Ce recueil de nouvelles, publié en 1998, avait pour but d'accompagner et d'étoffer l'univers du jeu de rôle Delta Green, dérivé du jeu de rôle Call of Cthulhu, lui-même dérivé de l’œuvre de Lovecraft. Bref, on est dans du produit plus que dérivé, il y aurait de bonnes raisons de s'attendre au pire... et pourtant ! J'ai lu beaucoup de lovecrafteries, et ce qu'on trouve là est de bonne tenue : il n'y a aucune nouvelle qui soit nulle, toutes ont suffisamment d'idées pour justifier leur existence et certaines sont même très bonnes. C'est peut-être aidé par le fait que les auteurs se connaissaient et œuvraient ensemble, sans doute en concertation. Précisons tout de même ce qu'est Delta Green : originellement une organisation gouvernementale (née du raid d'Insmouth et consolidée pendant la seconde guerre mondiale) qui avait pour but de lutter montre le mythe, elle a été dissoute et n'est plus qu'une conspiration maintenue en secret par une poignée d'individus, la plupart membres d'institutions diverses.
The Dark Above - John Tynes (5/5)
Eh bien. C'est sombre et brutal. Ça commence fort. La scène d'intro est.. à la fois percutante, drôle, grotesque et terriblement tragique. Il y a clairement une ambiance thriller de gare, avec le héros ex-militaire torturé qui a beaucoup baroudé et qui, avec son flingue et son dévouement, œuvre en secret pour le "bien". Sauf que ce dévouement a un coût terrible : je ne crois pas avoir jamais lu un examen aussi moderne des ravages que provoque le contact avec le "mythe" lovecraftien, ses entités cachées et sa connaissance secrète. Bien sûr, il y a de grandes phrases sur la petitesse de la vie humaine par rapport à un cosmos indifférent voire hostile, etc., mais plus concrètement, il est question de symptôme post-traumatique et d'incapacité à entretenir des relations humaines basiques. En parallèle, la narration est étonnamment pleine de retenue : il n'y a qu'un seul et unique "monstre" (un profond) et ce sont les humains, les collaborateurs, qui sont plus encore une menace. D'ailleurs, le monstre est avant tout un... prédateur sexuel. La scène qui le révèle est glaçante. Le lecteur est aussi introduit au fonctionnement de la conspiration Delta Green, et cette aura de mystère fonctionne bien. Vraiment, une jolie réussite qui navigue entre les genres. Cette nouvelle devient immédiatement l'un de mes récits lovecraftiens modernes favori.
Drowning In Sand - Dennis Detwiller (3/5)
Celle-là ne parvient pas à maintenir le niveau — ça aurait été trop beau ! Sous la forme d'une brève autobiographie, un scientifique de Majestic, l'organisation gouvernementale qui complote avec les E.T., raconte ses recherches sur des artefacts alien et leur science. Le gars n'est pas un gentil, mais sa curiosité scientifique est réelle et il parvient à la transmettre. La forme narrative est un peu limitée, mais difficile de ne pas s'intéresser aux mystères de cette science qui, pour le faible esprit humain, s'apparente à de la magie.
Pnomus - Ray Winninger (2/5)
Une histoire de yithiens — les lecteurs de The Shadow out of Time de Lovecraft sauront à quoi s'attendre. La narration est assez molle et, en un sens, c'est très dérivatif de la nouvelle originelle. L'auteur essaie de développer ses propres concepts, et son ambition est appréciable, mais les histoires de paradoxes temporels, boucles temporelles et autres jeux avec cette quatrième dimension sont toujours extrêmement difficiles à manier... et, inévitablement, l'auteur, malgré ses bonnes intentions, s'embourbe dans ces tentatives.
Climbing the South Mountain - Bruce Baugh (3/5)
Cette nouvelle est écrite d'une façon faussement poétique que je déteste : c'est une écriture normale où, pour des raisons "poétiques", on coupe toutes les phrases pour revenir intempestivement à la ligne. Sans rime, sans rythme, sans aucune bonne raison. Non, découper ses phrases en morceaux et revenir à la ligne en ajoutant des majuscules ne fait pas de la poésie. C'est très pénible. Le plus dommage, c'est qu'il est est précisé à la fin que c'est une (bien sûr fausse) traduction du cantonnais. Annoncer ce détail dès le début aurait rendu la forme plus tolérable, car il serait apparut comme logique que l'aspect poétique soit intraduisible. En l'état, j'ai dû batailler contre cette forme pendant ma lecture, mais comme elle a sa raison d'être narrativement, je ne base pas mon jugement uniquement sur elle. Cette fois, il est question des Mi-Go, c'est du dérivé de The Whisperer in Darkness de Lovecraft. Le narrateur est chinois et les passages où il est question de la révolution, du Grand Bond en avant, etc., sont très bienvenus, on n'a pas souvent l'occasion d'aborder ces thématiques dans la fiction lovecraftienne. Sinon, le narrateur se fait voler son cerveau par les Mi-Go — classique — et ce "poème" est sa façon de s'occuper alors qu'il flotte dans le néant. L'ensemble est un peu léger, mais cette exploration — comment survit une conscience détachée de force de son corps et du monde physique ? — parvient à être touchante.
