mercredi 29 janvier 2020

Le Reclus et son ombre

Une petite nouvelle écrite il y a quelque temps. J'y teste, sans grande conviction, la narration au présent.
(Malheureusement blogger ne veut pas entendre parler des espaces insécables.)

Courbet - Le Désespéré


L’après-midi touche à sa fin et l’appartement est plongé dans une obscurité totale. Le reclus se réveille en sursaut. Encore un cauchemar. Toujours le même thème qui, dans ses pensées nocturnes, dans l’ombre de sa conscience, se développe en des formes éternellement renouvelées. Toujours le même thème : la fuite.


Redressé entre ses draps, le reclus songe à son rêve. Il n’y voit rien d’autre que confusion et incertitude. Les délires de son ombre. Il se lève dans le noir et esquisse un léger sourire en songeant au colis qui l’attend certainement derrière la porte. Il s’habille à tâtons, se douche à tâtons, se brosse les dents à tâtons, puis allume une minuscule diode pour se faire un café — même s’il a confiance en ses gestes, l’eau bouillante présente toujours un risque. En attendant que l’eau chauffe, il s’agite, il jette autour de lui des regards inquiets ; finalement il verse l’eau, éteint la diode et prend en main la tasse remplie.


Il s’assoit dans le fauteuil et sirote son café. Il vient tout juste de se lever et déjà il frissonne, il tremble, c’est la fureur d’une impatience maladive. Ce n’est pas une vie, il le sait, mais que faire ? Est-ce une solution qui l’attend dans le colis de l’autre côté de la porte ? Il pose la tasse, traverse le salon et sélectionne les études de Philip Glass, deuxième étagère, quatrième rangée, quatorzième CD en partant de la gauche — depuis le temps il connaît tous les emplacements par cœur. Le piano résonne mélancoliquement, il s’assoit, il écoute. Il ferme les yeux, non pas pour cacher l’infime clarté qui parvient à s’infiltrer à travers les volets, mais simplement pour le confort de sentir ses paupières reposer sur ses globes oculaires. Et quand il ferme les yeux, il peut oublier un instant sa situation, il peut se dire qu’il lui suffirait de les rouvrir pour baigner dans la lumière, pour se tourner vers les fenêtres et jouir des derniers rayons du soleil qui traversent les branches du jeune chêne devant chez lui. Il pourrait voir deux orange différents : celui des feuilles automnales et celui du crépuscule, se mélangeant l’un à l’autre, créant d’instant en instant une infinité de teintes variées. Il pourrait se tenir là, immobile, à observer. Peut-être y aurait-il des passants dans la rue, habillés de noir ou de gris pour la plupart, leur peau pâle ou foncée cachée sous des écharpes, sans doute, car il croit entendre le bruissement d’un vent qu’il imagine être glacial, piquant. C’est ce qu’a dit la météo : des nuages, de lourds nuages noirs. Parfait. Mais entre toutes ces formes indistinctes passerait parfois une femme à la longue chevelure dorée, ou rousse, et avec un peu de chance le dernier éclat du soleil l’illuminerait glorieusement, et il pourrait sourire devant toute cette douceur en mouvement. La nuit tomberait, les dernières couleurs vives s’évanouiraient, mais il resterait les mornes, les sombres ; ce ne sont pas les moins charmantes. Fini l’aigue-marine, fini le bleu céleste, mais voici venir l’indigo, l’outremer, à moins que ce ne soit le minéral ? Mais cette fois c’est certain, c’est le bleu de minuit — ou le bleu acier ? Alors qu’il songe à toutes ces splendeurs, le piano se tait, et ses sens replongent dans les ténèbres. Il soupire, mais il est temps d’être un peu raisonnable. Il se lève et s’approche de la porte qui donne sur le couloir. Il se met à genoux et colle une oreille contre l’interstice. Et il attend. Cinq minutes. Dix minutes. Un craquement. Est-ce un voisin ? Il tasse machinalement le tapis roulé contre le bas de porte. Aucune lumière ne peut passer, mais prudence, prudence. Il reprend sa veille. Quinze minutes. Vingt minutes. Il va falloir y aller. Son rythme cardiaque accélère, il ressent des picotements dans son dos, mais c’est le moment, il le sent. Il ferme ses yeux de toutes ses forces, ouvre brusquement la porte, saisit le colis, une clarté rouge traverse ses paupières, il claque la porte derrière lui. Ouf. C’est fait. Le carton qu’il tient entre ses mains est long et mince. Il le touche, le caresse, trouve l’adhésif et le décolle. Il atteint le papier bulle, le déchire, et voici enfin la carabine. Il sent au toucher le froid du métal et la douceur du bois. Il essaie d’ignorer l’artificialité du plastique. Il la soupèse, teste son équilibre, puis se surprend à la tenir verticalement, le canon pointé sous son menton. Une solution ? Il éclate brusquement de rire, mais un rire forcé, un rire triste. Bien sûr qu’il a souvent pensé au suicide, mais avec une carabine à air comprimé, aussi puissante soit-elle, il ne ferait que se transpercer la mandibule et se loger le plomb quelque part dans les profondeurs du palais. Certainement très douloureux, voire handicapant, mais pas mortel.


