. Non, même pas des fenêtres : des fissures, des meurtrières. Moi, je veux ouvrir une porte. Tu comprends ? Je veux ouvrir une porte pour rejoindre le monde que j’ai aperçu par les meurtrières. Pour rejoindre ceux à qui j’ai parlé à travers les meurtrières.
Il se tut un instant pour laisser à ses paroles le temps de se frayer un chemin jusqu’à ma conscience réticente. Son regard était inflexible.
— Ils m’ont expliqué comment construire une porte, continua-t-il. Ce que tu vois au fond de la cave, c’est la porte. Elle tire son énergie des éclairs qui viennent frapper le paratonnerre. C’est de là que viennent mes cicatrices. Ce sont des brûlures subies au cours des essais. C’est comme ça que j’ai perdu mes cheveux.
J’étais stupéfait. Était-il devenu fou ?
— Cette histoire d’éclairs, dis-je bêtement, c’est comme dans Frankenstein ?
— Non ! éclata Somers. Je n’ai rien à voir avec ce stupide film. Et d’ailleurs, dans le roman, il n’est pas question d’éclairs. Je n’ai rien à voir non plus avec ce roman. Chercher l’origine du principe de la vie, hein ? Créer un être humain ? Des bêtises ! Qui se soucie de la vie humaine, de nos jours ? La vie est une banalité qu’on donne ou qu’on prend en claquant des doigts. Non, Gilbert, je veux bien plus que la vie. Mais viens, remontons. C’est assez pour ce soir.
Je le suivis à l’étage. Ne sachant pas comment réagir, je restai muet et essayai de ne pas regarder ses jambes dans l’escalier.
— Je sais que tu as des doutes, dit-il devant la porte de ma chambre. C’est normal. Mais, ce soir, avant de t’endormir, songe à ceci : pourquoi y a-t-il, depuis trois mois, des orages riches en éclairs, juste au-dessus de ma propriété, plusieurs fois par semaine ? Est-ce que tu peux expliquer ça ?
— Un microclimat, sans doute, dis-je mollement.
— Non, Gilbert. Je t’ai dit que j’ai réussi à contacter des êtres au-delà du voile de notre aveuglement. Ces orages, ces éclairs, ce sont eux qui me tendent la main. Bonne nuit.
Et il s’éclipsa.
Je m’assis sur le lit et réfléchis à tout ce que je venais d’apprendre. Somers était certainement fou. Mais peut-être sa machine fonctionnait-elle à moitié, peut-être captait-elle véritablement l’énergie des éclairs ? Je l’imaginai assis dans son trône de métal, électrocuté et brûlé par la force des orages. Je frissonnai. Il avait dû brûler plus que sa peau. Mais comment expliquer les bizarreries de sa parole et de ses mouvements ?
Pour essayer de me changer les idées, je pris dans ma valise l’un des livres que j’avais amenés avec moi : Alastor, ou le génie de la solitude, de Shelley, en édition bilingue. Étonnamment approprié. Je m’installai sous mes draps et commençai ma lecture. Dans le poème, Alastor est un poète insatisfait qui parcourt le monde à la recherche de « vérités inconnues en des terres inexplorées » jusqu’à ce qu’une vision lui fasse désirer un idéal plus vaste encore. Alastor devient ensuite un homme errant, égaré, amaigri, consumé par sa souffrance. Ce soir-là, je quittai le génie de la solitude alors qu’il s’élançait à bord d’une barque sur un océan impétueux et malmené par les tempêtes.
Je posai le livre sur la table de nuit. Oui, une lecture appropriée.
Le lendemain matin, après une nuit agréable, je descendis dans le salon et me préparai mon petit-déjeuner. Somers n’émergea qu’un peu plus tard et je devinai qu’il avait dû passer une partie de la nuit à travailler. Néanmoins, il était rayonnant et il me proposa de passer la journée à marcher dans la campagne. Il connaissait un petit lac à côté duquel nous pourrions pique-niquer et je m’empressai d’accepter. Nous sortîmes. Le temps était resplendissant et j’observai le paratonnerre qui surplombait le toit. Je ne l’avais pas remarqué la veille, dans la pénombre du soir.
Je ne peux repenser à cette journée sans ressentir un certain regret. La campagne était idyllique et malgré les regards hostiles de quelques paysans (« à cause des éclairs », m’expliqua Somers) nos pérégrinations me procurèrent un grand plaisir. Nous marchâmes dans les bois et les prairies et longeâmes une rivière agréablement paisible. Nous vîmes des lapins, des écureuils et même une biche. Mais, plus que tout, je jouissais de la compagnie d’un ami. Somers était plus ouvert que jamais et s’il ne manquait pas de me parler de ses aventures — physiques et intellectuelles — j’étais moi aussi bavard. J’évoquais longuement les petits drames de la vie quotidienne avec ma femme et les mondanités de la ville. Il riait beaucoup, car je crois que pour lui ces choses banales étaient du plus grand exotisme. Pendant les moments où nous restions silencieux, je me reprochai notre trop longue séparation et me promis de ne pas la laisser se renouveler. Somers avait certainement ses fantaisies, mais je tenais à lui. Et en effet, je n’ai jamais retrouvé une amitié aussi candide.
Le soir approchait et après toute une journée passée ensemble, je ne voyais plus la discordance entre ses paroles et les mouvements de ses lèvres ni les aberrations de ses mouvements qui m’avaient tant frappées. J’étais convaincu que ces choses n’étaient que des illusions psychologiques de ma part et je décidai de lui en parler, sur le ton de l’humour.