Potential Recruit - Greg Stolze (5/5)
Les sectes sont un grand classique de Lovecraft et ses innombrables dérivés. Ici, pourtant, le traitement parvient à être original : c'est un traitement réaliste, moderne, qu'il est possible d'interpréter comme totalement dénué de fantastique. Le personnage principal est infiltré dans une secte new age, à priori pas forcément digne d'intérêt. Lui-même n'est pas un héros musclé : c'est un inspecteur des impôts mal dans sa peau. S'il ne fait au début que son boulot, il est indéniable que sa nouvelle "famille" lui offre du lien social plus que bienvenu et parvient même à le faire progresser psychologiquement... jusqu'à ce qu'il ne sache plus à qui il doit son allégeance. En parallèle, une membre de Delta Green enquête sur les aspects les plus glauques de cette secte et essaie de prévenir notre infiltré. On s'en doute, ça ne va pas bien finir. C'est franchement prenant, et l'étude psychologique du protagoniste est bien menée : très humain, il a ses parts de force et de faiblesse, il souffre de la solitude que lui impose la modernité, et, contrairement au lecteur, il se dit qu'il y a de bonnes chances pour que la secte soit parfaitement inoffensive... Du côté de Delta Green, on est aussi seul, atomisé, et la fin, qui joue sur ce thème, parvient — encore une fois — à être touchante.
An Item of Mutual Interest - Adam Scott Glancy (3/5)
Ah, du doublement classique ! Non seulement on est, cette fois, dans du dérivé de At the Mountains of Madness de Lovecraft, mais en plus, on s’intéresse à de vils nazis qui tentent d'utiliser les pouvoirs d'une civilisation oubliée pour s'emparer du monde — ou le détruire. Il est clair que l'originalité n'est pas le point fort de cette nouvelle, mais elle n'en demeure pas moins plaisante. Il y a quelques détails percutants, notamment ce générateur alien qui doit être littéralement nourri de chair, et qui donc permet de se débarrasser des indésirables d'une façon bien plus optimale qu'un camp d'extermination... La fin est plus que prévisible pour qui connait Lovecraft, mais ce petit texte est court, n'abuse pas de la patience du lecteur et parvient à être un plaisir coupable tout à fait honnête.
Identity Crisis - Bob Kruger (2,5/5)
Une nouvelle plus longue, plus ambitieuse, mais hélas assez branlante. Il y est cette fois question de goules et des contrées du rêve, l'aspect onirique de Lovecraft. Il y a de bonnes choses, c'est plaisant d'explorer ce conflit entre deux factions de goules (l'une mange la chair des vivants alors que l'autre se contente des cadavres), avec une ambiance quasi militaire, et j'ai apprécié tout ce qui tourne autour de ce membre de Delta Green qui est une goule. Il y a quelques scènes rigolotes, notamment quand elle bluffe en prétendant avoir lu le Necronomicon et commence à incanter une "malédiction" en arabe alors qu'elle récite des phrases de touriste qui cherche un resto... et ça marche, l'autre prend peur ! Mais la narration est un peu trop alambiquée, trop éclatée, les choses sont souvent confuses. Les idées de l'auteur ne fonctionnent pas toujours, notamment ce système compliqué basé sur la musique pour aller dans les contrées du rêve. D'ailleurs, toute la partie onirique de la nouvelle est à la fois trop et pas assez. Trop parce que l'onirisme n'est pas facile à mélanger avec atmosphère sombre, moderne, qui colle à Delta Green (l'onirisme c'est comme les voyages dans le temps : dur dur à maitriser narrativement), et pas assez parce que nos personnages ne font littéralement que quelques pas dans les contrées du rêve : tout se dénoue à, quoi, 100 mètres de l'entrée des contrées, dans un coin de forêt ! Vraiment, ce n'est pas génial, mais ce n'est pas non plus pauvre.
Operation Looking Glass - Blair Reynolds (4/5)
Cette fois, la forme et l'écriture sont très maitrisées : le témoignage d'un militaire de Delta Green à propos d'une opération qui a tourné au désastre, face à un jury de type court martiale, le tout entrecoupé par une narration plus classique des évènements dont il est question. Il y a un grand focus, c'est sec, intense, brutal et hautement lisible, ça m'a laissé une forte impression cinématographique ; on s'enfonce dans la jungle, les horreurs surgissent et s’attaquent à la faiblesse de l'esprit humain. Prenant. Dommage que ça manque de dénouement, de conclusion aussi percutante que le reste de la narration.
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