Il veut un autre genre de musique, quelque chose de gentiment tragique. Il fait glisser ses doigts sur les albums et saisit In the court of the Crimson King. Oui, oui, voilà qui est adapté. De la confusion, de l’illusion. Sa compagne n’aimait pas cet album. Trop triste, selon elle. Eh bien désormais il peut écouter ce qu’il veut, quand il veut. L’ombre a commencé ses murmures deux années auparavant. Au début c’était simplement l’impression d’entendre quelqu’un parler derrière lui. Il se retournait, mais non, personne, juste sa propre silhouette découpée par le soleil. Puis les murmures étaient devenus intelligibles. « Pourquoi ne pars-tu pas ? Pourquoi lui dis-tu que tu l’aimes ? Pourquoi ressens-tu le besoin de mentir ? As-tu peur de la solitude ? Du jugement d’autrui ? » Il avait mis du temps à comprendre d’où venaient ces paroles. « Ce papier toilette rose est une terrible faute de goût. » Il avait pu cacher la chose pendant un certain temps. « Pourquoi te forces-tu à sourire ? » Mais sa compagne avait fini par remarquer. « Regarde ses rides. » Il se retournait en permanence, dormait mal, n’entendait plus la moitié de ce qu’elle disait. « Tu te souviens quand tu ressentais du désir ? » Puis les cauchemars étaient venus, les insomnies, la peur de sortir pendant les journées ensoleillées. « Le reste de ta vie sera la répétition de plus en plus dégénérée d’un mensonge. » Il avait commencé à tirer les rideaux, à s’enfermer dans le noir. Parce que quand il ne la voyait pas, son ombre corrosive, il ne l’entendait pas. « Pourquoi as-tu peur de moi ? » Les psys n’avaient rien trouvé de mieux que les médicaments. « Pourquoi ont-ils tous peur de moi ? » Mais les pilules ne l’empêchaient pas d’entendre l’ombre — par contre, il bandait encore moins qu’avant. « L’hypocrisie quotidienne est un suicide qui ne s’assume pas. » Et puis elle lui avait dit qu’elle était enceinte, qu’elle ne pouvait pas élever son enfant avec un dément comme père, un fou furieux, elle avait pleuré, elle avait dit qu’elle ne lui en voulait pas, qu’elle lui souhaitait le meilleur, et finalement elle était partie. « Et maintenant vas-tu te tourner vers moi ? » Il ne pouvait pas lui reprocher son départ, c’était parfaitement naturel. « Toujours pas ? » Alors il était resté dans son terrier, comme un insecte, comme un ver. « Il n’est jamais trop tard pour affronter sa faiblesse. » Les livraisons à domicile étaient très pratiques, mais, même en oubliant l’état de son compte bancaire, il ne pouvait plus vivre ainsi. « Tu es fait pour le jour, pas pour la nuit. » Ou il allait vraiment devenir fou.


L’album de King Crimson est terminé depuis longtemps et la nuit bien avancée. Il faut passer à l’action. Il se force à attendre encore, jusqu’à deux heures du matin. Il insère un plomb dans la carabine, gros calibre, et il essaie de relever le canon qui sert de levier. Mais il faut beaucoup de force pour comprimer l’air, il doit s’y reprendre à plusieurs fois. La carabine finalement armée, il se dirige vers sa fenêtre. Maintenant, le moment difficile. Il entrouvre la fenêtre et soulève le volet de quelques centimètres. Il se force à ne pas se retourner pour vérifier si l’ombre se tient derrière lui. Si elle est là, elle ne dit rien. Il introduit le canon de la carabine dans l’interstice et le pointe vers le vieux lampadaire qui chatoie faiblement sous un ciel noir et orageux. Il pose son œil contre la lunette, vise prudemment et presse la détente. Le recul le surprend et la crosse vient percuter son épaule. Mais le lampadaire est mort, le verre et l’ampoule brisés. Une chance que la municipalité préfère le charme de l’antique à la sécurité du moderne. Il recharge la carabine et tire sur un autre lampadaire. Un autre coup au but. Et quasiment sans bruit.


