jeudi 23 avril 2020
Sur l'anarcho-primitivisme - Theodore Kaczynski
Ce texte, dont le titre complet est The truth about primitive life : a critique of anarcho-primitivism, a été écrit par Theodore Kaczynski en prison. (Voir le passionnant La société industrielle et son avenir pour plus de détails sur ses idées.) Ce qui est intéressant, c'est qu'en connaissant les opinions anti-modernité et anti-industrie de Kaczynski, on pourrait à première vue s'attendre à le voir défendre l'anarcho-primitivisme. Mais non : c'est une attaque ! Il s'en prend à cette position qu'il juge dramatiquement détachée du réel, et encore une fois c'est un plaisir à lire : à la fois sobre, mesuré, dense, sérieux (300 notes pour ce petit texte) et radical.
Notons déjà que le mythe du bon sauvage existe encore et a souvent une place étonnamment importante : l'idée que les bandes nomades, avant l'arrivée de l'agriculture et de la sédentarisation, menaient une vie idyllique riche en loisirs. Kaczynski commence par là. Je ne vais pas recopier ses arguments, qu'il serait difficile de densifier encore plus, mais il remet en cause ces estimations et pointe vers une vie non dénuée de labeur, loin de là. Il ne se contente pas d'étaler ses propres opinions : il cite énormément d'ouvrages spécialisés. Il mentionne également le caractère répétitif et laborieux de ce travail (tanner des peaux, ramasser et nettoyer des racines...). Kaczynski a aussi l'avantage de l'expérience personnelle, pour avoir tenté de vivre de la terre. De plus, si ces sociétés vivaient en bandes nomades, ce n'était pas par choix : c'était par nécessité. Ainsi l’absence de larges sociétés hiérarchiques (jusqu'à leur naissance dans le croissant fertile) n'était que le symptôme de conditions de vie précaires, la terre ne pouvant nourrir que des petites bandes mobiles. Ceci dit, l'idée moderne de loisir n'existait pas, et Kaczynski reproche aux anarcho-primitivistes de chercher à l'insérer dans ce contexte de nomadisme forcé. Le travail du chasseur cueilleur était riche en sens intrinsèque (se nourrir, se protéger des éléments, le tout en communauté), en conséquence, il n'avait pas besoin de l'idée moderne de loisir pour compenser un travail abstrait voire absurde. Le chasseur-cueilleur, peut-être paradoxalement (car il est particulièrement asservi à ses besoins naturels essentiels), selon Kaczynski, est un travailleur libre : il n'est pas exploité, il n'a pas de patron, il s'organise comme il veut, et la communauté est si petite que l'individu peut encore l'influencer.
Ensuite, Kaczynski s'attaque à l'idée que les bandes nomades de chasseurs-cueilleurs jouissaient d'une certaine égalité des sexes, d'une absence de violence, étaient empathiques avec les animaux ou encore égalitaristes. Autant dire que c'est clairement une idéalisation irrationnelle du passé, cependant le dernier point est partiellement vrai (encore une fois, il aligne les exemples tirés d'ouvrages spécialisés). Il y a aussi le fantasme suivant : l'humain primitif aurait été généreux et égalitaire volontairement, par bonté innée. Ces sociétés étaient bien sûr, tout comme les nôtres, régies par des tas de règles explicites et implicites. Le partage, quand il existait, n'était pas un choix, mais une nécessité, souvent accomplie avec réticence et occasion de jeux de pouvoir.
Kaczynski souligne que, paradoxalement, il n'a jamais existé de société autant régie par la coopération que le mondialisme moderne. L'idéologie de la compétition, du libre marché, a pour objectif théorique d'optimiser la coopération entre les humains. La compétition pour un meilleur poste, par exemple, est une motivation pour coopérer avec l'entreprise qui offre ce poste et, théoriquement, avec la société totale dans laquelle s'inscrit cette entreprise. Ainsi peut-être vivons-nous dans une gigantesque toile de coopération, toile dans laquelle il devient difficile de différencier coopération et individualisme, ces deux notions se mélangeant monstrueusement, l'individualisme total étant valorisé comme la meilleure façon de coopérer. (C'est moi qui parle, dans la seconde partie de ce paragraphe.)
Il me semble que l'idée principale est la suivante : pas d'idéalisation. La réalité est grise, et les êtres humains primitifs ne sont pas intrinsèquement meilleurs : comme tous les humains de toutes les époques, ils ont en eux les graines pour adopter une immensité de comportements différents selon les hasards environnementaux, culturels et individuels. La pensée réconfortante que c'est la modernité qui corrompt l'humain est encore dramatiquement répandue : mais ni la modernité ni même l'occident n'ont inventé le viol, la guerre, le racisme, l'écocide ou encore la toute simple pente glissante de la haine et de la violence. Ainsi si Kaczynski veut en finir avec la société industrielle, il veut le faire sans illusions, sans fantasmes édéniques. Position honorable.
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