lundi 13 janvier 2020

Je suis Providence (t.2) - S.T. Joshi

Je suis Providence (t.2) - S.T. Joshi

Après un premier tome enthousiasmant, je lis le second tome de Je suis Providence, la biographie de Lovecraft par S.T. Joshi. C'est le même constat : malgré certains passages longuets à force de détails sur la vie quotidienne de Lovecraft et quelques jugements un peu saugrenus de la part de Joshi (et une montagne de coquilles), ça se dévore fort bien. Il reprend par la ruine du mariage avec Sonia, continue avec le retour à Providence, les difficultés financières, le large réseau d'amis et de correspondants qui permettent à Lovecraft de voyager énormément en Amérique du Nord et conclut avec son héritage littéraire, en prenant le temps d'examiner le rôle de Derleth, dont les élucubrations qu'il tente de faire passer pour des collaborations posthumes m'avaient hérissé le poil il y a déjà 7 ans. Ci-dessous je m’intéresse surtout à quelques citations de Lovecraft.

Sur le mariage :
Je n'ai rien à redire de cette institution, mais je crois que les chances de succès pour un individu fortement individualiste, têtu et imaginatif sont bien réduites. [...] Le mariage peut être plus ou moins normal et socialement essentiel de façon abstraite, mais rien sur la Terre comme au ciel n'est plus important que l'esprit et l'imagination de l'homme et la préservation de l'intégrité de sa vie cérébrale — son intégration et son indépendance farouche en tant qu'entité fière et solitaire face à l'immensité du cosmos.
Frappant. Évidemment, ce genre de considération me touche sur le plan personnel, et c'est d'ailleurs là l'attrait de Lovecraft : il est une sorte de figure de proue des individus « fortement individualistes, têtus et imaginatifs » (rajoutons matérialistes). À partir d'une question sociale basique telle le mariage il se catapulte vers des abstractions intellectualistes, et il est d'ailleurs aisé de lui reprocher de s'y cacher, de se calfeutrer dans sa tour d'ivoire loin des terreurs du monde social. Mais ce serait inapproprié : il a vraiment un pied dans l'abstrait (et quelques orteils de l'autre). Ce n'est pas une posture. Et cela ne l'empêche d'être hautement sociable et altruiste. Sur l'attache au passé :
En fait, New York a bien failli avoir raison de moi ! Je constate que je tire l'essentiel de mes satisfactions de la beauté & du calme exprimés par les villes pittoresques, & dans la vision des anciennes régions de forêt & de fermage. Une évolution lente et continue avec le passé pour point de départ est pour moi une condition sine qua non — en fait, il y a longtemps que j'ai accepté l'archaïsme comme la force principale qui me motive.
Essayons de comprendre ce conservatisme apparent. Dans une mégalopole, l'humain est plongé dans un chaos perpétuellement neuf et tourné vers l'avenir — mais un avenir qui reste flou, imprécis. Pour quelqu'un comme Lovecraft, qui n'accorde pas sa foi au progrès, il n'y a là que dissipation de l'esprit et de la beauté. Au contraire, dans un cadre stable, aux dimensions plus humaines, l'esprit peut se déployer sans s'encombrer de l'agitation vaine. Et n'est-ce pas un besoin que d'avoir des racines ? Plus la ville est grande, plus l'être est isolé dans une société atomisée et ère dans des rues où il n'a pas grandi envahies de gens qu'il ne comprend pas et s'occupe de façons qu'il n'a pas choisies. N'est-ce pas un besoin naturel que de désirer une « évolution lente et continue avec le passé » ? Autrement dit : un lien avec le passé ? Après tout, l'accélération et la densification du temps sont des phénomènes incroyablement modernes : paradoxalement, malgré le développement des sciences, la monde s'élance vers une incompréhensibilité toujours croissante. Et Lovecraft, s'il meurt comme Épicure, ne me semblait pas chercher autre chose que le même jardin : du temps pour penser, pratiquer les arts et converser avec ses amis sur la valse insensée des atomes.

Peut-être mes sentences favorites de Lovecraft :
Contrairement à ce que vous pourriez croire, je ne suis pas pessimiste mais indifférentiste. C'est-à-dire que je ne commets pas l'erreur de croire que le résultat des forces naturelles qui entourent et régissent la vie organique à quoi que ce soit à voir avec les souhaits ou les goûts de n'importe quelle partie de cette même vie organique. Le pessimisme est tout aussi illogique que l'optimisme : tous deux envisagent que les desseins de l'humanité sont unifiés, et ont un lien direct (soit de frustration, soit de satisfaction) avec le cours inévitable des motivations et des évènements terrestres. C'est-à-dire que ces deux écoles conservent des vestiges du concept primitif d'une téléologie consciente — d'un cosmos qui se soucierait des désirs et du bien-être des moustiques, des rats, des poux, des chiens, des humains, des chevaux, des ptérodactyles, des arbres, des champignons, des dodos ou toute autre forme d'énergie biologique. 
J'ai l'impression de voir là les stoïques — mais j'ai tendance à les voir partout. Comme dirait Marc Aurèle, s'il y a des dieux, très bien, mais si tout n'est que chaos, alors ne te laisse pas aller toi aussi au chaos. L'univers n'est pas hostile, juste indifférent. Il y a là aussi du Nietzsche dans ce détachement radical des concepts normatifs humains. Il y aurait aussi à dire sur les opinions politiques de Lovecraft, qui évoluent beaucoup avec le temps et sont basées sur l'opinion que « la personnalité consiste en la floraison de l'intellect et des émotions, sans aucun lien avec la lutte pour l'existence ». Mais bref.

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