Électrisé par ce succès, il enfile son manteau, glisse la carabine dans les attaches intérieures cousues à cet effet et ouvre la porte de son appartement. Il s’arrête une seconde quand il réalise qu’il n’a pas hésité, cette fois. Il n’a même pas vérifié que le couloir était vide. Il referme la porte derrière lui, n’allume pas la lumière et sort de l’immeuble. La nuit est sombre. Il tourne prudemment sur lui-même, mais la pâle luminosité ambiante ne suffit pas pour invoquer l’ombre. Submergé par la joie, il se met à courir sans but, avant de s’arrêter brusquement quand il aperçoit un lampadaire allumé un peu plus loin. Depuis combien de temps n’avait-il pas quitté son appartement ? Trois mois ? Quatre mois ? Même s’il est encore loin de s’être débarrassé de l’ombre, il est dehors, à l’air libre, sous le ciel, et c’est un progrès considérable. Peut-être peut-il se reconquérir ? Il décide d’aller sur les quais, où la lumière électrique se fait rare. Il sort sa carabine, se débarrasse d’un autre lampadaire, la range dans son manteau, esquive un flâneur nocturne, et répète cette routine plusieurs fois. Il est arrivé au bord du fleuve. Ravi, il s’élance sur les quais ombrageux. S’il reste près de l’eau noire, oui, il peut jouir de la nuit. L’eau charrie une vague odeur d’égout et des canettes de bière vides traînent par terre, mais peu lui importe, il respire à plein nez le léger vent et la fraîcheur qu’il apporte. Il se met à rêver. Il est presque redevenu normal, n’est-ce pas ? Il pourrait se reconstruire une vie saine, équilibrée, il pourrait travailler, comme tout le monde, il pourrait peut-être même être un père pour son fils. Il lui ferait découvrir toutes les couleurs du jour, toutes les nuances du bleu, il lui expliquerait à quel point le fleuve boueux est beau. Il cligne des yeux, ébloui. Devant lui, un lampadaire solitaire. Plongé dans ses pensées, il ne l’avait pas remarqué. Il se retourne lentement. Le lampadaire dans son dos découpe devant lui son ombre ennemie. « Tu es si pâle ! Un teint de peau hâlé par le soleil augmenterait grandement ton attractivité sexuelle. » Pris de panique, il se rue en avant. « Marchons ensemble en pleine journée, toi et moi. » Mais après quelques pas il se rend compte que l’ombre s’allonge devant lui, jusqu’à doubler, tripler, quadrupler sa taille. « Soyons amis. » Il se retourne et se précipite vers le lampadaire pour ne plus voir l’ombre. Elle murmure encore dans son dos : « Regarde-moi. » Il agrippe le lampadaire et l’ombre n’est plus qu’une petite chose ratatinée sous lui. Il lève les yeux : ce lampadaire-là n’est pas comme ceux de son quartier, il est haut, solide, incassable. Le reclus est pris au piège : où qu’il aille, l’ombre se dresserait devant lui, de plus en plus grande, jusqu’à le dévorer. Et s’il attend le jour, alors, même en restant immobile, il ne pourrait pas lui échapper. Une idée germe dans son esprit : il doit la tuer. En finir définitivement avec elle. Il ne faut pas qu’il ait peur d’une solution radicale. Il n’a qu’à enjamber la rambarde pour la noyer et être guéri, libéré ; il pourrait connaître son fils. Il lève une jambe, puis l’autre, jusqu’à se tenir debout sur la barrière. Son ombre, petite et tassée, se découpe sur l’eau noire et tumultueuse. « Ce n’est pas dans ces profondeurs-là que tu dois plonger. » Mais qu’elle se taise ! Il se jette d’un mouvement sec dans l’eau noire et agitée.

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