Cette fois, tout un roman, publié en 2000, lié au jeu de rôle Delta Green. The Rules of Engagement, comme les nouvelles lues auparavant, est... étonnamment plaisant ? Bizarrement sympathique ? Ou plutôt, complètement bancal mais riche, sombre et rythmé ? On retrouve des personnages familiers, découverts dans ces nouvelles, ainsi que l'univers Delta Green, cette fois grandement détaillé : on comprendra la structure de la conspiration et on fera connaissance avec son meneur.
D'ailleurs, pendant le premier tiers du roman, j'étais un peu frustré par le point suivant : vu à quel point Delta Green est une organisation active et agressive, le meneur lui-même souvent impliqué directement, il devraient être très facile pour leurs "ennemis" incroyablement puissants de les éradiquer en un claquement de doigt. J'ai été ravi de constater que l'auteur non seulement a pris cette question au sérieux mais en a fait un point central, jusqu'à y consacrer le titre du roman : les rules of engagement, ce sont les règles implicites qui régissent les rapports entre les diverses organisations plus ou moins secrètes et plus ou moins étatiques qui se partagent le champ de bataille des ombres. Elles se combattent régulièrement tout en se tolérant vaguement, et Delta Green, justement, est tolérée parce qu'il y a cette vague conscience que c'est une conspiration qui livre des combats essentiels contre des forces innommables, combats que personne d'autre n'est prêt à mener.
Parlons donc des forces innommables : j'ai été agréablement surpris de constater à quel point le roman est loin, très loin, d'être du simple pastiche lovecraftien. Il n'y a, je crois, à part ce membre de Delta Green déjà rencontré qui est une goule, pas une seule mention de créature ou d'entité lovecraftienne — mais le lecteur expérimenté les devine dans l'ombre, et parfois plus que dans l'ombre. Ce choix laisse à l'auteur la liberté de développer un univers à peu près original, celui de Delta Green. On est dans du techno-thriller qui, d'un côté, est convenu : des luttes d'organisations secrètes, des personnages courageux et violents qui montent des opérations le flingue à la main, des secrets bien gardés, des fusillades, etc. Cette partie est bien menée, mais ce n'est pas vraiment le nerf de la narration. Ce qui motive toutes ces intrigues, et les personnages qui y évoluent, c'est la nature de la réalité cachée : toutes les menaces — ou opportunités pour certains — qui rôdent en marge de la réalité humaine.
On a de ce côté pas mal de scènes réussies, qui impliquent la paranoïa de perdre le contrôle de son propre corps, comme si ce dernier n'était qu'une marionnette pour des forces hors de portée — sans parler de l'esprit. Mais au fond, ce qui à mon sens est la plus grande force de roman, et ce qui contribue à faire pardonner ses faiblesses, c'est sa façon sobre de traiter de la modernité : les membres de Delta Green sont aliénés par la modernité. Le roman s'ouvre sur une tentative de suicide : la protagoniste, isolée dans la modernité, perdue entre la prison qu'est son appart et la prison qu'est son taf, incapable de trouver des liens humains valables, songe à en finir. Ce qui la sauve, c'est Delta Green : c'est là qu'elle trouve du sens. Delta Green offre à elles et aux autres paumés qui y consacrent leur vie du sens par ailleurs introuvable. « This organization is positively riddled with doomed romantics. » C'est non seulement pour eux l'occasion de liens humains basés sur le risque, et donc l'indispensable confiance mutuelle, etc., et mais aussi et surtout le contact avec le réel, le vrai.
Ainsi on peut regretter de nombreuses choses — un ensemble occasionnellement confus, des ellipses et transitions parfois foireuses, une surcharge de personnages qu'il peut être difficile de suivre, une impression de guerres entre agences plutôt que contre le "mythe" qui confine au bain de sang futile, une fin frustrante qui repose sur du tour de passe-passe temporel, etc. — mais, au fond, The Rules of Engagement réussit en offrant un univers riche qu'on explore à un rythme soutenu, univers bourré d'idées et peuplé de personnages motivés par une souffrance humaine qui n'a rien de fantastique.
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