lundi 6 avril 2020

La société industrielle et son avenir - Theodore Kaczynski

Industrial society and its future - Theodore Kaczynski

Theodore Kaczynski est aussi connu sous le nom d'Unabomber. Entre 1978 et sa capture en 1996, il a fabriqué un certain nombre de bombes artisanales et tué trois personnes. Son activité terroriste était une attaque contre la société industrielle. En 1995, il parvient à faire publier Industrial society and its future (La société industrielle et son avenir) dans plusieurs journaux, notamment le New York Times, et c'est ce qui mènera à sa capture, son frère ayant reconnu son style et ses idées.

Commençons par citer trois défauts que j'ai pu repérer dans ce texte. Déjà, l'obsession de Kaczynski envers la gauche. Ses critiques virulentes de la gauche sont souvent pertinentes, mais en commençant et concluant son manifeste sur ce sujet, il prend le risque d'avoir l'air un peu, disons, hors-sujet, voire complètement obsédé, et ainsi soit de faire décrocher un lecteur intéressé par ses autres idées, soit d'attirer ceux qui ne cherchent rien d'autre que taper bêtement sur la gauche. De toute évidence, son passage à l'université (bastion de la gauche américaine) en tant qu'enseignant l'a beaucoup marqué. Ensuite, un défaut que l'on retrouve souvent dans ce type de littérature : une certaine idéalisation de la vie primitive, couplée à une pensée utopique, c'est-à-dire de reprocher à la modernité son imperfection. Et pour finir, le plus important sans doute : l'objectif révolutionnaire final de son rejet de la technique, que je développerai plus loin. Ceci dit, malgré ces points noirs, je suis surpris de constater à quel point le discours de Kaczynski me parle. Il a un regard radical mais extrêmement lucide sur la modernité : car en effet comment être lucide sans être radical ? De plus, et c'est étonnant, il est pas aussi absolutiste qu'on pourrait croire, il prend souvent la peine de nuancer ses opinions et de souligner les potentielles failles de son raisonnement. Son style est clair, son propos organisé et ses idées forment rapidement un système cohérent. En fait, si ses conclusions révolutionnaires sont discutables, de même que certaines opinions de détail, l'ensemble me semble diablement pertinent.

Résumons rapidement l'idée globale : le développement de la société industrielle ne peut être dompté ou contrôlé ; il ne peut mener qu'à une déshumanisation et une aliénation progressive des individus ; c'est la technique qui régit la société et non l'inverse ; seul l’effondrement de la société industrielle peut éviter des maux bien supérieurs à ceux que causeraient ce même effondrement.

Commençons par là où il commence : sa critique de la gauche. Cette critique a pour objet, je crois, de le dissocier de ceux qu'on pourrait à première vue voir comme ses alliés potentiels. Selon lui, la gauche, incapable de modifier le système en profondeur, se concentre sur des "détails", c'est-à-dire la protection des "minorités", quelles qu'elles soient, pour la simple raison qu'elles sont des minorités. Je crois que pour comprendre Kaczynski et sa critique de la gauche il faut songer au contexte universitaire. J'ai récemment eu l'occasion de replonger dans le milieu universitaire, brièvement certes, mais suffisamment pour apprendre qu’apparemment il n'existe pas de problème sociétal plus urgent et important que l'écriture inclusive (tout en sachant que ces mêmes universités sont par excellence des lieux d'abus de pouvoir masculin, abus habituellement couverts par l'entre-soi et pour éviter la mauvaise pub). Mais passons : je pourrais disserter longtemps là-dessus. Kaczynski évoque cette tendance incarnée aujourd'hui par la notion d'écriture inclusive : une hypersensibilité à l'offense, une hypersensibilité qui crée l’offense. De même, la tendance à critiquer les caractères oppresseurs de l'occident et en même temps à nier ces mêmes caractères chez d'autres cultures jugées minoritaires (par exemple, aujourd'hui, en Europe, l'islam). Et, bien sûr, étant donné ses sensibilités anarchistes, l'auteur critique le caractère collectiviste de la gauche, la notion d'état-providence, qui entre en conflit avec ce qu'il voit comme l'indépendance individuelle nécessaire à un épanouissement réel. Il critique ce que j'appelle le constructivisme absolu d'une partie de la gauche : ce rejet de la rationalité et de la science, parce qu'elles pointent vers le fait que certaines croyances sont vraies et d'autres fausses, parce qu'elles pointent vers l'existence d'une inéluctabilité génétique, d'une gênante nature humaine qui contredit la pensée réconfortante que tous les problèmes seraient uniquement sociétaux et que donc il suffirait de créer une bonne société.

Ensuite, une théorie psychologique simple mais parfaitement sensée (quoique son application à l'ensemble de la population puisse être discutable) qui forme la base des opinions exprimées par la suite. Kaczynski l’appelle le power process, que je suis tenté de traduire par la nietzschéenne volonté de puissance. Déjà, on peut comprendre comment les sociétés massives privent l'individu de sa part de puissance, de sa possibilité d'interagir directement avec le monde pour subvenir à ses besoins naturels essentiels par son activité. Ainsi il y a une différence fondamentale entre par exemple les changements causés par les colons de l'Amérique, qui cherchaient et façonnaient eux-mêmes ce changement, et les changements contemporains, dans lesquels l'individu n'a pas la moindre once de pouvoir, et qui donc poussent à chercher du pouvoir en s'associant à des idéaux et mouvements de masse.

