mercredi 15 avril 2020

Sous la glace

Une toute petite nouvelle écrite aujourd'hui. C'est une histoire qui trotte dans ma tête depuis des années et j'ai déjà fait plusieurs tentatives pour l'écrire, il y a longtemps. Cette version est extrêmement courte, mais au moins, elle est terminée.

Samuel Birmann - Source de l'Arveron

C’est un rêve que j’ai fait des centaines de fois à présent. Je me tiens dans un paysage noir et désolé, il semble faire jour, mais le soleil est hors de vue. Un peu plus loin, après une plaine de roche noire, se dresse un immense glacier, pâle et immobile. Ce glacier m’attire. Je fais un pas vers lui, puis un autre, et je ressens soudain une sorte de tremblement de terre qui résonne rythmiquement, boum, boum, boum. Ensuite, je me retrouve devant le glacier, devant un trou dans la glace où s’agitent des lueurs indescriptibles. C’est à ce moment que je me réveille.

Après une semaine, je connaissais ce rêve par cœur et j’ai décidé de faire des recherches. Sans que je puisse expliquer pourquoi, il me semblait évident qu’il s’agissait d’un endroit réel. De la roche volcanique noire à perte de vue, un glacier, le soleil de minuit… J’ai mis plusieurs mois, mais à force d’éplucher des images satellites, j’ai enfin trouvé.

Quand le bus m’a emmené vers Reykjavík depuis l’aéroport, j’ai souri devant la noirceur volcanique du panorama qui emplissait mon champ de vision de l’autre côté des vitres. J’étais au bon endroit. Je n’ai passé qu’une seule nuit dans la ville aux maisons multicolores, juste le temps de récupérer le matériel qu’il me manquait et quelques provisions. Puis je suis parti de bon matin.

J’ai commencé par faire du stop le long de la route qui serpente autour de l’île. Les locaux sont sympathiques et parlent pour la plupart un anglais plus que correct. Certains se sont inquiétés de me voir partir seul : la météo est particulièrement capricieuse en Islande, sans compter la violence de la géographie. Je me contentais de balayer leurs remarques en leur disant que j'allais être très prudent.

Au bout d’un moment, j’ai dû quitter la route pour m’enfoncer dans les terres. Je n’avançais pas très vite et mes chaussures s’abîmaient à un rythme alarmant : parfois, j’avais l’impression de marcher sur des lames de rasoir tant le roc noir qui fait office de sol par ici est agressif, presque vivant et prédateur. Je peinais à trouver un recoin plat pour installer ma petite tente et chaque nuit je faisais le rêve. Il était plus net, plus lumineux, comme s’il me confirmait que j’étais sur la bonne piste et m’encourageait à poursuivre. Le cinquième jour, j’ai atteint une piste. Elle allait dans la bonne direction, alors je l’ai suivie. Le sixième, j’ai croisé deux personnes qui marchaient en sens inverse, un homme et une femme. Bizarrement, ils n’avaient pas de sac à dos, bien qu’il n’y eût pas le moindre hameau dans un rayon de trente kilomètres au moins. Ils se sont contentés de me faire un signe de tête accompagné d’un sourire ambigu. Peut-être savaient-ils ce que je cherchais.

Le huitième jour, je suis arrivé.

J’ai immédiatement reconnu la vaste plaine noire et le colossal glacier bleuté qui s’étalait à l’horizon. La réalité était encore plus belle que le rêve. Il y avait une différence, cependant : une petite maison, visiblement construite très récemment. Je suis tout naturellement allé frapper à la porte et un vieil homme m’a ouvert. Il n’était pas surpris de me voir là et il m’a invité à entrer. Il marmonnait parfois quelques mots en islandais, mais nous n’avions pas besoin de parler pour nous comprendre. Il m’a montré ma chambre et m’a servi un repas chaud et réconfortant. Nous sommes sortis dans la clarté de la nuit d’été et nous avons regardé le glacier. Il semblait bouger, ramper, palpiter, comme si une aurore boréale se déployait dans ses entrailles et lui insufflait une vie nouvelle. Le vieil homme m’a regardé en souriant et je lui ai rendu son sourire.

Dans ma chambre, sous la fenêtre avec vue sur le glacier, il y a un petit bureau. J’y écris cette lettre, mais il me semble à présent que c’est une erreur. Mes mots maladroits paraissent si inappropriés face à la majesté de ce qui attend dehors. Le sol tremble doucement sous mes pieds, boum, boum, boum, et après quelques heures de repos j’irai marcher vers le glacier. De toutes façons, si je donnais cette lettre au vieil homme, dans une enveloppe avec ton adresse, je suis persuadé qu’il n’irait jamais la poster. Mon instinct me dit qu’il y a de nombreuses lettres comme celle-ci dans un tiroir secret, quelque part dans cette maison. Mon instinct me dit aussi que c’est un adieu. Je n’ai jamais été très bon pour les adieux. Tant pis. Je vais rêver une dernière fois et j’irai voir ce qui se cache sous la glace, sous les lueurs, sous ce rêve. Je crois que je commence à comprendre pourquoi je suis là.

2 commentaires:

  1. Excellente nouvelle qui mériterait d'être étoffée, même si son charme repose sur la brièveté de la forme épistolaire. La chute, sous forme de fin ouverte, laisse songeur : on chausserait bien des raquettes pour aller faire un tour du côté du glacier, surtout ces temps-ci.

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    1. Merci ! Je ne serais pas non plus contre une petite balade au grand air.

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