Snowden est né dans un cadre qui allait favoriser son avenir : des parents employés de l’État, une maison près du siège du FBI dans un cadre ou presque tout le monde bossait au FBI et un père féru d'informatique qui, grâce à son travail, puis grâce à des achats de matériel, offre à son fils un accès rare au top du top de l'informatique de l'époque. Snowden est un geek particulièrement futé, mais aussi un américain classique : après le 11 septembre il s'engage dans l'armée, et plus tard il offre une arme à feu à sa copine pour la saint Valentin... Typique. Fortement curieux, il a de toute évidence acquis une culture dense et variée en passant tout son temps sur internet quand c'était encore une jungle réservée à une sorte d'élite. Ce que je veux dire, c'est que tout ce livre me pousse m’interroger sur des questions d'éthique, sur l'origine de l'éthique. La plupart des collègues de Snowden n'étaient guère choqués par ce qu'ils voyaient : alors pourquoi Snowden a-t-il fait ce qu'il a fait ? Un sens aigu de la justice et un certain idéalisme, bien sûr, mais d'où viennent ces traits ? Ce n'est pas comme s'il avait passé sa jeunesse à dévorer de la philosophie morale. Qu'est-ce qui fait qu'un humain agit contre ses intérêts immédiats au profit d'un idéal relativement distant ? Pourquoi lui était-il insupportable de faire comme si de rien n'était, comme tout le monde ? Bien sûr, ces questions ne sont pas du tout le propos du livre.
Ceci dit, la première moitié ne manque pas de questionnements divers et variés. J'ai bien aimé ce raisonnement sur la toute puissance de la technique : sachant qu'il est souvent bien plus avantageux financièrement de remplacer totalement une machine défectueuse plutôt que de chercher à la réparer et donc à comprendre son fonctionnement, il est inévitable que les dessous de la technique soient ignorés par le grand public, et donc que la technique se fasse tyrannie. Ainsi l'origine de cette tyrannie serait l'aisance économique, le coup trop léger de la technique qui pousse à surutiliser sans s'y intéresser. Aussi, cette idée sur le proto-internet de la jeunesse de Snowden : le virtuel et le réel ne s'étaient pas encore mélangés. Internet n'était pas encore mêlé à tout un tas d'actions quotidiennes, il fallait vraiment aller sur internet.
Sur le mélange public/privé : même dans le milieu du renseignement, il y a une majorité de "prestataires". C'est pratique pour maintenir une certaine concurrence et pour contourner les régulations du budget. Mais surtout, comme partout, il s'agit de corruption à grande échelle : les cadres du public, quand ils choisissent vers quelle boîte privée faire couler des centaines de millions de dollars, se réservent du même coup des postes lucratifs dans ces mêmes boîtes pour un peu plus tard. Échange de service. Comme en France, on privatise les profits tout en nationalisant les pertes.
Il y a quelques passages à l'ambassade de Genève qui semblent sortis d'un film d'espionnage, et Snowden en profite pour rappeler que que la première fonction d'une ambassade dans un monde de communication à longue distance est de servir de plate-forme pour l'espionnage. Il évoque la richesse à Genève quand, pendant la crise économique de 2008, les saoudiens viennent y dépenser les millions du pétrole.
Snowden change plusieurs fois de poste et s'intéresse petit à petit aux méthodes secrètes des agences de renseignement, auxquelles il a plus ou moins accès grâce à son job d'administrateur système (ou quelque chose d'approchant). Une pirouette linguistique tout à fait étonnante : le changement de sens du mot obtenir, par exemple. La NSA stocke absolument toutes les infos de tout le monde, mais, légalement, ne prétend les obtenir que quand elle les extrait de ses bases de données. Ainsi toutes les données dormantes pour l'éternité dans les serveurs de la NSA ne sont pas considérées comme existantes, comme obtenues.
Quand on pense aux données récupérées par les services de renseignement, on pense souvent aux donnée tangibles : texte, messages, vidéos... Mais plus intéressantes encore sont les métadonnées : les petites données qui documentent les moindres actions effectuées sur les machines et sur les réseaux. Les métadonnées sont pas directement produites par les utilisateurs, elles sont produites automatiquement par les machines. Et les lois s'intéressent beaucoup moins à la protection des métadonnées, en raison de leur quasi invisibilité, alors qu'elles intéressent beaucoup les agences.
Pour ce qui est des technologies elles-mêmes, eh bien, c'est simple : en 2013 du moins, la NSA avait à sa disposition un moteur de recherche qui servait à accéder aux données privées des gens. On y tape un nom, une adresse mail, un numéro de téléphone, et toutes les données privées de la personne s'affichent dans les résultats. En somme, tout, absolument tout ce qui est fait sur des machines connectées, par absolument tout le monde, est accessible à ces agences (sauf en cas de cryptage). Et comme l'agence ne reconnait pas l'existence de ce genre de programmes, elle ne peut poursuivre personne en cas d'abus du système, car ce serait reconnaitre son existence. De plus, le but ultime est de stocker toutes ces données pour autant de temps que possible. Au moins des années aujourd'hui, des décennies demain, et bientôt, qui sait, l'éternité.
Mentionnons aussi les comportements de tous les pays occidentaux qui refusent d’accueillir Snowden et bien d'autres lanceurs d'alerte. Les USA ont fait révoquer son passeport alors qu'il fuyait Hong Kong pour l’Équateur en 2013, car il n'y était plus en sécurité. Il est toujours bloqué en Russie, qui était censé n'être qu'une étape pour changer d'avion. Les USA allaient jusqu'à faire pression sur les gouvernements européens, notamment la France, pour qu'ils refusent leur espace aérien à l'avion d'Evo Morales, président de Bolivie, avion suspecté d'avoir accueilli Snowden. L'avion a été forcé d’atterrir à Vienne avant d'être fouillé. N'oublions pas, pour conclure, que si on parle ici des USA, tous les gros gouvernements du monde suivent probablement la même voie, et les autocraties qui ne s’embarrassent pas de la moindre prétention démocratique font certainement bien pire que les USA. Après tout, en Chine, un pays qui qui a un usage incroyablement dystopique des réseaux, la notion même de lanceur d'alerte est probablement absurde tant le moindre pas de côté est instantanément réprimé.
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