— Tu n’as pas eu d’illusions, dit-il avec calme. Ce sont simplement les symptômes de mes expériences. Pour être plus clair : j’ai déjà un pied dans l’embrasure de la porte.
Mon sourire s’effaça.
— Je ne suis pas sûr que ce soit plus clair, dis-je.
— Une partie de moi est déjà dans cet ailleurs. Le reste ne va tarder à la rejoindre.
Ce fut la fin de notre belle journée. Je ne savais plus quoi penser et une certaine gêne s’installa entre nous pendant le dîner. Mais avec le recul, je me rends compte que la gêne n’était que de mon côté : Somers était simplement plongé dans ses pensées. Aujourd’hui, je regrette ma réaction. Si j’avais su ce qui allait suivre, si j’avais accepté le fait que ses propos avaient peut-être un fond de vérité, j’aurais pu en parler avec lui en détails. J’aurais pu essayer de comprendre et lui témoigner mon amitié une dernière fois. Mais j’étais sceptique et troublé. Je me retirai dans ma chambre de bonne heure et Somers me salua avec une solennité inhabituelle.
Je n’étais pas d’humeur à me replonger dans Alastor. J’avais, au contraire, une puissante envie de normalité. Je m’assis à la petite table et passai plusieurs heures à écrire des lettres à ma femme et à quelques autres proches. Je ne rentrais pas dans les détails concernant Somers et me contentais de décrire avec grandiloquence les charmes de la campagne. Au bout d’un moment, un orage éclata. Étonné, j’allai voir à la fenêtre. Il tombait une pluie battante et je ne vis aucune étoile. La nuit était noire comme du charbon. Il ne m’avait pas semblé que le temps s’apprêtait à changer mais, après tout, je n’étais pas météorologue. Je retournai à mon écriture. Un quart d’heure plus tard environ, trois choses arrivèrent exactement au même instant : un éclair illumina la nuit, un coup de tonnerre colossal retentit et ma lampe de bureau s’éteignit. Je tâtonnai quelques instants dans le noir en poussant des jurons jusqu’à trouver ma boite d’allumettes. J’en allumai une et dénichai une bougie dans un tiroir. Je sortis dans le couloir, ma torche improvisée à la main, en appelant Somers. J’allai frapper à la porte de sa chambre, sans réponse. Je l’entrouvris et constatai qu’elle était vide. Il n’était pas non plus dans le salon ou dans la cuisine et j’imaginai qu’il devait certainement travailler au sous-sol. Jusque-là, je ne soupçonnais rien d’inquiétant. Après tout, ce n’était qu’une coupure d’électricité. Ce fut un détail à priori insignifiant qui m’alarma. Il ne s’était pas écoulé cinq minutes depuis l’éclair et je remarquai soudain qu’il ne pleuvait plus. Je m’approchai d’une des fenêtres du salon et regardai dehors. Les étoiles brillaient tranquillement au-dessus d’une nuit claire. Il n’y avait plus le moindre nuage.
Encore aujourd’hui je ne sais pas quoi penser. J’ai consulté de nombreux ouvrages de météorologie, sans trouver de réponse satisfaisante. Je suppose que les orages peuvent en effet apparaître et disparaître soudainement. J’ai aussi parlé avec quelques paysans des environs qui ont confirmé ce que Somers m’avait dit : depuis trois mois, une quantité invraisemblable d’orages frappait les environs. Des orages qui naissaient et s’évanouissaient comme s’ils obéissaient aux claquements des doigts d’un dieu inconnu. Ces orages étranges cessèrent de se manifester après cette nuit-là.
Ma bougie à la main, je faisais face à la porte du sous-sol. J’inspirai profondément et descendis. Je savais plus ou moins consciemment ce que j’allais trouver. Je manquai plusieurs fois de trébucher et j’allumai plusieurs bougies à moitié consumées posées un peu partout, comme s’il était habituel que l’électricité soit coupée. Au-delà du bureau, des caisses à champignons et des bibliothèques, se trouvait l’étrange machine de Somers. Il était assis dans le trône et la cage de métal épousait les formes de son corps. Le souffle coupé, je m’approchai et vérifiai son pouls. Mort, bien sûr. Le métal était encore chaud.
Peut-être aurai-je dû m’élancer dans la nuit pour chercher une maison équipée d’un téléphone et appeler une ambulance ou la police. Mais je me contentai d’allumer un grand feu dans le salon. La police pourrait bien attendre le matin. Je restai longtemps à fixer l’âtre avant d’aller chercher Alastor. Je terminai le poème à la lueur des flammes. Le solitaire Alastor survit à la traversée de l’océan agité par les tempêtes et continue son exploration des terres vierges. La mort s’empare de lui, mais son sort reste incertain. J'aime imaginer qu'il parvient à dépasser les frontières de la réalité commune et ainsi à trouver ce qu’il cherchait avec tant d’avidité.
Je me permets encore une fois de commenter votre nouvelle que je trouve très bien écrite. Le style, sobre et efficace, correspond bien aux textes fantastiques des années trente. Somers m'a fait penser au poète Henri Michaux, consommateur de mescaline mais buveur d'eau (d'ailleurs, vous écrivez au début de la nouvelle que Somers ne boit jamais de vin, puis il apporte finalement une bouteille de rouge au milieu de la nouvelle…) et partageant le même physique inquiétant que votre personnage.
RépondreSupprimerMerci pour le commentaire ! Je ne connais pas bien Henri Michaux, mais son physique irait bien au personnage. Quant à la bouteille de vin, en effet, le narrateur devrait peut-être glisser quelques mots d'étonnement face à cet autre changement chez son ami.
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