Une exploration plus poussée de cette volonté de puissance qui me fait fortement penser aux catégories du désir d’Épicure. En fait, il me semble que c'est exactement ça :
  1. Les désirs qui peuvent être satisfaits avec peu d'effort.
  2. Les désirs qui peuvent être satisfaits avec beaucoup d'efforts.
  3. Les désirs impossibles à satisfaire.
Dans la modernité, les désirs seraient poussés dans les catégories 1 (nourriture, logement...) et 3 (pouvoir, richesse, statut social...) alors que dans les sociétés primitives la plupart des désirs appartenaient à la catégorie 2 : les besoins basiques nécessitaient bien plus d'efforts qu'aujourd'hui. Variation de la même idée : si l'humain primitif jouissait de bien moins de sécurité, l'humain moderne n'a pas pour autant plus de sécurité psychologique, car il est privé de sa capacité à prendre soin de lui-même par ses actions. Les menaces qui planent sur l'individu moderne (terrorisme, dépression économique, chômage, pollution, impôts, cataclysme environnemental...) sont en bonne partie hors de son contrôle, alors que l'humain primitif, s'il est attaqué, peut tenter de se défendre, s'il a faim, peut partir chercher de la nourriture dans son environnement naturel ; en somme, il peut agir en réponse à ses problèmes. Sa sécurité est entre ses mains, alors que notre sécurité est entre les mains d'une élite hors de portée. Ainsi la moderne quête de l'épanouissement est simplement une vaine quête de ce pouvoir sur soi-même, la quête d'objectifs réels (subvenir à ses besoins essentiels par son action directe) plutôt que d'objectifs de substitutions. Kaczynski a une opinion radicale sur ces objectifs de substitution : selon lui, par exemple, toute la science en fait partie. Un scientifique fait de la science son hobby simplement parce qu'il est privé de possibilités d'actions réelles, et la science est un moyen de chercher du statut, de l'activité, de l'accomplissement, de combler le vide. Il me semble qu'il y là un grand point faible de son système : il néglige grandement la sincère curiosité humaine, c'est-à-dire que même dans une société primitive, je ne doute pas qu'une minorité, une fois les besoins essentiels satisfaits, ne peut manquer de se tourner vers des aspirations plus abstraites.

Point suivant : l’impossibilité de réformer la société industrielle. La liberté, selon Kaczynski, est la liberté d'accomplir la volonté de puissance, c'est-à-dire d'accomplir des objectifs réels qui ne soient pas des substituts, le pouvoir de contrôler non pas autrui mais sa propre vie. Cette liberté n'est possible que dans des petits groupes. Or, la technique moderne ne peut exister que dans des systèmes immenses et, si elle semble souvent donner plus de liberté, elle en soustrait tout autant : exemple de la voiture qui, en devenant normalité, rend quasi-impossible la vie sans elle et les obligations qui vont avec elle ; elle n'est donc plus une liberté nouvelle, mais une quasi-nécessité pour obtenir un degré basique de liberté. Il est donc impossible de faire un compromis entre technique et liberté, car la technique est bien plus puissante, elle grignote du terrain par les bénéfices qu'elle offre et ensuite ce terrain lui appartient définitivement. Kaczynski va plus loin dans le détail des maux de la civilisation industrielle.

Les sociétés humaines étant irrémédiablement complexes, il est impossible d'en concevoir une idéale et de s'attendre à pouvoir la réaliser ; les sociétés se développent organiquement. Ainsi, si Kaczynski est révolutionnaire, il n'est pas assez naïf pour croire en l'institution d'un modèle social parfait, ni même meilleur. Il sait que les révolutions échouent dans leurs ambitions utopiques ; en revanche, elle peuvent avoir du succès dans la destruction du modèle précédent. Et c'est qu'il veut : la destruction de la société industrielle et un retour à des micro-sociétés sans industrie. Il essaie de se défendre contre l'idée que le progrès est inévitable, et si j'ai été agréablement surpris par ses arguments, ils ne sont pas assez convaincants. Il me semble que toute tentative pour figer la société est nécessairement vouée à l'échec. Première raison : si on ne fige qu'une partie du monde, c'est livrer cette partie en pâture à ceux qui ne renonceront pas au progrès. Deuxième raison : si l'on fige le monde entier, je ne doute pas que la curiosité et l'ambition d'une minorité ne pourraient que relancer l'humanité dans globalement la même course en avant. Il me semble que cette course en avant est inévitable et amorale, que le primitivisme volontaire n'est qu'une illusion. Une illusion que je comprends : l'esprit humain n'est pas adapté à la modernité, l'évolution n'a tout simplement pas le temps de nous adapter ; l'humanité s'est dissociée du processus évolutionnaire classique. Pour citer je ne sais lequel des innombrables bouquins qui examinent ce problème : nous sommes des singes avec les pouvoirs de dieux. A mon sens, il est vain d'essayer de rejeter le pouvoir divin, il y aura toujours quelqu'un pour vouloir jouer avec, alors autant essayer de ne plus être des singes ; point de vue qui sans doute n'est pas moins utopique.

Comme ce mur de texte le montre, j'ai été plus qu'enthousiasmé par la lecture d'Industrial society and its future de Theodore Kaczynski. Il y a beaucoup de failles là-dedans, mais aussi beaucoup de lucidité, une lucidité radicale et stimulante. Je lirais sans doute d'autres écrits de Kaczynski.

Une version française par là.

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